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À la recherche du temps perçu

Corneille disait que « le temps est un grand maître, il règle bien des choses 1 ». Pierre SIMON, ancien Grand Maître de la Grande Loge de France avançait que pour lui le Grand Architecte de l'Univers était le Temps. Voilà un principe créateur singulier qu'il me paraît intellectuellement et philosophiquement intéressant d'étudier au travers du grade de compagnon. La règle à 24 divisions et surtout les 5 sens dévoilés par le 1er voyage permettent en effet de se saisir le temps et lier cette notion à notre engagement maçonnique entre midi et minuit. Alors que je m'interroge sur ce que je souhaite mettre derrière le GADLU et que je me considère comme agnostique, ce travail sur un principe créateur métaphysique et peu conventionnel m'a attiré. Comment ce temps intangible et non personnifié, qui n'est pas conscient et ne fait donc pas ses propres choix pourrait-il être le GADLU ?

Le 1er voyage nous remet en capacité d'utiliser nos 5 sens : le goût, la vue, l'odorat, l'ouïe et le toucher. Ces 5 outils aident à analyser le monde extérieur et pour ce faire nous avons en main le maillet et le ciseau. Le maillet symbole de la volonté nécessaire pour accomplir sa tache et le ciseau l'esprit accompagnant l'action. Pour se représenter le temps les hommes ont voulu le mesurer. Et pour ce faire ils ont introduit la notion d'espace. Ainsi ils ont pris la trajectoire d'un objet en mouvement et l'ont décomposé en intervalles espacés d'une unité choisie. Ce qui est invisible et intangible – le temps – est alors rapproché d'un état de l'objet à un certain stade. En usant de parallélisme on trouve alors le moment précis auquel fait référence le stade choisi et on en déduit le temps voire la durée écoulée. La notion de durée présuppose l'existence d'une mémoire, d'un vécu constitué grâce aux 5 sens.

Saint Augustin a écrit : « il n'y a ni passé, ni présent, ni avenir.
- Le présent du passé, c'est la mémoire,
- Le présent du présent, c'est l'action,
- Le présent de l'avenir, c'est l'imagination 2 ».

Le temps est lié à notre conscience objective des 5 sens et pourtant personne ne l'a jamais ni touché, ni vu. L'homme tente de s'approprier le temps en le pondérant, en le mesurant sans y arriver car la nature même du temps l'en empêche. Nous connaissons tous les années bissextiles qui voient se rajouter le 29 février à notre calendrier pour compenser le décalage observé. Ce que l'on sait moins c'est que tous les 100 ans une année est enlevée ainsi que tous les 400 ans une année est rajoutée. Ce qui nous laisse tout de même malgré ces stratagèmes avec une erreur de 3 jours tous les 10 000 ans. Quantité négligeable me direz-vous mais existante : l'homme utilise des modèles de représentations imprécis pour dompter l'indomptable. Quelle serait la meilleure façon de vivre, pour que le temps s'arrête ? Bergson 3 parle d'un temps qui « emprunte son homogénéité à l'espace ». Nous sommes selon lui obsédés par l'idée d'espace et nous l'introduisons à notre insu, nous « projetons » l'espace dans le temps dans notre représentation de la succession pure.

Nous n'avons pas d'habilité innée à percevoir le temps, il s'agit d'un long apprentissage. Sylvie DROIT-VOLET, chercheur au CNRS de Poitiers précise qu'à « 5 ans l'enfant n'est pas capable de compter le temps, mais peut le faire si un adulte le demande. Cependant, le comptage ne suit pas vraiment le rythme des secondes. A partir de 8 ans, l'enfant commence à compter tout seul le temps avec régularité, mais il faut attendre l'âge de 10 ans pour qu'il compte le temps spontanément avec régularité, sans l'aide d'un adulte ». De plus nos sens lisent l'environnement par intermittence et non en continu pour éviter un trop plein d'informations. De la même manière l'œil humain reçoit 60 éléments par secondes pour percevoir un mouvement continu. La mouche en observe 300 par secondes, chaque chose se passe donc plus lentement pour une mouche que pour nous. La dopamine est le principal neurotransmetteur impliqué dans la gestion du temps chez l'homme. Celle-ci couplée à la prise de médicaments comme les traitements neuroleptiques chez les schizophrènes peut ralentir la perception du temps tout comme la cocaïne peut l'accélérer. En 2011 les chercheurs CNRS Sylvie DROIT-VOLET et Sandrine GIL ont montré que soumis au visionnage de certains films les personnes présentaient une altération de leur vision du temps à cause du changement d'état émotionnel produit. Il faut que ce sentiment soit fort : la peur modifie le temps alors que la tristesse le conserve. Les sens sont donc influencés par de nombreux critères et phénomènes. Et pourtant ils nous sont essentiels dans notre compréhension du temps. Mais alors pourquoi doit-on attendre de passer compagnon pour pouvoir être en mesure d'utiliser ces sens et réfléchir sur le temps ?

Le temps de l'apprentissage permet à l'aide de la perpendiculaire d'effectuer une introspection salutaire, apprendre à mieux se connaître et polir sa pierre brute originelle. Or nous n'avons pas de prise sur le temps. Nous pouvons l'imaginer différemment, le percevoir autrement mais ni dévier sa course inéluctable ni l'utiliser comme bon nous semble. C'est en rentrant en chambre de compagnon, en prenant notre place parmi le collectif des frères qu'il nous apparaît évident d'ouvrir les yeux sur le monde extérieur par nos voyages mais aussi par notre réflexion. Notre démarche initiatique est progressive, le chemin vers la lumière, vers « notre vérité » tend à notre émancipation pacifique et progressiste. Mais alors qu'est-ce que cette notion de temps m'a t'elle apporté à mon parcours maçonnique ?

Je sais maintenant que je suis rentré trop tôt en maçonnerie. J'ai été initié à 23 ans et j'en ai maintenant 26. J'ai compris cette année et fait mien cette phrase de Paul MORAND4 : que « le temps ne respecte pas ce qui a été fait sans lui ». Pour moi le parcours initiatique du doute maçonnique c'est comme prendre les grands piliers de sa vie et accepter d'en remettre certains en question, s'appuyant sur d'autres solidement construits. Ces piliers s'appellent famille, enfants, réussite professionnelle…le problème étant que la plupart des piliers à mon jeune âge restent à constituer ou consolider, que je n'ai pas autant de ressources ou de bases sur lesquelles m'appuyer que vous mes frères. Lors de ces 4 dernières années j'ai remis en question certains piliers de ma vie et je continue de le faire. Sans rebord sur lequel m'appuyer j'ai vacillé, plusieurs fois, me découvrant des aspects de tristesse et d'indécision que je croyais absents de ma personnalité. C'est à ces moments que j'ai compris la force de notre fraternité sans laquelle ces écueils auraient pu voir mon naufrage, sans ces regards chaleureux et ces mains fraternelles pour me rattraper à la réalité initiatique qui est la nôtre. Douter c'est bien, avancer c'est mieux.

Cependant je suis satisfait. Satisfait d'avoir trouvé une méthode de construction personnelle, satisfait de me rendre compte que plus ça va et plus j'identifie des comportements de la vie quotidienne à des symboles moraux, satisfait d'avoir rencontré une entité correspondant à l'esprit chevaleresque et de serment tenu dont je ressentais le besoin dans ce monde en perte de repères. J'ai souhaité « laisser le temps au temps », la vie est un marathon et non un sprint.

C'est dans cette configuration intellectuelle-ci que ces derniers mois je ne me suis pas senti prêt pour la maîtrise. Je souhaitais faire les comptes avec moi-même et devenir une pierre solide au sein de notre édifice car je me sentais bien humble face à nos débats. Ne sachant pas si je pouvais réellement apporter la valeur ajoutée que je pense un maître doit pouvoir fournir à ses frères. Ce pilier que j'ai remis en question a rencontré le « Gloire au Travail » propre aux compagnons et c'est alors que je m'y suis mis. Je n'ai jamais dans mon parcours maçonnique autant lu, réfléchi et travaillé. Non seulement pour moi mais aussi pour vous mes frères je me suis senti le devoir d'enrichir mes connaissances et fertiliser les graines de sagesses que Schibboleth a semé en moi en janvier 2015 lors de mon passage d'apprenti à compagnon.

Cette année je me suis arrêté sur deux grandes questions qui ont raisonné avec mon être comme des évidences : celle du temps que j'aborde avec vous ce midi et celle de la spiritualité que je traiterai lors de ma prochaine planche d'augmentation de salaire sur l'étoile flamboyante. Ces deux thématiques ont été comme un prisme, un filtre de réflexion tout au long de l'année et j'ai même pris des cours supplémentaires en philosophie à l'université pour acquérir les bases de connaissances de ce que les auteurs classiques en ont dit.

Je sais donc maintenant que je suis rentré trop tôt en maçonnerie. Par contre, je sais aussi que ça m'a permis de grandir plus vite, de mûrir plus vite. J'ai abordé avec vous mes frères des sujets qui ne m'avaient même pas effleuré l'esprit et qui me font voir désormais le monde sous un autre angle. Je me souviendrais longtemps d'une phrase de XXX parlant dans sa planche « le temple de Salomon » de l'Orient Éternel et énonçant la phrase de Montaigne : « philosopher c'est apprendre à mourir ».

Prendre conscience de ma finitude me permet de croquer la vie à pleines dents. Limiter n'est-ce pas aussi en renforcer la valeur ? Sénèque dans sa Lettre I à Lucilius l'énonce ainsi : « quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps, qui estime que la valeur du jour, qui comprenne qu'il meurt chaque jour ? C'est là notre erreur, en effet, que de regarder la mort devant nous : en grande partie elle est déjà passée... » Les gens sont plus ou moins conscients de leur mort prochaine et la traitent à des degrés divers.

Le film sorti en 2015 « le Tout Nouveau Testament » avec Benoît POELVOORDE et Catherine DENEUVE « Dieu existe et il habite à Bruxelles » raconte l'histoire décalée de la fille de Dieu, sœur de Jésus dévoilant l'heure exacte de mort de chaque être humain sur terre, la faisant s'afficher sur leurs smartphones. Tous les repères et référentiels de notre vie sont alors changés. Des hommes modestes se mettent à dépenser leur maigre pactole, des gens sautent des avions pour susciter des sensations fortes en sachant qu'il leur reste plusieurs dizaines d'années encore à vivre, quoiqu'il arrive… Le rapport au divin et aux valeurs de société est modifié, la mort est comme allégée : on sait quand elle va survenir et on devine même parfois de quelle manière. On assiste alors à un réveil de vie de chacun, quel que soit le nombre d'années qu'il lui reste à vivre. Ce long égrenage de l'horloge numérique pousse à l'action, à la pulsion de vie. L'inconnu devient connu. Pourtant les règles du jeu sont toujours les mêmes. Les gens continuent à avoir la même espérance de vie, sont toujours soumis aux maladies et problèmes de la vie… Mais l'angoisse de « ne pas savoir » n'est plus présente. Pourquoi diable faudrait-il attendre de savoir le temps qu'il nous reste pour en profiter ?

Ce temps maçonnique dans lequel nous choisissons de nous immiscer quand nous allons en loge commence à midi là où le soleil est au zénith : l'homme ne conserve plus une part de ténèbres, son ombre disparaît à ce moment là. Ce flux du temps que Merleau-Ponty décrit sous la forme de battements de cœur que nous entendons quand nous y prêtons attention et que nous oublions bien vite lorsque nous pensons à autre chose. Le temps maçonnique qui se retrouve dans chaque temple, qui donne vie aux rituels et permets aux maçons du monde entier de se concentrer sur le travail de leur pierre. J'ai beaucoup voyagé, je suis allé à la GLTSO, au GODF, au DH, à la GLFF, à la GLAMF. J'ai assisté je pense à une grosse vingtaine de tenues en tant que compagnon et j'ai observé le RF, le REAA, le RAPMM, le RER, le RFM… À chaque fois j'ai constaté le rendez-vous de la fraternité et de ce temps maçonnique partagé.

Je suis particulièrement content d'appartenir à la GLDF et suivre le parcours initiatique du REAA. Chaque loge que j'ai visité avait sa spécificité, son attrait particulier qu'elle a su développer. La notre est le respect strict de la solennité, de la place importante à accorder selon moi au symbolisme et au rituel. Je trouve la longue ouverture de nos travaux au REAA essentielle à la séparation entre vie profane et vie maçonnique pour nous porter bien au-delà des considérations matérielles. Dans d'autres obédiences les sujets militants de société m'ennuient, je n'y vois pas de pertinence à les mener chez nous. Le fait que le GADLU devienne une divinité me dérange.

Alors pour conclure : que faire de ce temps et comment le joindre à notre recherche ? Sénèque disait 5 : « nous n'avons pas un temps trop court ; mais nous en avons perdu beaucoup. La vie est assez longue, on nous en a donné une durée assez grande pour achever les plus hautes destinées, si nous l'employons tous à bon escient ». Les initiés que nous sommes en travaillant sur nous nous prenons conscience du sens de notre vie, de l'utilité des actions à mener dans le laps de temps qui nous est imparti. Pour autant je ne retiendrai personnellement pas l'idée d'un temps se substituant au GADLU, en Grand Horloger qu'il devrait être. Si à la métaphore de construction de nos temples nous avions à substituer celle de temps ordonnateur de toute chose nous ferions de la Franc-Minuterie, notre delta rayonnant serait un Grand Sablier et le tableau de loge une horloge. Non, décidément je ne peux me résoudre à adopter ce principe créateur que les hommes pensent avoir apprivoisé grâce à l'espace et qui pourtant leur échappe tant… Je n'ai pas de réponse et je reprends mon chemin en quête d'un GADLU qui me satisferait. En tant que compagnon j'ai le pas un peu plus assuré du voyageur qui sait désormais que c'est précisément ce chemin - celui de la Franc-Maçonnerie - qu'il souhaite emprunter. Le temps est assassin et nous mène droit à l'Orient Éternel. Le choix nous appartient de travailler sans cesse à polir notre pierre, avec sagesse, force...et beauté (pour les plus chanceux d'entre nous), éprouver cette étincelle de vie sans cesse renouvelée.

Le Coyote

P\ C\

Bibliographie

1 CORNEILLE, Pierre. Sentorius, II, 4, Viriate
2 SAINT AUGUSTIN. Les Confessions. Livre 11. Chapitre 20.
3 BERGSON, Henri. Durée et simultanéité. À propos de la théorie d'Einstein.
4 MORAND, Paul. L'Homme Pressé.
5 Sénèque. De Vita Beata.


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