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Temps et Espace Sacré

Je vais essayer aujourd'hui par cette planche de vous présenter à ma manière le concept de sacralisation du temps et de l'espace, en m'appuyant évidemment sur différentes sources, mais en tentant également d'insérer mes propres réflexions sur ce thème complexe, et sans pour autant négliger les relations avec notre Ordre. Cette planche ne vise aucunement l'exhaustivité, mais doit plutôt être perçue comme une incitation à des réflexions complémentaires.

Le concept de sacralité fait immédiatement penser au concept d'adoration religieuse, c'est-à-dire la reconnaissance d'une grandeur invisible, supérieure à l'Homme. Le sacré n'est cependant pas une réalité homogène et valable universellement. La diversité du vocabulaire permettant d'exprimer quelque chose de « sacré » en est le témoin : ainsi, dans toutes les langues indo-européennes utilisent un couple de dénominations complémentaires pour exprimer le sacré, alors qu'il n'existe aucune correspondance univoque entre les langues. Deux tendances dominantes sont toutefois reconnaissables : d'une part ces langues traduisent la présence du surnaturel, qui est un signe de la divinité ; d'autre part, nous trouvons des expressions qui caractérisent le sacré par une séparation stricte, le protégeant ainsi de toute profanation. Le concept de sacré renferme donc une ambivalence. Il reste que malgré toutes les différences culturelles, les différentes civilisations possèdent quelque chose de commun dans l'expression de leurs croyances respectives à savoir la croyance en quelque chose d'invisible.

En tant que manifestation du divin (hiérophanie), le sacré est d'un point de vue historique principalement lié de manière indissociable aux institutions religieuses. Ces institutions intègrent bien l'élément sacré, mais ne lui sont pas équivalentes. A titre de preuve on peut énoncer qu'une religion se réfère en première ligne à (un) Dieu, et non pas au sacré. Dans une religion, le sacré peut prendre diverses formes au travers de rites différents, rites qui d'une part sont orientés vers l'organisation de la vie sociale (par exemple tabous et magie), et d'autre part reposent sur l'établissement d'une relation entre l'Homme et Dieu. De plus, dans une religion, il est demandé aux croyants de croire, alors que le sacré se présente plutôt à l'Homme comme une manifestation de la Divinité et n'est pas lié à une croyance religieuse orthodoxe. De ce fait, le sacré va au-delà du cadre imposé par une religion.

Lorsque nous nous interrogeons maintenant sous quelle forme le sacré nous apparaît, on peut certainement citer une variété de pratiques sacrées apparues pendant l'évolution de l'humanité. Plutôt que de me référer à la manifestation externe, je préfèrerais plutôt m'arrêter à la manifestation interne, perçue par l'être humain. Par conséquent on pourrait représenter le sacré par un ensemble de sentiments humains par lesquels l'existence d'un être supérieur _ dont nous nous sentons dépendants _ est approuvée et ressentie ; cette différence par rapport à l'environnement profane conduit à un « numinosum », c'est-à-dire à un vécu qu'il n'est pas possible d’écrire exactement. Bien que le sentiment de vénération devant le sacré appartienne à l'ensemble des sentiments humains et qu'ainsi soit exprimée une certaine crainte, c'est cependant l'élément émotionnel positif qui domine, à savoir la reconnaissance qu'il existe quelque chose de surnaturel, d'infini et d'absolu, en clair de divin, devant lequel nous avons à nous incliner.

L'expérience du sacré dépend de deux conditions fondamentales. Tout d'abord, elle ne reste pas limitée à un individu mais est partagée entre les membres d'une communauté ; ensuite elle s'organise dans le temps et dans l'espace. Ces deux conditions ont le caractère d'une séparation, d'une dissolution de l'habituel. Tout d'abord l'accès au sacré doit être rendu possible par une dissolution progressive du rationnel, du scientifique, de l'empirique - en bref : du monde où nous vivons. Ceci se produit par l'accès à des valeurs idéelles qui trouvent leur incarnation dans la symbolique et les rituels. Le sacré signifie et implique l'abandon de tout intérêt personnel, afin de d'être capable de percevoir dans un objet un symbole, c'est à dire un sens caché.

Le deuxième élément de séparation concerne le vécu de l'espace sacré. Pour un profane, la dimension de « l'espace » est ressentie comme homogène et neutre, pour lui il n'existe pas de différence qualitative. Mais pour celui qui est religieux, « l'espace » n'est plus perçu comme homogène : l'espace sacré est ressenti comme quelque chose de réel, de fort, qui se différencie quantitativement de l'environnement, voire même lui est diamétralement opposé. A titre d'exemple, ceci peut être illustré par la signification d'une église : pour un croyant, l'église appartient à une autre dimension, au sens de « être différent » de la rue dans laquelle elle est située. Le niveau du portail est simultanément symbole de discontinuité, en séparant l'espace sacré de l'espace profane. Chaque espace sacré implique une forme de hiérophanie, pour l'élever à partir de son environnement et le différencier qualitativement de celui-ci. Du reste, un espace sacré peut être déterminé par un signe qui possède une signification religieuse. Il est important de comprendre que ceci se produit toujours d'une manière qui ne réduit pas à un choix subjectif de l'être humain, mais se manifeste à l'Homme par quelque chose de différent et supérieur à lui. Dans ce cadre, le choix du lieu peut être déterminé par une hiérophanie, mais peut l'être également sous la forme d'une cratophanie (par exemple rocher, montagne, grotte), ou par des évènements extraordinaires tels que des apparitions, des éclairs ou même des rêves. En ce sens, l'Homme réagit plutôt qu'il n'agit.

Au travers de la hiérophanie qui se répète rituellement dans cet espace sacré, l'espace tire son caractère particulier, qui l'élève de son environnement. Un lieu auparavant profane est dans une certaine mesure transformé en un lieu sacré, qui prend alors la fonction du centre sacré. C'est seulement ici que peut être communiqué le secret du sacré à ceux qui sont autorisés, et cet espace sacré exerce la fonction d'une source de force. Ceci est l'endroit privilégié pour l'initiation, nous y reviendrons ultérieurement ; car là où se manifeste la sacralité de l'espace, se dévoile sa réalité. Un point fixe commence à exister autour duquel continue à exister le flux du monde profane : ce point fixe est un centre dans le chaos. Ce n'est qu'ici qu'une communication est possible entre différents niveaux cosmiques (par exemple, entre la terre et l'air, ou le ciel), qui rendent possible le passage d'un niveau de présence à un autre : ce centre image du monde, axe vertical du monde, permet l'orientation.

Par conséquent, tout se qui se trouve dans un espace sacré devient orienté. Chaque orientation dans l'espace possède des caractéristiques spécifiques et différentes, qui ont chacune leur propre valeur symbolique. C'est ainsi que partout l'Orient est synonyme de naissance, de renaissance ou d'immortalité, car c'est la direction du soleil levant. Par opposition, l'Occident _ la direction céleste du soleil couchant _ symbolise la mort, l'erreur ou la confusion. Puisque l'espace sacré en tant qu'image du monde est également image du cosmos, et représente la seule réalité vraie et durable, on ne peut qu'approuver Mircea ELIADE quand il dit que le monde ne se laisse percevoir en tant que monde et cosmos que s'il est perçu et appréhendé en tant que monde sacré.

Le croyant peut même ne vivre que dans un monde sacré, car seul ce monde participe à l'Être et existe réellement ; le croyant manifeste ainsi son désir de l'Être, son désir de participer à la seule réalité importante et réelle. A mon avis, la signification primordiale de l'espace sacré réside donc dans la tentative du non-profane de réaliser la reproduction symbolique du cosmos, réalisant son souhait de vivre dans un cosmos pur et sacré tel qu'il existait au début de la création. Ce « mythe de l'éternel retour » lui permet une existence vraie et réelle. Ceci est possible _ tout au moins, par périodes _ par l'expérience du temps sacré.

Ainsi est établi le lien vers le concept de temps sacré. Le temps et l'espace _ les dimensions où nous vivons _ se complètent, sont une réalité  indivisible. Comme l'espace sacré, le temps sacré est à distinguer clairement du temps profane. Chaque croyant vit inévitablement dans les deux. Pour un être humain, le temps profane est limité par la vie et la mort, à l'intérieur desquels il s'écoule, ce temps « mourant » peu à peu et ne pouvant jamais être revécu de nouveau ; ceci n'est plus valable pour le temps sacré qui, par analogie avec l'espace sacré, est différent, voire supérieur et confère de ce fait au temps un caractère hétérogène, similaire à celui que nous avons déjà décrit pour l'espace sacré. Nous rencontrons également ici cette bipolarité. Le temps sacré est un temps mythique devenu présent. Chaque fête religieuse, chaque liturgie, mais aussi chaque pensée rituelle vers un passé vénérable ne signifie rien d'autre que la réactualisation d'un événement sacré dans un passé mythique, le « commencement ». La participation signifie l'éloignement du temps profane permettant de participer ainsi au temps mythique réactualisé. Ceci est accompli par un rituel. Le temps sacré devient ainsi indéfiniment répétable, capable d'un nouveau commencement. Ce temps a toujours la même durée, ne change pas et est inépuisable. Il est d'une certaine mesure un acte de création, ou plus exactement son reflet, car lors de l'histoire de la création terrestre comme image du cosmos, les durées indéfiniment répétées du jour, de la nuit et des saisons ont été déterminés par une main supérieure.

Il est ainsi manifeste qu'il est préférable de parler de la durée profane et de temps sacré. Ce dernier peut adopter différentes formes : il peut désigner l'espace-temps pendant lequel est célébré un rituel, où l'élément sacré est créé dans le temps. Ce temps peut aussi avoir pour contenu une période temporelle mythique, et être sacralisé soit par un rituel, soit par la répétition d'une forme originale mythique. Ce temps peut finalement se référer à des processus cosmiques, pour autant que ceux-ci soient l'expression d'une réalité fondamentalement sacrée. De cette manière, un intervalle de temps peut à tout instant accéder au caractère d'une hiérophanie.

La participation à un événement ayant le caractère d'un temps sacré permet à l'homme de sortir de sa durée profane pour trouver le temps sacré, qui est toujours identique et appartient à l'éternité. Il retrouve ainsi son origine, qu'il cherche au plus profond de lui-même. S'il accomplit cela, il remarquera que c'est ce temps sacré qui lui facilite la vie dans la durée profane. Pour résumer, on peut dire que la périodicité, la répétition et l'éternel présent sont les trois caractéristiques essentielles du temps sacré qui manifestent le plus clairement la différence avec la durée profane. Par analogie avec le mythe de l'éternel retour pour l'espace sacré, nous trouvons ici le mythe de l'éternel recommencement. Les précédentes explications ont montré _ du moins je l'espère _ que l'espace sacré et le temps sacré constituent une unité puisqu'ils se conditionnent mutuellement et ne peuvent être vécus qu'ensemble.

Par rapport à l'annonce faite dans mon introduction, je n'ai pas encore établi de lien avec la franc-maçonnerie. Ceci a été fait consciemment dans l'espoir que l'auditeur attentif le prenne en charge lui-même, c'est pourquoi je voudrais maintenant rejoindre ce point. La première question qui est posée à un néophyte dans notre ordre porte sur sa croyance en Dieu. Ainsi est exprimée très de façon claire et nette la « condition sine qua non » pour sa réception : le désir de le vivre doit être présent pour ressentir le sacré.

Nos travaux ont lieu dans un Temple. D'après les recherches de Werner MÜLLER, lui même se reposant sur les constatations de H. USENER, le terme « Templum » caractérise l'aspect spatial, et le terme « Tempus » l'aspect temporel d'un espace et d'un temps sacrés. Les mots latins quasiment identiques sont du reste un indice supplémentaire traduisant les points communs (évoqués précédemment) de l'espace et du temps.

Le rituel maçonnique d'initiation correspond en tous points à ce qui a été dit précédemment. Par l'isolation du néophyte dans un espace souterrain est rendue possible la séparation de l'espace profane, et permis l'accès à l'espace sacré. La mort symbolique et les quatre voyages, qui symbolisent la purification par les quatre éléments correspondent au schéma fondamental de tous les rites d'initiation depuis les premières pensées de l'histoire de l'humanité.

Le Temple est orienté selon les points cardinaux du ciel, chaque point avec sa valeur symbolique ancienne et intrinsèque. L'entrée du temple est soigneusement gardée par le Tuileur, et les frères sont assis sur les colonnes. Aux deux colonnes J. et B. s'ajoutent le pavé mosaïque et les trois colonnes qui incarnent les vertus soutenant le Temple. Nous retrouvons également ici des éléments archaïques du sacré : dans l'histoire des religions, les colonnes symbolisent l'effort de l'Homme pour établir une liaison de la Terre au Ciel, vers le divin.

Je pourrais développer davantage ces exemples ou en ajouter d'autres, mais je préfère en rester là. Ce qui a été énoncé précédemment prouve déjà que dans l'arrangement spatial de nos travaux, tous les éléments essentiels du concept et de la signification de l'espace sacré ont trouvé leur emploi.

Mais l'élément temporel n'est pas négligé non plus : les travaux commencent à midi et se finissent à minuit. Les travaux se déroulent à intervalles réguliers qui ne sont pas déterminés par n'importe quelle hiérophanie, mais présentent les éléments fondamentaux du concept de temps sacré : périodicité, répétition et présent éternel.

Je voudrais conclure ici. En tant que maçon, il est bien de savoir que dans la chaîne d'union, nous pouvons vivre l'événement _ fondamental pour l'être humain _ du retour et du recommencement du temps sacré et de l'espace sacré. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut se trouver soi-même, et mesurer son expérience avec une autre échelle que celle de la vie profane. De ce fait, nous devons prendre garde à ce que ce « vrai » et cet « authentique » ne soient pas mis en danger par l'intrusion de querelles profanes ; au contraire, nous devons tous nous efforcer de conserver ce qui nous réunit si fortement.

J'ai dit, V.M. !

Titre original : « Das Sakrale von Zeit unr Raum »
Auteur : A\ L\
Traduit par Ben\ V\


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