GLDF Loge : Stella Maris - Orient de Marseille 12/06/1995

Au fil du temps

 En préalable, je citerai les travaux suivant, programmés par notre Atelier durant cette année maçonnique:
-  « L’espace et le temps » du Frère R.B,
-  « Puisqu’il est l’heure, que nous avons l'âge » avec le Frère P.L,
-  et encore, le tout récent « De Minuit à Midi » qui a inspiré le Frère R.L.

Cela pour constater combien un thème peut, en un moment donné, interpeller un Atelier, au point qu’il réagisse comme un corps spirituel, une entité qui s’interroge et se préoccupe de ce qui le touche, l’intéresse ou peut-être l’inquiète.

Stella Maris aura ainsi, cette année, décortiqué, conjugué, décliné le temps, sous quelques uns de ses aspects les plus notables.
 
Mais, qu’est ce que le temps ... 
 
« Le temps, disait saint  Augustin, j'ai l'impression de savoir ce que c'est quand on ne me le demande pas. Quand on me le demande, je ne sais plus rien ».
 
Il est vrai qu’en première approche, notre expérience nous fait découvrir la sensation d’un temps auquel nous avons le sentiment d’être inéluctablement soumis. De plus, l’analyse que nous pouvons entreprendre du temps, pose immanquablement de sévères difficultés. Ce n’est pas une matière à chacun de nos cinq sens, nous ne pouvons pas nous mettre en retrait par rapport à lui, ni l’arrêter ou le suspendre et il demeure pour nous un “ objet ” introuvable.  

Alors, me direz vous, pourquoi avoir choisi un tel sujet ?
Etudiant je m'étais colleté aux équations, où le temps entrait comme un paramètre souvent difficile à maîtriser puis... le temps s'est écoulé.
Plus tard j'ai découvert que l'humanité avait évolué au rythme de la maîtrise du temps.
Enfin, à Midi sonnante, il m'a été tracé l'ouverture d'une autre voie où le temps n'est pas absent.
Cela suffit pour que j'éprouve le besoin d'y voir plus clair !

Etymologiquement, le mot temps issu du latin « tempus », temps du battement des artères, désigne une fraction de la durée mais aussi le moment, l'époque et en particulier le moment favorable, l'occasion. « Tempus » latin est distinct de « aevum » : âge, qui indique plutôt le temps dans sa continuité. On peut noter que le mot tempé, réfection de l'ancien français temple, a la même racine « tempus » que temps. Tempé ayant lui pour sens la région latérale de la tête et par extension le cerveau.
 
 Dans notre langue, le mot temps apparaît à partir du XIIIème siècle. Il cumule les significations de tempus et aevum, fraction de durée et durée continue, il désigne la suite des événements dans l'histoire, l'époque à laquelle on vit ou encore l'idée de : moment de faire. Dans le langage didactique, le temps est conçu comme une grandeur mesurable, objet de la chronométrie. Au pluriel il met l'accent sur l'indétermination et appartient plus particulièrement au langage biblique : "avant les temps", c'est-à-dire avant la  création. Parallèlement, le mot temps désigne, dès le XIIIème siècle, l'état de l'atmosphère à un moment donné.
 
Le dictionnaire de la philosophie, enfin, définit le temps comme un milieu infini dans lequel se succèdent les événements. Il est considéré souvent comme une force agissant sur le monde et les êtres.
 
Il semble que chaque société, chaque culture a son temps propre et se construit autour d'un sens du temps. Dans la plupart des langues, un même vocable désigne le temps des hommes, celui des étoiles, des calendriers, des horloges. Il désigne également le temps qu'il fait et le temps de faire, celui du soleil et celui des moissons.
 
Ainsi donc l'ambiguïté des sens accordés à ce mot, signifie bien dans quelle perplexité se trouve l'homme face à ce concept et cela, parce qu'il est le drame humain essentiel, une obsession de la pensée, avec son poids d'angoisse et de peines, ses images d'un lent et irrésistible délabrement. Cette ambiguïté, nous verrons que l'homme l'a cultivée au bénéfice de ses  ambitions. Avoir du pouvoir, c'est contrôler le temps des autres et le sien propre, le temps du présent et celui de l'avenir, le temps passé et celui des mythes.
 
Nous allons donc ce soir, une fois de plus tenter, non pas de savoir mais, beaucoup plus modestement, de disséquer le temps et, pour mieux comprendre ce concept, il m'a paru opportun d'envisager les différentes significations que nous lui accordons, pas toutes, bien sûr, une soirée ne suffirait pas.
Ainsi nous aborderons :
 
- le temps usuel, celui qui rythme la vie des hommes, et sa lente maîtrise au cours des siècles,
- le temps scientifique qui, de grandeur mesurable, n'a cessé d'évoluer vers un concept de plus en plus philosophique,
- le temps historique obstinément rejeté par nos ancêtres, au profit d'un temps cyclique plus rassurant,
- et enfin, le temps des dieux ou calendrier du sacré.

LE TEMPS USUEL

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Voyons en premier lieu, pourquoi l'homme éprouva le besoin et, par suite, se dota des techniques lui permettant de rythmer sa vie et ses occupations.
Tant que l'homme vécut uniquement d'agriculture et d'élevage, il n'eut guère besoin de petites unités de durée. Pour savoir s'il allait faire soleil ou froid, pleuvoir ou neiger, les saisons suffisaient. A quoi bon heures et minutes. La journée, unique moment où l'homme pouvait travailler, était la seule unité de temps qui comptait. En ces temps, (voyez l’ambiguïté des significations du mot) en ces temps donc, mesurer le temps utile, c'était mesurer les heures du soleil. L'heure d'horloge, telle que nous la connaissons est une invention moderne, et plus récentes encore, sont la minute et la seconde.
 
L'homme primitif avait remarqué que l'ombre du gnomon - du grec "connaître" - diminuait à mesure que le soleil s'élevait dans le ciel, et s'allongeait de nouveau lorsque l'astre déclinait. Les Egyptiens connaissaient cet instrument et même, un gnomon datant du Thutmose III, vers 1500 avant J.C., est parvenu jusqu'à nous. De même, lorsque dans la Bible, le prophète Esaïe promet de guérir le roi Ezéchias en faisant revenir le temps en arrière, il explique que pour cela, il fera reculer l'ombre du soleil. Ainsi furent élaborés les premiers cadrans solaires, qui d'ailleurs sont aujourd'hui revenus à la mode. Cette première mesure du temps qui passe ne fut pas du goût de tous, et de Plaute qui écrit : “ Les dieux confondent l'homme qui le premier trouva le moyen de distinguer les heures ! Puissent-ils confondre aussi, le misérable qui, en ce lieu mit un cadran solaire, afin de découper et hacher mes journées ” fin de citation. Pendant des siècles, cet instrument constituera la mesure universelle du temps. Instrument incommode puisque : pas de soleil, pas d'ombre et, pas d'ombre, pas de mesure. De plus, partout, sauf à l'équateur, la longueur de la journée varie d'un jour à l'autre. Il a fallu attendre le XVIème siècle environ, pour que les cadrans solaires soient étalonnés aux heures vraies.
 
Pour s'affranchir des aléas lumineux, les romains, les premiers conçurent l'horloge à eau qui d'ailleurs était étalonnée, tant bien que mal avec les cadrans solaires. « Il est aussi difficile à Rome, fait observer Sénèque, de mettre d'accord les horloges à eau que les philosophes ». On se servait d'un vase à fond percé, qui mettait une vingtaine de minutes à se vider et cette unité horaire était tellement vulgarisée qu'elle passât, sous le nom de clepsydre, dans le langage courant. Les avocats n'étaient pas moins bavards à l'époque qu'aujourd'hui. L'un d'eux, particulièrement verbeux, a inspiré au poète latin Martial, l'épigramme suivant : « Tu as réclamé à cor et à cri sept clepsydres, Cecilianus, et le juge, à contrecoeur, te les a accordés. Mais tu parles beaucoup et longtemps et, la tête rejetée en arrière, tu siffles des flacons entiers d'eau. Afin que tu puisses une fois pour toutes étancher ton art oratoire et ta soif, nous te conjurons, Celianus, de boire désormais directement à l'horloge ! ».
 
En remplacement de l'eau, l'horloge de sable apparaît en Europe au VIIIème siècle.  La légende en attribue l'invention à un moine de Chartres. C'est un perfectionnement puisque le sable continue à couler là où l'eau gèle et les progrès de la verrerie permettront, par la suite, d'obtenir un récipient bien hermétique, dont le fonctionnement ne sera plus ralenti par l'humidité.
 
Cadrans solaires, clepsydres et horloges de sable, ne sont des outils efficaces que pour marquer de courtes durées. Ils ne permettent pas - a quelques rares machines difficilement étalonnables près -, de conserver l'heure avec précision, en particulier durant la période nocturne. Seule, l'invention de l'horloge mécanique permit de gagner les heures de nuit. Il faut attendre le milieu du XIVème siècle pour trouver, avec certitude, en Italie, une horloge à poids. C'est une réalisation technique exceptionnelle : un calendrier perpétuel donne les mouvements du soleil et des cinq planètes, et fournit la date de toutes les fêtes religieuses, mobiles et fixes. Sa conception nécessitait de maîtriser la pesanteur en tant qu'énergie mais aussi le calcul et l'usinage d'un grand nombre d'engrenages extrêmement précis.
 
Les premiers marque-temps mécaniques n'ont ni cadrans, ni aiguilles, leur seule raison d'être étant de sonner l'heure. Ils fixent le début de l'horloge de clocher et, le monastère, en affichant sa vie à l'extérieur devient alors, lui-même, une immense horloge à l'image du monde. Le Prophète a dit : sept fois le jour j'ai chanté vos louanges et les moines, pour suivre ce précepte, sept fois dans la journée, se réunissent pour louer le Seigneur. Ainsi la cloche réunit les moines, mais aussi elle annonce au monde environnant les heures canoniales. Dès la fin du XIVème siècle, l'influence des clochers sur le rythme urbain et rural est importante. De même que l'église a su imposer en 532, un calendrier et la désignation du point zéro de l'ère, en le fixant à la date de sa propre origine, de même que les moines ont divisé les mois en semaines de sept jours, selon la tradition hébraïque, de même la cloche devient l'instrument nécessaire à la gestion quotidienne des populations rurales et urbaines, de plus en plus nombreuses.
 
La maîtrise du temps est apparue comme un enjeu vital pour le pouvoir et l'église n'est pas la seule à se l’approprier. A partir de l'an mil, la ville européenne commence à gérer son propre temps. Pour cela, le pouvoir civil ne peut se contenter d’écouter sonner la cloche du couvent. Avec l'invention de l'horloge mécanique, une autre cloche monte sur un monument nouveau : le beffroi. Sur le fronton de la première horloge mécanique, installée sur un des murs de l'Hôtel de Ville de Paris, on note cette inscription : « Observateur de la loi de Dieu, respecte le droit royal. La machine qui divise avec tant de justesse les douze heures du jour nous avertit d'observer la justice et d'obéir aux lois ».
 
Mais si le petit peuple connaît maintenant l'heure, il allait s'écouler plusieurs siècles encore, avant qu'il n'adopte la minute. L'analphabétisme ambiant contribue à expliquer pourquoi le cadran fut si long à apparaître sur les horloges publiques.
 
L'apparition de l'horloge portative, quant à elle, est motivée par l'exploration océanique et la nécessité de déterminer avec le plus de précision possible une longitude et une latitude, coordonnées qui déterminent une position absolue sur le globe terrestre. En 1714 le Parlement anglais adopte une loi offrant récompense à quiconque découvrira un moyen pour déterminer la longitude en mer. L'heureux gagnant fut un nommé John Harrison. Celui-ci, utilisant l'énergie d'un ressort et l'échappement à ancre, réussit à mettre au point une montre, qui en neuf semaines de voyage, n'accusât que cinq secondes de retard.

Avec l'horloge portable, et bientôt portative, allait naître un nouveau rapport de l'homme au temps. Le temps pouvait dès lors devenir de l'argent, et l'humanité, tout du moins celle du monde occidental, allait accéder à l'économie industrielle.


LE TEMPS SCIENTIFIQUE

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Arrivés à ce point de notre exploration, je vous invite à défricher un autre aspect du concept, celui du temps scientifique.
 
En quoi le temps dans les sciences peut-il être intéressant ? Plus qu'intéressant, il est passionnant. En effet, c'est sur le temps que se sont affrontés les physiciens, au XIX et encore au XXème siècle, plus précisément sur le concept de réversibilité ou d'irréversibilité du temps. La controverse que nous allons évoquer a même provoqué mort d'homme puisque le physicien Boltzmann, il y a un peu moins d'un siècle, fut conduit au suicide pour avoir osé démontrer ce que la science niait depuis son origine : l'irréversibilité du temps. Mais remontons le temps historique pour mieux comprendre où se situe la controverse.
 
Dans le Politique, Platon raconte qu'à l'époque de Chronos, le père de Jupiter, les temps du monde étaient réversibles, fonctionnant tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Ce qui était origine à un moment, pouvait devenir fin à un autre. Nous savons également l'importance, dans l'Antiquité, de l'idée d'un temps circulaire, revenant périodiquement à ses origines. En accord avec les conceptions des philosophes de son temps, pour Aristote, le temps est réversible car les équations de la physique sont incapables de distinguer entre le présent et l'avenir.
 
Cette conception, apparemment extravagante va perdurer pendant des siècles, et ni Galilée ni Newton ne l'infirmeront . A telle enseigne que nos idées actuelles sur le temps scientifique, paramètre du mouvement des corps, ont peu varié. Nous avons tous appris, dès l'enseignement élémentaire de la physique, qu'une trajectoire n'est pas seulement déterministe mais intrinsèquement réversible. Souvenez-vous de l'équation qui décrit la trajectoire d'une bille, roulant sur un plan incliné, en milieu peu résistant, pour ensuite remonter sur un autre plan incliné symétrique. Cette équation est parfaitement réversible. A une accélération succède une décélération et vice versa si l'on inverse le sens du temps.
 
La mécanique quantique qui traite de l'infiniment petit et la cosmologie qui étudie  l'infiniment grand, toutes deux fondées sur la théorie de la relativité générale d'Einstein, sont les sciences de pointe de ce XXème siècle, celles qui se sont substituées à la dynamique classique en tant que sciences fondamentales. Ce sont ces disciplines qui nous confrontent aujourd'hui aux questions qui, depuis l'origine, sont celles de la physique : l'espace, le temps, la matière. C'est donc, par rapport à elles que se joue de nos jours, la question du temps, comme elle se jouait, à la fin du XIXème siècle, par rapport à la dynamique classique. Or, la mécanique quantique et la relativité générale, quelque soit leur caractère révolutionnaire sont, du point de vue de la question du temps, les héritières directes de la dynamique classique. Comme cette dernière, elles sont porteuses d'une acceptation sans réserve du temps réversible.
 
La controverse est apparue dans les années 1800 avec les découvertes liées à la thermodynamique, science qui décortique les relations et les échanges existant entre l'énergie, la chaleur et la mécanique, c'est-à-dire le travail. La thermodynamique démontre que le temps ne peut être réversible. Le second principe de cette science pose, que dans tout système, le désordre croît toujours avec le temps. C'est ce théorème qui empêche qu'une tasse tombée du rebord de la table et brisée en mille morceaux, ne puisse se rassembler soudain et sauter en l'air pour former une tasse entière sur la table ! On peut passer aisément de la tasse sur la table, dans le passé à la tasse brisée sur le plancher, dans le futur, mais on ne fera jamais l'inverse. L'accroissement du désordre ou entropie, avec le temps, est un exemple de ce que l'on appelle la flèche du temps. Le fondamentaliste Stephen Hawking pense que l'impossibilité d'être mort avant de naître est due au concept de l'univers, sans bord, en expansion après le point singulier du big bang.
 
Cette controverse a toujours cours parmi la gent scientifique. Nombreux sont encore de nos jours les dynamiciens qui prêchent pour un temps réversible et n'admettent pas qu'ils ont eu tort et continuent à trouver de nouveaux arguments, souvent mutuellement incompatibles, pour conforter leur thèse. Ceux-ci, sans doute, feraient bien de prendre exemple sur Einstein qui estima un jour que la constante cosmologique qu'il avait introduite lorsqu'il essayait de faire un modèle statique d'univers, était la plus grande erreur de sa vie.
 
Hawking nous dit encore qu'il faut abandonner l'idée d'un temps unique et absolu. Pour lui, existent au moins trois flèches du temps différentes. D'abord, il y a la flèche thermodynamique du temps, la direction du temps dans laquelle le désordre croît. Ensuite, il y a la flèche psychologique. C'est la direction selon laquelle nous sentons le temps passer, dans laquelle nous nous souvenons du passé mais pas du futur. Enfin il y a la flèche cosmologique, direction du temps dans laquelle l'univers se dilate au lieu de se contracter. S'il se trouve que ces trois flèches pointent dans la même direction, c'est depuis peu, et sans doute grâce au progrès de la race humaine dans la compréhension de son environnement, qui a établi un petit coin d'ordre dans le désordre croissant de l'univers.
 
L'éternel retour lui-même est marqué par la flèche du temps, comme le rythme des saisons ou celui des générations humaines. Aucune spéculation, aucun savoir n'a jamais affirmé l'équivalence entre ce qui se fait et ce qui se défait, entre une plante qui pousse, fleurit et se fane, et une plante qui ressuscite, rajeunit et retourne vers sa graine primitive, entre un homme qui mûrit, apprend et meurt et un homme qui devient progressivement enfant, puis embryon, puis cellule.
 
Ainsi la science, pas plus que la philosophie ne pourra nous dire ce qu'est le temps mais, comme la philosophie, elle a pour problème le temps. De plus, me semble-t-il, la science a comme devoir de créer une cohérence entre notre expérience la plus intime, qui est celle du temps irréversible, et nos manières de décrire le monde et nous-mêmes, qui avons émergé de ce monde.
 
LE TEMPS ET L'EVENEMENT HISTORIQUE

Abordons maintenant un autre volet de la perception du temps par l'homme, celui lié à la mémorisation des événements passés que nous appelons encore : enregistrement de l'événement historique. Pour cela, nous nous intéresserons à la conception de la réalité que l'on peut dégager, à partir du comportement de l'homme des sociétés "pré-modernes" ou "traditionnelles", à sa révolte contre le temps concret, historique, à la nostalgie d'un retour périodique au temps mythique des origines.
 
Dans la plupart des sociétés primitives, les coupures du temps étaient commandées par les rituels qui régissaient le renouvellement des réserves alimentaires, c'est-à-dire les rituels qui assuraient la continuité de la vie de la communauté toute entière. Quels que soient les calendriers en vigueur, leurs imperfections et leurs variations, il existait partout une conception de la fin et du début d'une période temporelle fondée sur l'observation des rythmes bio-cosmiques, en quelque sorte, une régénération périodique du temps, celle-ci induisant, sous une forme plus ou moins explicite, une Création nouvelle, par une répétition de l'acte cosmogonique. Une telle conception d'un temps cyclique peut être considérée, de la part de l'homme archaïque, comme une négation du concept historique qui nécessite un déroulement du temps, continu et ininterrompu, dans une seule et même direction.
 
Croyance de nombreuses sociétés primitives, la régénération ou nouvelle naissance du temps, par une expulsion annuelle des péchés, maladies et démons, est au fond, une tentative de restauration du temps mythique et primordial, du temps « pur », celui de l'instant de la création.
 
Pour l'homme primitif, l'imitation du modèle archétypal devait être considérée comme une réactualisation du moment mythique où l'archétype a été révélé pour la première fois. Les cérémoniels qui scandaient la fin et le début d'un temps, suspendaient l'écoulement du temps profane : la durée, et projetaient ceux qui les célébraient dans un temps mythique.
 
Ainsi l'homme primitif vivait dans un continuel présent atemporel, son comportement était régi par la croyance dans une réalité absolue qui s'opposait au monde profane des irréalités.
 
Ce rejet du temps profane était sans doute dû au fait que, isolé ou vivant en tribu, l'homme primitif était le jouet des événements extérieurs, qui constamment l'assaillaient, sans qu'il puisse réellement les prévoir et donc les éviter ou les détourner. Il ne pouvait rien contre les catastrophes cosmiques, les désastres guerriers, les malheurs personnels ou les injustices sociales liées à la structure même des sociétés dans lesquelles il vivait.
 
Mircéa Eliade nous dit que, pour l'homme archaïque, la souffrance avait un sens et qu'elle répondait à un ordre dont la valeur n'était pas contestée. Il s'agit ici de la souffrance en tant qu'événement, en tant que fait historique. Cette souffrance était imputable à la volonté divine, que celle-ci soit intervenue directement pour la produire ou qu'elle ait permis à d'autres forces, démoniaques ou divines, de la provoquer.
 
Pour les Hébreux, toute nouvelle calamité historique était considérée comme une punition infligée par Yahvé. Les prophètes ne faisaient que confirmer et amplifier, par leurs visions terrifiantes, l'inéluctable punition de Dieu à l'égard de son peuple qui n'avait pas su conserver sa foi.
 
Les événements historiques gagnaient alors, une signification religieuse, c'est-à-dire qu'ils apparaissaient clairement comme les punitions infligées par le Seigneur, en échange des impiétés d'Israël. C'est ainsi que les Hébreux furent les premiers, sans doute, à interpréter l'histoire comme épiphanie, ou encore, manifestation de Dieu. Les prophètes de leur religion reprenant le très ancien scénario de la régénération annuelle du Cosmos, par répétition de la création, enseignaient que le futur rendra au temps, sa pureté et son intégrité originelle. Alors, le monde sera sauvé, une fois pour toute et l'histoire cessera d'exister.
 
L'histoire n'apparaît plus comme un cycle qui se répète à l'infini mais comme une suite de manifestations divines, négatives ou positives, dont chacune a sa valeur intrinsèque. L'irréversibilité des événements historiques et du temps est compensée par la limitation de l'histoire dans le temps, par son abolition dans le futur.
 
Vis-à-vis de l'histoire, l'homme ancien, par ses croyances en un temps cyclique se régénérant périodiquement, ou en un temps fini, situé entre deux infinis atemporels, a constamment manifesté la volonté de mettre fin à l'histoire d'une manière définitive.
 
Avec les Indiens, la théorie des quatre âges composant un cycle cosmique complet de 12 000 ans, est consolante pour l'homme, terrorisé par l'histoire. En effet, d'une part les souffrances qui lui sont échues, l'aident à comprendre la précarité de sa condition et d'autre part, la théorie valide et justifie les souffrances de celui qui ne choisit pas de se libérer, mais qui se résigne à subir son existence, à l'époque dans laquelle il lui a été donné de vivre, ou plus précisément de re-vivre.
 
Cette conception traditionnelle de défense contre l'histoire, cette manière de supporter les événements historiques, a continué de dominer le monde jusqu'à une époque très proche de nous. Elle continue même aujourd'hui à consoler certaines catégories de notre société moderne, par exemple les sociétés agricoles européennes qui, souvent encore, se maintiennent avec obstination dans une position anhistorique et sont, de ce fait, en butte aux attaques, parfois violentes de toutes les idéologies modernistes.
 
Cependant l'homme, dit moderne, est-il préparé pour supporter la pression de plus en plus puissante de l'histoire contemporaine ? La christianisation y a certainement contribué. Rappelons que pour le christianisme, le temps est réel, parce qu'il a un sens : la Rédemption. Une ligne droite trace la marche de l'humanité, depuis la Chute initiale jusqu'à la Rédemption finale. C'est cette conception linéaire du temps et de l'histoire, qui tracée déjà au IIème siècle par Irénée de Lyon, sera reprise par saint Bazile, saint Grégoire et finalement élaborée par saint Augustin.
 
Des philosophes ont aussi donné un sens à l'événement historique. Hégel par exemple, a développé le concept de la nécessité historique, donnant à chaque événement, la volonté de « l'Esprit Universel », tendant à préserver la liberté humaine. Marx, pour sa part, a considéré que "l'âge d'Or" se situe au terme de l'histoire. Pour lui, tout drame provoqué par la pression de l'histoire est un mal nécessaire, avant-coureur du triomphe prochain qui mettra fin, à jamais, au mal historique.

On sait, maintenant, combien une telle théorie a permis de justifier les errements et la froide cruauté de despotes agissant pour le "bien de l'humanité". Heidegger déjà, avait pris la peine de montrer que l'historicité de l'existence humaine interdit tout espoir de transcender le Temps de l'Histoire.

En définitive, il semble que la justification d'un événement historique, par le simple fait qu'il est, un événement historique, autrement dit, par le simple fait qu'il s'est produit de cette façon, aura bien de la peine à délivrer l'humanité de l'horreur qu'il peut inspirer. Aucun concept, aussi moderne soit-il, ne nous persuadera de normaliser le "mal", non pas celui lié à la condition humaine et relevant de la morale, mais celui engendré par le comportement de l'homme à l'égard d'autres hommes. Rien ne nous autorisera à justifier la disparition du peuple Bosniaque par le simple motif qu'il se trouve sur le chemin de l'histoire.
 
DU TEMPS PHILOSOPHIQUE AU TEMPS SACRE

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Qu’avons-nous appris ?
Que le temps est une notion bien cruelle pour l’homme qui la subit. Chaque seconde, chaque minute, chaque heure qui passe, nous rapproche d’un néant qui fait injure à notre intelligence et à notre faculté de comprendre et d’influer sur le fonctionnement même de la nature. L’homme a une action transformatrice sur bien des choses mais pas sur le temps qui passe.
 
Ce temps qui passe, s’il rythme notre long terme, notre existence, est aussi une quantité mesurable du court terme, du présent - ce proche futur - qui, sitôt vécu, devient un proche passé. Cette quantité mesurable, l’humanité dans son évolution, n’a eu de cesse de la maîtriser, de la scander, au fil de l’eau et du sable qui coulent, puis avec le lent aller retour du balancier, jusqu’à la sèche et froide oscillation du quartz qui rythme l’infiniment bref.
 
Maîtriser ce temps qui passe, fut et est pour l’homme, le seul moyen qui lui permette, ou qui lui donne l’illusion, de vivre plus intensément, d’être plus « productif », mais aussi plus dominateur vis-à-vis de ceux qui subissent le temps.
 
Ce temps qui passe, nous avons également compris qu’il fut la cause de spéculations passionnées de la part de ceux qui se donnent comme mission de comprendre l’univers. Ces scientifiques, tellement convaincus de l’implacable logique de leurs déductions, en oubliaient de se regarder dans le miroir pour vérifier, à chaque nouvelle ride, que le temps n’est pas réversible et que la flèche du temps pointe toujours dans la même direction, celle du futur.
 
Ce temps qui passe, enfin, nous savons maintenant quelle angoisse métaphysique il a pu engendrer auprès de nos lointains ancêtres, qui pour apaiser leur angoisse, ont inventé la Création, leur création, et qui ensuite, se sont convaincus de la périodicité de cette création, chacune d’elles devant succéder à une fin annoncée. Ils ont imaginé ainsi, une régénération continue du temps, laquelle offrait l’avantage de pouvoir nier  l’historicité, c’est-à-dire le sens de l’histoire, cette comptabilité implacable de nos haines et de nos turpitudes.
 
Dans la symbolique romane, le Christ est souvent représenté en maître du temps, le chronocrator, comme sur le tympan de l'église d'Autun. Cette notion rejoint d'ailleurs celle de Maître de l'Univers et de ses rythmes, de cosmocrator. Le Grand Architecte de l'Univers, Dieu, Maître de l'Univers, est en effet, nécessairement, Maître du temps, puisque la durée prend naissance avec la création de l'univers.
 
Pour l'homme, les trois dimensions du temps sont le présent, le passé et l'avenir. Saint Augustin, dans "les confessions", écrit : « il y a en effet, dans l'âme, ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire; un présent relatif au présent, la perception et un présent relatif à l'avenir, l'attente. Alors que nous pouvons agir sur l'espace, par la vitesse sans cesse accrue de nos moyens de transports, nous ne pouvons pas agir sur le temps ».
 
« L'espace, signe de notre puissance, le temps, signe de notre impuissance », écrit le philosophe Lagneau en 1880.
 
De tous "temps" pénétré de sa mortalité, l'homme a tenté de surmonter l'angoisse et l'éphémère que lui inspire la fuite du temps. Organiquement soumis à un commencement et à une fin, il n'a eu de cesse, comme nous l'avons vu précédemment, d'affiner la mesure du temps. En effet, maîtriser la durée est un besoin et un acte de haute intellectualité, représentatifs de l'homme pensant et donc conscient de sa temporalité.
 
La structure temporelle de notre expérience est si contraignante que nous avons toujours rêvé de nous en affranchir et le désir d'éternité s'exprime dans presque toutes les religions. Il s’exprime dans le comportement de l'homme qui cherche à se survivre à lui-même par ses oeuvres ou par sa descendance. A ce sujet, on peut dire que toute forme d'enthousiasme - au sens étymologique : être en Dieu, du grec anthéos - constitue une expérience de l'éternité.
 
Avec Heidegger, la temporalité, c'est-à-dire la conscience du temps, est le caractère primordial de la conscience d'exister, à partir de laquelle se définissent toutes choses. « Lorsque je cherche à me comprendre, dit-il, je me projette dans le passé et rebondis sur la contingence de ma naissance, le fait d'être-là, jeté au monde. Je me projette également dans l'avenir et butte sur l'inéluctabilité de la mort. Le résultat de ce double renvoi, ou de ce double rebondissement, donne le sentiment de la temporalité authentique » fin de citation. Ainsi, la conscience du temps est liée à une distance par rapport à soi, à une conscience de soi. C'est, en quelque sorte, une activité humaine, qui peut d'ailleurs, être la connaissance ou l'action proprement dite.
 
 Rappelons la définition augustinienne du temps : « image mobile de l'immobile éternité ». Pour représenter cette notion, quelle meilleure image que celle de la roue, symbolisant les douze signes du zodiaque qui décrivent le cycle de la vie. Gagner l'immortalité, c'est s'identifier au pivot de cette roue pour ainsi, avoir une vision immobile, gage d'éternité. Cette symbolique rend possible le mouvement des êtres tout en s'opposant à celui-ci, comme l'éternité au temps. C'est une manière d'occulter l'éphémère pour n'indiquer que l'instant présent dans l'espace.
 
L'homme tente, en vain, de s'échapper hors du temps, mais sortir du temps c'est sortir totalement de l'espace cosmique, pour entrer dans un autre ordre, un autre univers qui échappe totalement à notre compréhension.
 
Il existe pourtant, une possibilité, elle est donnée par l'Initiation, c'est le temps sacré, et passer du temps des hommes au temps sacré, c'est alors communier avec l'univers.
 
Le Temple orienté par ses trois dimensions : de l'Orient à l'Occident, du Septentrion au Midi et du Zénith au Nadir, ainsi que par la dimension temporelle, fait partie de l'univers, il est l'univers. L'Initié qui, dans cet espace, élève sa pensée au delà des contingences matérielles, est lui aussi l'univers. Il ne l'est, certes pas constamment puisqu'il n'en est pas moins homme mais, de Midi à Minuit le miracle s'opère. Durant ce laps de temps, il est l'univers avec ses Frères en communion, ce qui veut dire qu'il a conscience que son microcosme s'élargit pour atteindre la dimension cosmique. Utopie, extase, crédulité ? Certainement pas, il n'est pas demandé à l'Initié de croire, mais de vouloir, et c'est lorsqu'il est l'heure, que nous avons l'âge, que tout est conforme au rite et qu'ensemble nous aspirons à nous dépasser, à nous transcender, qu'alors le temps des hommes n'a plus cours.
 
C'est le seul moyen qui soit à notre portée, pour gagner parfois, une once d'éternité. Bien sûr, ce n'est pas facile et les pré-requis sont nombreux, mais en y réfléchissant, nous conviendrons qu'il ne peut en être autrement.
 
Comme Adam, nous sommes glébeux et la boue, l'argile colle obstinément à nos pieds pour nous figer dans une temporalité matérielle qui est partie prenante de notre condition d'homme.
 
Parlant du temps sacré, Mircéa Eliade dit qu'il s'agit d'une rupture effectuée dans l'univers de l'expérience quotidienne. Il s'agit donc d'une nouvelle façon de penser, de sentir, de percevoir et tout acte situé dans le temps sacré est réitérable. Je n'ai pas dit réversible mais, réitérable. Lorsqu'il se produit, il a le même sens que s'il se produisait pour la première fois, par opposition au temps profane, qui lui est  bien irréversible. L'Initié sort du temps, ce qui le conduit à concevoir la part immortelle de l'être, « le temps de ce qui n'est pas l'homme et non le plus long temps des hommes », écrit Malraux dans La métamorphose des dieux.  Ainsi nous tentons de réitérer, lors de chacune de nos réunions, la perception de la lueur, faible certes, mais bien présente que nous avons entrevue, lors de notre Initiation.
 
Minuit s'approche. Après cette excursion, ou encore cette incursion dans le domaine du temps, il est l'heure de se préparer à regagner l'autre bord du fleuve, là où le temps c'est de l'argent. Traverser les grandes eaux est toujours une entreprise délicate et risquée, nous enseigne la sagesse chinoise. Pourtant, chaque fois, nous devons entreprendre ce périple, avec crainte peut-être mais certainement avec détermination, car il y a tant à faire sur cette autre rive, solidaires de tous nos Frères en humanité.
 
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BIBLIOGRAPHIE
-  Les découvreurs de Daniel Boorstin (Seghers).
-  Histoire du temps de Jacques Attali (le livre de poche essais).
-  Le temps de Etienne Klein (Flammarion).
-  Une brève histoire du temps de Stephan Hawking (Flammarion).
-  Entre le temps et l'éternité de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (Fayard).
-  Malicorne de Hubert Reeves (Seuil).

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