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Le réve d'Orphée

Le rêve d’Orphée à propos de l’espace littéraire de Maurice BLANCHOT
Gérard Bucher

...mais de le dire, sache le,
oh! de le dire, comme jamais les choses d’elles-mêmes
au plus intime ne purent le concevoir
Rilke, Sonnets à Orphée (9.32-36)

Orphée est le signe mystérieux pointé vers l'origine...
M. Blanchot

 

Religiologiques, 15 (printemps 1997) Orphée et Eurydice : mythes en mutation

Dans un bref avant-propos à L'espace littéraire Maurice Blanchot avertit son lecteur que son itinéraire interprétatif procède d’une exégèse qui dut demeurer secrète et à vrai dire inaboutie : «Un livre même fragmentaire a un centre qui l’attire. Celui qui écrit le livre l’écrit par désir, par ignorance de ce centre. Il y a une sorte de loyauté méthodique à dire vers quel point il semble que le livre se dirige : ici vers les pages intitulées « Le regard d’Orphée.»

Des traits empruntés à diverses exégèses — Mallarmé par deux fois, Kafka, Rilke, puis en annexe un exposé consacré à Hölderlin — paraissent en effet y trouver leur source. Pourquoi en ce chapitre — « Le regard d’Orphée» — où selon l’auteur, son œuvre, et avec elle peut-être toute œuvre, affronte l’impensé de la littérature, est-ce précisément le mythe d’Orphée qui sert de référence et quasiment de matrice ? Ou pour exprimer la question autrement, là où se dessine, à la limite de l’intelligible, l’horizon du sens pour nous, pourquoi l’exégèse des œuvres (parmi les plus prestigieuses de la modernité) se concentre-t-elle justement sur le commentaire de la légende d’Orphée ? À cela s’ajoute une seconde série de questions. Pourquoi interviennent ici sous la plume de Blanchot, dans le cadre de la cohérence mythique explorée, des acteurs plus abstraits qui ont pour nom : « le retrait et l’absence des dieux», « l’expérience de l’origine», «la complicité de la parole avec la mort», « le désir de créer et le désœuvrement», etc. ? Pourquoi le schéma narratif que nous fournit la légende d’Orphée se prête-t-il à l’abstraction et pourquoi peut-il si aisément donner lieu à des développements quasi philosophiques ? Est-ce parce que le contenu mythique qui sert de grille à l’exposé (tel qu’il s’inspire explicitement des Sonnets à Orphée de Rilke) permet de rendre manifeste la logique symbolique secrète inhérente au mythe littéraire lui-même ?

Il serait présomptueux, voire futile, de résumer l’admirable cheminement de Blanchot. Nous choisirons donc plutôt de nous éloigner de prime abord de son texte de manière à en explorer la filiation historique, mieux la teneur historiale. Nous nous demanderons donc pourquoi L’espace littéraire se réfère au seul mythe d’Orphée et plus généralement d’où ressortit la fortune proprement moderne de ce mythe. Bien qu’il ait été évoqué aussi à divers moments de l’histoire de l’Occident — dès l’Antiquité, certes, chez Virgile et Ovide, puis à la Renaissance — nous constatons que Blanchot développe explicitement sa réinterprétation moderne à la suite de Rilke (nous ne pourrons examiner ici la nature du lien qui unit la lecture orphique de Blanchot à celle de l’auteur des Sonnets à Orphée).

Pour situer les réflexions de Blanchot (et donc de manière allusive et indirecte seulement celles de Rilke), nous proposerons d’esquisser une généalogie du mythe depuis le contexte culturel grec et plus généralement indo-européen dont il est issu. Sur le chemin d’une telle enquête nous trouvons l’ouvrage classique de W.K.C. Guthrie, Orpheus and Greek Religions, qui passe en revue, outre la genèse et l’évolution du mythe proprement dit, le destin de l’orphisme depuis le 5e siècle jusqu’à l’apparition du christianisme. Quoique l’ouvrage de Guthrie se présente comme une référence indispensable, notre enquête ne prendra pas directement appui sur lui puisque nous choisirons de nous intéresser essentiellement aux croyances fondamentales des Grecs et des Latins relativement aux âmes et au destin des morts. Notre but est en effet d’élargir le plus possible le champ d’investigation de manière à dégager si possible le sens transhistorique de l’évolution du mythe, depuis ses antécédents préhistoriques jusqu’à nous, en passant par ses expressions classiques dans l’Antiquité.

La divinisation par la mort

Nous privilégierons plutôt, pour ce faire, l’enquête éminemment originale et déjà moderne — du point de vue du style de son herméneutique — proposée par Fustel de Coulange dans La citéantique (nous évoquerons simultanément, à propos des mêmes thèmes, l’ouvrage classique Psyché, le culte des âmes et la croyance en l’immortalité chez les Grecs d’Erwin Rohde). Le mérite de Fustel de Coulange, ce en quoi il annonce l’herméneutique nietzschéenne et freudienne, c’est qu’il esquisse une déduction généalogique des institutions grecques et latines depuis l’exposé de leurs croyances religieuses les plus anciennes : « La comparaison des croyances et des lois montre qu’une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l’autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d’héritage» (de Coulange, p.3). Cette religion primitive, Fustel de Coulange la rapporte au culte des morts « qui est [la pratique religieuse] la plus ancienne qu’il y ait eu dans cette race d’hommes» et il souligne d’entrée de jeu ce qui la différencie de nos conceptions à nous : « D’après les plus vieilles croyances des Italiens et des Grecs ce n’était pas dans un monde étranger à celui-ci que l’âme allait passer sa seconde existence, elle restait tout près des hommes et continuait à vivre sous terre. » (p.8)

Le second trait remarquable que met en valeur Fustel de Coulange concerne la subdivision des âmes divinisées par la mort en deux catégories : « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les Mânes lorsqu’ils étaient malfaisants devaient être appelés larves, et ils les appelaient Lares lorsqu’ils étaient bienveillants et propices. » (p.20) Les Grecs les appelaient démons ou héros, les latins lares, mânes, génies. Lesdits mânes n’avaient pas d’existence autonome dans l’autre monde. C’était l’attitude des vivants à leur égard — l’expression paroxystique du deuil (voirRohde, p. 164), l’observance des prescriptions rituelles — qui décidait de leur destin posthume. Étrangement, les ancêtres n’étaient pas tenus pour des êtres bons ou malfaisants en eux-mêmes ou du fait des mérites qu’ils auraient pu accumuler durant leur vie (Rohde, p.170). Leur méchanceté ou leur bienveillance résultaient exclusivement du comportement des proches tenus de les honorer et plus particulièrement de porter leur deuil.

Ainsi, ce qui à nos yeux peut passer pour une projection fantasmatique valait dans cet univers religieux comme un dogme cardinal et comme le fondement de la vie sociale : « Si le mort qu’on négligeait était un être malfaisant, celui qu’on honorait était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient de la nourriture. Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines, il y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu’il était, il savait être fort et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu’on rencontrait un tombeau on s’arrêtait et l’on disait : "Toi qui es un dieu sous la terre, sois moi propice."» (Fustel de Coulange, p. 19) Bien que ces cultes fussent pratiqués dans un cadre domestique, puisque chaque père de famille était tenu d’assumer un ministère sacerdotal au sein de la famille, ladite religion était donc néanmoins bâtie sur un paradigme universel auquel correspondait d’ailleurs diverses expressions collectives : « Chaque cité avait des dieux qui n’appartenaient qu’à elle, ces dieux étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des familles. Comme eux, on les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros, sous tous ces noms c’étaient des âmes humaines divinisées par la mort.» (p.168)

C’est donc précisément en raison de son universalité que le culte des Ancêtres put servir, ainsi que le souligne Fustel de Coulange, de pierre de touche et de fondement à tout l’édifice social des Grecs et des Latins. Ladite universalité trouvait d’ailleurs dans le culte complémentaire du feu une expression emblématique et symbolique parfaite : « On peut [...] penser que le foyer domestique n’a été à l’origine que le symbole du culte des morts, [que] sous [la] pierre du foyer un ancêtre reposait, que le feu y était allumé pour l’honorer, et que ce feu semblait entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante. » (p.30) Plusieurs traits convergents conféraient ainsi à l’ensemble son insigne cohérence mythique et symbolique.

L’on peut dire en effet que le culte des morts qui exigeait diverses prestations — notamment l’offrande de repas funéraires annuels, la profération de formules rituelles lors de la visite aux tombeaux, etc. — visait avant tout à fixer le défunt sous la terre et donc à prévenir son errance parmi les vivants. Le culte du feu était tenu réciproquement pour essentiellement pur. Symbolisant la dévoration sacrée des miasmes issus de la corruption funèbre, il incarnait la vitalité post-mortem de l’âme — : « La religion disait encore que ce feu devait rester toujours pur, ce qui signifiait, au sens littéral, qu’aucun objet sale ne devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu’aucune action coupable ne devait être commise en sa présence (c’est-à-dire dans l’enceinte de la demeure). » (p.21)

Ainsi, par sa vivacité, sa clarté, sa chaleur et surtout par sa capacité purifiante, le feu incarnait-il la régie du monde par les âmes divinisées des morts : les puissances tour à tour vindicatives et tutélaires du sacré (des rites solennels de purification clôturaient la cérémonie funéraire, voir Rohde, p. 167; au sujet de la puissance cathartique du feu voir également chap. I, note 41 et chap. IX, note 127). Au sein de la configuration décrite, la source de la vie pouvait être figurée par la flamme en laquelle s’incarnait la piété des hommes, pourvu que le mort restât enfermé de manière permanente dans l’Hadès. Comme le dit encore l’auteur de La cité antique : «La race d’où sont sortis les Grecs et les Romains ont eu le culte des morts et du foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature physique, mais dans l’homme lui-même, et qui avait pour objet l’adoration de l’être invisible qui est pour nous, la force morale et pensante qui anime et qui gouverne notre corps.» (p.31, je souligne) Fustel de Coulange s’avance ainsi jusqu’au seuil d’une problématique d’extension plus vaste qui concerne rien de moins que la « thanatogenèse » (ou la naissance mortelle) de l’animal humain : « C’est peut-être à la vue de la mort que l’homme a eu pour la première fois l’idée du surnaturel et qu’il a voulu espérer au-delà de ce qu’il voyait. La mort fut le premier mythe; elle mit l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel, de l’humain au divin.» (p.20) Cette remarquable intuition demeure pourtant ponctuelle, elle n’est jamais développée pour elle-même dans La cité antique. Soucieux seulement d’une explication généalogique des institutions sociales grecques et latines, Fustel de Coulange se contenta en effet de pressentir seulement, dans l’horizon d’une visée d’ensemble, le principe d’une anthropogenèse, centrée sur l’entrevision de l’autre moi-même anéanti.

On constate donc que la description de l’économie religieuse latine et grecque repose sur le lien de dépendance symbolique des vivants et des morts (des mortels et des célestes). Les vivants ne pouvaient en effet jouir librement du jour qu’en proportion du tribut versé aux ancêtres immortalisés : en satisfaisant les mânes dans l’Hadès ils pourvoyaient de fait à leur propre bonheur. Pour que ce commerce fondamental fût préservé, il fallait donc que fût sauvegardée la fiction d’une prestation réciproque. L’abondance des bienfaits octroyés par les ancêtres (c’est-à-dire la préservation de la genèse du sens par l’hypostase renouvelée des morts), avait pour corollaire l’enfermement du mort dans son sépulcre.

Toutefois, malgré l’interdit du retour qui régissait le destin des âmes (le chien Cerbère notamment veillait à ce qu’aucune âme jamais ne pût remonter à la lumière), il arrivait pourtant que le seuil fatal pût être franchi à rebours, mais en des circonstances exceptionnelles ou de façon épisodique. Aux Anthestéries qu’on célébrait à Athènes vers la fin février (l’homologue latin à la même date était la fête des Paternalia, et en mai, celle des Lémuria), les esprits des morts étaient censés se répandre à travers la cité et cette confusion des deux mondes (cet état de « souillure », voir Rohde, p.168) se prolongeait pendant une période de trois jours. Le troisième jour était du reste censé être le plus critique car les esprits étaient alors accompagnés des Kères d’influence maléfique. Il appartenait à la cité tout entière de les apaiser à la faveur de diverses prières et rituels. L’on consommait en particulier, en cette occasion, une bouillie de graines mélangées, la panspermia, puis l’on invitait solennellement les esprits à regagner leur demeure souterraine (plusieurs croyances et pratiques antiques attestent de la puissance germinative et vitale attribuée à la mort et aux morts, Hadès lui-même, le roi des enfers associé à Perséphone, était un dieu de la fertilité).

Dans le même contexte relatif au franchissement à rebours du seuil de la mort, Homère mentionne la cérémonie de l’ekklesis ou de l’« évocation », à des fins de prophétie et de divination, des morts hors du monde infernal (l’Odyssée, X 515 sq. et XI 23 sq.). Réciproquement, dans certaines consultations oraculaires — en particulier à Labadée, dans l’antre de Trophonios, le myste mimait la catabase, c’est-à-dire la descente d’un vivant au pays des morts. D’un point de vue plus général, J.-P. Vernant a souligné que les devins et les aèdes étaient censés commercer avec l’autre monde et posséder des dons de voyance souvent indissociables de leur condition de poète (voir Mythe et pensée chez les Grecs, vol. I, pp.82-83). C’est cette corrélation essentielle entre la capacité à cueillir le rameau d’or et le commerce avec l’autre monde qui définit le mythe littéraire en son originalité foncière.

Nous retrouvons ici la figure légendaire d’Orphée, l’énigmatique citharède dont les premiers témoignages sont attestés au 6e siècle (certains textes le font vivre en Thrace « une génération avant Homère »). Sa légende relève sans nul doute d’une tradition septentrionale autre que l’héritage homérique ou la tradition méditerranéenne (voir W.K.C. Guthrie, p.24; de nombreux commentateurs ont relevé les analogies entre les pouvoirs qui lui sont attribués et les pratiques chamaniques). Notre propos n’est pas de retracer les avatars de la légende, il vise à questionner plutôt sa teneur transhistorique chez Rilke et Blanchot, dans le prolongement de l’exposé classique qu’en firent Ovide et Virgile (chez ces derniers s’accomplit déjà, on le sait, la cristallisation d’un drame emblématique d’amour, de poésie et de mort : voir Charles Segal, Orpheus, The Myth of the Poet, Chap. IV : « Virgil and Ovid on Orpheus, A Second Look »).

Le rappel avec Fustel de Coulange et E. Rohde des conceptions grecques et latines concernant le destin des âmes éclaire le bouleversement de l’ordre religieux traditionnel qu’introduit la catabase d’Orphée. C’est seulement si nous conférons une valeur universelle à cette conversion (si nous l’étudions à la lumière de l’onto-théologie dans son ensemble) que nous pourrons percevoir les raisons de sa prégnance sur la réflexion moderne. Nous verrons alors que toute la thématique de Blanchot s’inscrit dans l’horizon d’une rupture proprement poïétique avec le fonds mythique le plus ancien. Exprimant le drame intime d’une confrontation de l’amour et de la mort (une odyssée du désir sous sa forme absolue), le mythe développe simultanément, sur un mode propédeutique, voire prophétique, une idée moderne de la poésie.

L’amour plus fort que la mort

Le fait le plus saillant du mythe, c’est que l’amour d’Orphée pour Eurydice se situe d’emblée à hauteur de mort. Orphée ne descend pas aux enfers pour y acquérir un savoir ou pour s’emparer du secret de l’immortalité (comme c’est le cas par exemple de Gilgamesh). Il cherche seulement à répondre à l’impératif de l’amour qui ne peut acquiescer à la mort de l’aimée. Plus même que son refus de perdre Eurydice, son audace va jusqu'à contester la donnée inéluctable du destin mortel. D’ailleurs, comme le laisse entendre Blanchot, le désir d’Orphée est exacerbé par la métamorphose funèbre subie par la femme qu’il aime. Car il est peut-être d’autant plus amoureux d’Eurydice que, morte, elle incarne maintenant la part nocturne — fatale et créatrice — inhérente au secret de l’être féminin lui-même. Mobilisé par le deuil comme nul autre avant lui, Orphée ira donc jusqu'à mettre en cause l’économie du monde religieux qui est le sien. Il refuse le partage traditionnel des mondes : le confinement des morts dans leur tombeau au bénéfice des vivants. Là où chacun était convié d’accepter ou du moins de mimer la loi d’un mutuel contentement, il remet tout en cause et dénonce le mensonge de l’ordre religieux immémorial.

Mais cette dénonciation est elle-même possible parce que, vainqueur des puissances de la dissolution et du chaos par son chant seul, il révèle pour la première fois le pouvoir libératoire supérieur de l’harmonie poétique ou musicale. Ici le pouvoir des dieux lui-même est ébranlé en son fondement : à l’approche du chant il s’évanouit comme un édifice de brume. Au mutisme farouche des dieux se substitue alors le mystère de la parole : « Elle est l’oracle où se fait parole mystérieuse et mystère de la parole le mystère du mutisme des dieux.» (Blanchot, L’espace..., p. 313) L’impératif n’est plus de tuer le mort et de le contraindre au tombeau pour garantir la limpidité fallacieuse du jour, il est de réenfanter l’âme de l’aimée, jusqu'à réinventer la vie à la faveur d’une métamorphose souveraine.

Car Orphée ne soustrait pas Eurydice à l’Hadès pour la retrouver dans la banalité haineuse du jour ordinaire. Justement parce qu’il refuse l’empire des dieux fondé sur les terreurs de l’Hadès, il intégrera désormais cette expérience de la mortalité, comme jamais avant lui, au mystère de la vie même. Pour Orphée il faut en effet que le mystère de la mort finisse par coïncider intimement avec le mystère de la vie, en sa plénitude exprimée par la parole. Ainsi l’homme pourra-t-il fairesa mort : «Il se fait mortel et, par là, se donne le pouvoir de faire et donne à ce qu’il fait son sens et sa vérité. La décision d’être sans être est cette possibilité même de la mort. » (p.115) Mais d’où vient cette vertu étonnante de la voix et du chant ? C’est l’énigme que le mythe grec ne put éclairer et que Blanchot cherche précisément à pénétrer à la suite de Rilke.

Aux yeux du poète moderne tout est comme si le mythe littéraire d’Orphée révélait un lien crucial, depuis toujours occulté ou seulement entr’aperçu par les mythologies entre les morts et les mots, c’est-à-dire entre les pratiques religieuses et la genèse du sens même. Donner naissance à un jour inouï par le seul exploit de la voix et la profération du mot, c’est en effet porter Eurydice vers une lumière inconnue qui n’est plus de ce monde. Parce que le mot détient le pouvoir de susciter l’être hors du néant, nous serions donc Orphée chaque fois qu’usant du langage nous prendrions conscience de ce que : « Les mots [...] ont le pouvoir de faire disparaître les choses (et ce faisant) de les faire apparaître en tant que disparues » (p.41). Les « choses réelles deviennent ainsi pure absence, pure fiction.» (p.43) Corrélativement, toute la force du langage se fixe maintenant, en l’évocation en sa propre absence, sur : « L’absence de tout : langage de l’irréel, fictif et qui nous livre à la fiction, il vient du silence et il retourne au silence. » (p.34) Même si par l’effet d’une impatience fatale (p. 230) — puisque son œuvre (ne) tient (plus) à rien — Orphée finit par perdre une seconde fois Eurydice, et cette fois à jamais, son chant aura rendu manifeste (sur un mode non mythique et non violent) la transmutation primordiale elle-même de la poïesis ex nihilo. Il aura prouvé malgré son échec que nous sommes des êtres déjà posthumes ayant déjà vaincu la mort depuis que nous fut octroyé le don de la parole. Sa prise de conscience insolite exprime alors que : « la pureté de la mort purifiée du mourir [...] le chant unique de la mort [qui] dit oui, est la plénitude et l’accomplissement du chant. » (p.202)

Blanchot laisse ici entrevoir (bien au-delà certes des intuitions de Fustel de Coulange) combien l’expérience ritualisée de la mort de l'autre, renouvelée par le simple exercice de la parole, nous permit (et pourrait nous permettre à nouveau) d’accéder à l’« autre monde», c’est-à-dire à l’épanouissement d’un monde vraiment humain. (Nous constatons d’ailleurs que les deux perspectives sont parfaitement complémentaires car si l’historien de l’Antiquité soupçonna le saut hors de l’animalité par l’invention de la mort ritualisée, l’écrivain fixa son attention sur les chances d’une révélation littéraire du verbe ex nihilo, en l’événement de la fracturation du tombeau archaïque). Scrutant le monde par les yeux d’Orphée, Blanchot envisage en effet le retournement des origines (voir p.248) : la transmutation du rapport immémorial des morts et des mots. Il suppute l’exploit d’une parole poétique inouïe capable, en son insigne dénuement, de (re)produire l’événement de notre naissance inconditionnée. Il envisage la généalogie consciente de la parole qui brise la loi « idolâtre » de la vengeance et du déni de l’autre.

La voix d’Orphée, qui ranime Eurydice, révèle donc le chant résurrrectionnel de l’outre-mort. Elle suscite l’Événement depuis toujours inouï de la sur-vie du sens par le verbe. Elle est, comme telle, don de (la) vie, souci d’être à l’article de la mort. Pourtant sa quête est aussi trans-personnelle : Orphée n’entend pas s’arroger quelque pouvoir sur la mort ou sur la morte. Il fait fi de tout salut qui ne serait qu’égoïste. Il est seulement de « ceux qui consentent à passer, qui disent oui à la disparition et en qui la disparition se fait dire, se fait parole et chant » (p.194). Tout ceci conduit à expliquer l’insistance de Blanchot, tout au long de L’espace littéraire, sur l’exercice de la dissimulation. Pour que, selon le mot de Heidegger, « la parole puisse être portée à la parole en tant que parole» (il faudrait ici montrer combien sont profondes les affinités entre Acheminement vers la parole et L’espace littéraire), il faut non seulement que nous percevions le mouvement du retrait ou du voilement instaurateur de la dé-closion de l’apparaître, mais plus essentiellement que nous soyons à même d’assumer le jeu littéraire dans toute son extension en tant que fiction du religieux. Si la pensée veut s’affranchir du leurre qui la fonda immémorialement, elle doit se contenter en effet d’assumer celui-ci comme un jeu pleinement littéraire, c’est-à-dire comme fictio : « tout l’être est de par la dissimulation, l’être est essentiellement être au sein de la dissimulation.» (Blanchot, p. 359 note1) D’où se déduit le statut réservé par Blanchot à un imaginaire créateur soustrait à la loi de mimesis (p. 216).

Or comme cet approfondissement du mythe démythifié d’Orphée s’inscrit au nexus du religieux (ou de la subversion du sacré immémorial), nous nous demanderons comment il serait possible de conférer sa vraie extension à cette conception qui fut constamment refoulée et marginalisée par les discours dominants de la raison et de la foi au sein de la tradition onto-théologique. Simultanément, nous devrons exprimer, dans toutes ses implications historiales, la force innovatrice de la lecture du mythe d’Orphée par Blanchot à la suite de Rilke. Il y faudrait un long parcours archéologique qui développerait l’excellence symbolique, esthétique et éthique du point de vue littéraire (pourtant la littérature n’a pas à se poser explicitement la question éthique autrement que comme ouverture à l’autre).

Complémentairement, entreprendre de nous affranchir des accablements du passé, assigner sa vraie dimension historiale au mythe d’Orphée, partant à la littérature, ce serait montrer aussi en quoi ledit mythe se love secrètement depuis toujours au cœur de l’onto-théologie elle-même, comment il en constitue le noyau secret. Je ne proposerai ici qu’une brève exploration critique de ce double point de vue à partir des lectures plus compréhensives esquissées dans La vision et l’énigme et Le testament poétique (toutefois une caractérisation schématique sera justement l’occasion d’en mieux dégager l’originalité). Dans ce contexte encore, l’enjeu est de réaliser l’extase transhistorique que veut la référence à Orphée. Il faudra donc effectuer le « saut grâce auquel le passé peut rejoindre l’avenir par-dessus tout présent », et ce, en vue de recouvrer « le sens de la mort humaine, imprégnée d’humanité» (Blanchot, p.218).

Leplatonisme,Orphéetrahi

Certes, nombreux sont les auteurs qui soulignèrent les convergences thématiques entre la légende d’Orphée (et plus généralement l’orphisme) et le platonisme (voir Guthrie, « Orpheus and Other Greek Religious Thinkers », Orpheus..., pp.239-244); Platon lui-même, on le sait, reconnut cette filiation. Pourtant, comment caractériser la renégociation du mythos par Platon à la lumière de sa démythification proprement littéraire envisagée par Rilke et Blanchot ?

Le propos de l’exemplaire fable de la caverne décrit dans La République VI est, on le sait, délibérément exotérique. La remontée de l’homme vers la lumière ne concerne plus ici seulement l’initié qui se libère d’un monde corrompu et trouve son salut à la faveur d’une «époptie» singulière. Elle vise une conception inédite du vrai, partant une nouvelle politeia : une cité fondée sur l’accord solaire des consciences. Or, comme l’ont remarqué plusieurs commentateurs (voir J.-P. Vernant), cette conception ressortit non seulement d’une réinterprétation mais d’une conversion des vieilles croyances concernant le destin des âmes. Le séjour misérable et larvaire n’est plus celui des morts mais des vivants soumis journellement à la confusion et à l’illusion. C’est désormais toute l’humanité qui est prisonnière de l’Hadès et la mission divine du sage est de délivrer une Eurydice collective de l’esclavage du sôma/sema.

En première approche, on peut dire que Platon ne fait donc qu’élargir une conception présente déjà dans l’orphisme. Mais alors qu’il s’agissait seulement pour l’initié de se soustraire à la vie corrompue du monde, la perspective est ici tout différente puisque l’enjeu philosophique est de réinterpréter ce monde même du point de vue des Idées et ainsi de se doter du pouvoir de le transformer en retour. Avec la philosophie, l’illumination sacrale des origines aura en effet fini par rétroagir sur la conception courante ou naturelle, c’est-à-dire déjà sédimentée d’un monde secrètement modelé par l’inaugurale déflagration du sacré et du sens. Ce jeu en rétroaction emporta des conséquences considérables : il ne cessa d’être renégocié tout au long de l’histoire de l’Occident.

Pourtant le réenfantement philosophique qui concernait prioritairement l’instauration d’une forme nouvelle du vrai avait trait seulement à l’entendement, il ne touchait nullement au fondement mythique. Le philosophe psychopompe soucieux de dénoncer partout les effets d’un leurre universel ne pouvait en effet soupçonner son propre enfermement dans le caveau primitif, c’est-à-dire dans le royaume fallacieux des ombres dont celles qu’il dénonçait n’était que la métaphore. Héliotrope sublime du Souverain Bien, animé d’une prescience infaillible, il se présentait comme seul capable de se souvenir des Idées, censées l’avoir illuminé dans une existence antérieure. Grâce à sa connaissance de l’« autre monde », chaque chose retrouvait le paradigme de son apparaître — l’eidos ou l’aspect qui lui garantissait, avec l’essence, la possibilité même de l’existence.

La vision philosophique parvint, ainsi, non seulement à dénouer les paradoxes de la vieille religion (les ambivalences primitives du sacré), elle ravit au monde des morts son prestige. La vision des Idées put rétroagir sur le monde censément corrompu qui est le nôtre, sa puissance parut telle qu’elle fut réputée abolir jusqu'à la hantise de la mort même (voir la mort de Socrate, Phédon, 118, a). Corrélativement, la pureté du feu sacré intime qui fondait l’ordre social ancien put être assimilée simplement à la raison solaire régissant visiblement ce qui est.

Mais de fait, puisque la conversion philosophique n’était encore que formelle, puisqu’elle soumettait le Bien et le Beau à la loi prétendument supérieure de l’Intelligible, elle nous initia aussi à une obscurité d’autant plus angoissante que le Jour rationnel ne pouvait en avoir l’idée. La philosophie demeura en effet (et demeure aujourd’hui encore) aveugle à la nuit du mythos. C’est aussi la raison pour laquelle le «bon sens» philosophique ne put approuver la folie d’Orphée, son désir de pénétrer jusqu’au secret de la nuit même : «regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît [inaugure un] mouvement infiniment problématique, que le jour condamne comme une folie sans justification ou comme l’expiation de la démesure. » (Blanchot, p.229)

La conversion philosophique laissa donc intact le fonds mythique : elle n’interrogea ni le rapport aux dieux, issu du traitement donné aux morts, ni sa propre passion intime pour une «pure» lumière (abritant le secret du feu «impur» de la religion des Ancêtres). Simultanément, elle ne cessa d’ignorer l’énigme de la voix de l’autre en nous : le fait que la vraie sagesse requiert une conversion amoureuse du mort au mot, c’est-à-dire de l’idolâtrie du visible à l’Épiphanie du verbe (la philosophie reconduisit en effet centralement l’idolâtrie du voir — du theorein — c’est-à-dire le principe d’une lumière «pure» garantie par le Souverain Bien).

Ainsi, malgré la courbe splendide qu’elle traça et la libération qu’elle promettait, elle aggrava aussi notre enfermement. Elle aura continué de prendre appui secrètement sur l’ordre primitif du divin régi par le dé-voilement ritualisé du mort. Pour elle la poésie, vouée aux fantaisies de l’imagination, ne put qu’être bannie à jamais de la cité.

Ainsi la violence des origines qui requerrait l’ex/inclusion de l’autre dans le sépulcre (la violence ritualisée sous des apparences de piété) se transforma-t-elle en «violence logique» d’autant plus pernicieuse qu’elle condamna d’avance comme vaine et perverse toute prétention à contester la loi de la raison. Comme Nietzsche en posa le diagnostique, ce fut dès lors toute la vie qui fut subordonnée au régime des «arrières-mondes».

Plus secret que celle du mystère religieux ancestral des morts, il faut donc que les yeux d’Orphée ne soient éclairés par d’autre lumière que celle, invisible, émanée du verbe. Orphée se livre alors à «la folie du jour», à «l’écriture du désastre». Il nous enjoint d’accueillir la poïesis de la parole qui humanise la vie. S’il cherche la délivrance de l’autre c’est sans contrepartie, puisqu’il entend assumer seulement dans toute sa plénitude «son» double destin tragique : «la mort atroce pour les amants» (Rimbaud). Serons-nous capables d’accueillir la fiction poétique, non meurtrière et non vindicative, de notre naissance mortelle ? Un éclair éternel : une «explosion dans les ténèbres» (Baudelaire, «Le désir de peindre») ouvre ici et maintenant les portes de l’autre monde. Le «même» que celui quotidien où nous séjournons, mais humanisé, affranchi des fatalités du passé.

Les ambiguïtés de l’orphisme chrétien

Mais l’hubris poétique que nous entrevoyons entretient aussi, nous le pressentons, un rapport essentiel avec la tradition hébraïque. De fait, pour que le mythe d’Orphée puisse être interprété comme il le fut par Rilke et Blanchot, il aura fallu que lesdites interprétations soient déjà secrètement orientées par une exégèse proprement théo-logique (et mieux, athéologique) du mythos. La conversion du divin idolâtre par le verbe et comme verbe définit en effet l’originalité de la tradition judéo-chrétienne. Mais réciproquement, celle-ci s’exposera aussi à être elle-même critiquée en retour du point de vue d’Orphée (les dés-accords remontent aux origines du christianisme, voir Guthrie, «Orphism & Christianity», Orpheus..., pp. 264-271). L’explicitation de la poétique non-violente de la littérature doit donc passer par l’épreuve d’une relecture archéologique de la tradition hébraïque, et avant tout par la critique de sa version chrétienne. L’élucidation du mythe d’Orphée en sa destination moderne exige en effet une approche démythifiante du verbe divin, incarné en Jésus-Christ. C’est ce qu’esquissa déjà Rilke dans plusieurs de ses Sonnets à Orphée (les sonnets 1.26, 2.29 et 1.7 notamment, voir Charles Segal, «Orpheus in Rilke», Orpheus..., pp.152-153).

Si nous l’examinons du point de vue d’un orphisme transhistorique tel qu’il inspira la méditation de Rilke et de Blanchot (par-delà tout infléchissement singulier pour l’un ou l’autre auteur), le mythe chrétien apparaît comme une formation de compromis. Nous y discernerons en effet une profonde ambiguïté entre son enracinement archaïque et l’hyperbole inouïe du verbe qu’il promeut. À un premier niveau, le récit évangélique comporte une dimension indubitablement orphique : le Christ est l’homme divin qui franchit le seuil de la mort et délivre l’humanité tout entière du tombeau archaïque. À l’instar d’Orphée, il ne peut se résoudre à abandonner Eurydice (l’humanité déchue, chassée de l’Éden) aux ténèbres de l’Hadès (du Schéol). Comme Orphée encore il renonce à tout affrontement violent avec les puissances du mal (qui ne coïncident plus seulement ici avec les puissances démoniaques et infernales de la mort mais avec la malignité mortifère qui gît au cœur de l’homme lui-même depuis les premiers commencements).

Le Christ (le Verbe) bouleverse donc l’ordre du monde hérité du passé, il subvertit le religieux idolâtre. Il détruit l’immémorial jeu symbolique et il lui confère une cohérence tout autre. Mais, objectera-t-on, le Christ ne recourt pas au chant pour vaincre la mort : ce n’est pas sa voix seule qui fait reculer la violence des origines. Certes. Car il convient d’être attentif ici à l’ordonnancement proprement poétique et orphique d’ensemble du récit évangélique. L’irruption du verbe dans les Évangiles coïncide en effet avec une épiphanie essentielle du dire (par le truchement des témoignage des premiers lecteurs/chrétiens) et de l’écrit (notamment par la «lecture» thématisée — en abyme — dans le texte lui-même de la trace de l’Absent, le «déchiffrement» du tombeau vide). Seule une perspective proprement orphique nous permettra donc de prendre conscience de l’architectonique poétique d’ensemble qui sous-tend la révélation du Fils de Dieu en son incarnation «historique» et en sa manifestation sublime comme «sôma pneumatikos».

Le lecteur/chrétien ne peut en effet rencontrer Jésus que s’il s’est toujours déjà mis à l’écoute de sa/la Parole. Chaque chrétien doit refaire pour lui-même le cheminement orphique du Christ, il doit descendre aux enfers et ressusciter en l’expérience du verbe aboli in statu nascendi. Car la sortie du tombeau ancestral coïncide ici avec l’Événement de la foi même. Réciproquement, c’est l’entente de la Parole qui toujours déjà foudroie le croyant et lui donne à voir le Ressuscité «tel qu’en lui-même». À l’instar des femmes au tombeau ou des apôtres le jour de la Pentecôte ou encore des disciples d’Emmaüs, chaque chrétien doit assumer le pari résurrectionnel de l’«autre monde». Accueillir le mystère poétique du verbe qui affranchit le chrétien de l’enfer archaïque (ou de la culpabilité du premier Adam) suppose la relecture compréhensive de la genèse du sens et du sacré (le saut adamique hors de l’animalité que renouvelle l’incarnation du verbe en Jésus-Christ).

Pour accueillir l’autre — l’homme de douleur toujours méconnu qui (me) donne la vie — il faut que l’Orphée-chrétien change la loi du jour. Sa victoire sur la mort, son refus d’abandonner Eurydice à l’Hadès tiennent à la force de son amour, au seul pouvoir de son «chant».

Mais cette lecture orphique des Évangiles, qui par contrecoup approfondit la prégnance démythifiante de la légende elle-même, nous conduit aussi à discerner ce qui, dans le christianisme, demeure entaché d’archaïsme. Force est en effet de constater qu’un travail d’interprétation impensé permit au judaïsme comme au christianisme de renouveler la ritualisation sémiogène primitive de la mort, partant le détachement eu égard au paganisme de ce qui dut ainsi valoir comme «révélation». D’où la rémanance au sein du christianisme en particulier de certains thèmes archaïques comme la soumission du Fils à la loi vengeresse du Père (le rachat par le sang indissociable du «mystère» de la Rédemption). Complémen-tairement, dictée par l’intégration nécessaire, au sein de l’intrigue chrétienne, du récit hébraïque de la Chute, le chrétien aura toujours dû se convaincre d’une faute considérable a priori pour s’identifier au Christ. En revanche, Orphée est innocent du mal qu’il combat, il ne peut y avoir pour lui d’imputation de responsabilité antérieurement à son éveil conscient. Car admettre la culpabilité a priori, ce serait accepter la thématique du Dieu vengeur : perpétuer la loi archaïque qui accable l’homme pour libérer le dieu ancestral des ambivalences premières du sacré.

Enfin et surtout, la mise au jour de la régie historiale, secrète, sous-jacente à l’Épiphanie du Christ comme Figure transcendante et incarnation historique doit conduire à l’affirmation intégrale des Évangiles comme fiction vraie. Par-delà la démythification des «arrières-mondes», la vérité orphique cristallisée dans le christianisme s’avère capable de libérer poétiquement Adam des fatalités du passé. Nous sommes conviés alors à assumer la révélation christique/orphique universelle de l’homme de douleur dans une Épiphanie du verbe ex nihilo. Un drame permanent se renouvela en effet au long de l’histoire, celui des victimes anonymes enfermées dans le tombeau pour donner le Jour au jour. Ainsi que le note Blanchot dans un passage où la référence au Christ est implicite : « Orphée est l’acte des métamorphose, non pas d’Orphée qui a vaincu la mort, mais celui qui toujours meurt, qui est l’exigence de la disparition [...] parole qui est le pur mouvement de mourir.» (L’espace..., p. 185) Et dans un autre texte où il évoque la figure de Lazare et prend plus encore ses distances avec le christianisme institutionnalisé, il insiste sur le fait que l’épreuve résurrectionnelle devra coïncider avec l’humble énonciation poétique du mot : « c’est qu’ici la pierre et le tombeau ne détiennent pas seulement le vide cadavérique qu’il s’agit d’animer, c’est que cette pierre et ce tombeau constituent la présence, pourtant dissimulée, de ce qui doit apparaître. Faire rouler, faire sauter la pierre, c’est là certes quelque chose de merveilleux, mais que nous accomplissons à chaque instant dans le langage quotidien, et, à chaque instant, nous nous entretenons avec ce Lazare, mort depuis trois jours, peut-être depuis toujours, et qui, sous ses bandelettes bien tissées, soutenu par les conventions les plus élégantes, nous répond et nous parle au cœur de nous-mêmes.» (pp.259-260).

Prenant du recul, on constate que l’admirable cheminement de Blanchot (et de Rilke) aura dû laisser nécessairement dans l’ombre le principe d’une interprétation orphique de l’onto-théologie. Ni l’un ni l’autre n’engagea en effet la critique de l’héritage grec et judéo-chrétien qui eût permis de rendre pleinement manifeste l’insigne originalité démythificatrice d’Orphée. Sans doute on ne peut reprocher à la création poétique de ne pas avoir engagé un tel travail d’élucidation. Pourtant, quand la pensée se tourne vers l’énigme de la littérature, quand s’impose l’écoute de la voix esseulée de l’autre, une profondeur historiale insoupçonnée se révèle à nos yeux. Cette voix n’est plus alors celle du sujet censément maître de soi (du sujet naissant de soi et s’auto-affectant dans l’Aufhebung de toute extériorité), toujours décentrée, elle nous convie à l’écoute de la voix inouïe du tout autre, capable de métamorphoser l’ordre du monde.

Relativement à cette scénographie, l’exploration de la cohérence orphique immanente au platonisme comme au récit évangélique nous conduit à mettre en lumière le rôle foncier d’un ordre textuel (d’un travail impensé d’inscription et de lecture) immanent à l’histoire (à son récit même). Ce travail inconscient fut le fruit de la passion esthétique et éthique des hommes, il rend possible précisément une prise de conscience supérieure et s’épanouit comme amour et liberté (amour de la liberté). La mise en place d’un texte historial inconscient explique à la fois l’hypostase concomitante d’une vision transcendante et son ancrage dans le réel (de même le croyant qui accède à la foi prévoit dans la contemplation du Crucifié «sa» gloire post-mortem — dans toute l’ambiguïté du possessif). La déflagration du message chrétien imprima en effet à la réalité historique une vérité symbolique princeps, dictée par l’immémorial saut anthropogénétique de l’animal humain. Dans l’ordre philosophique en revanche ce même surgissement, qui fut entrevu comme cohérence rationnelle, s’imposa sans rupture : il fraya la voie d’un progrès continu. Évitant la scénographie d’une syncope tragique, l’Événement philosophique n’aura pas «troué» la trame de l’histoire : il ne se sera pas imposé comme un hapax de l’histoire.

Le parcours d’ensemble qui a été le nôtre éclaire la prégnance littéraire du mythe d’Orphée. Sa reconnaissance nécessite la démythification réciproque des deux volets princeps de l’onto-théologie : le platonisme et le drame de la Passion dans le judaïsme et le christianisme. Ainsi, porter à sa culmination la lecture démythificatrice du mythe d’Orphée requiert rien de moins que l’iconoclastie de tous les dieux jusqu’au dernier : le Christ. Nous sommes conviés alors à embrasser la chance historiale d’une humanité poétique délivrée des passions mortifères du passé.

L’orphismedeBlanchot

Blanchot qui se tient constamment au seuil de l’éclaircissement historial de la scène inaugurale du symbolique signale à son lecteur, nous l’avons marqué, l’importance cardinale du chapitre intitulé «Le regard d’Orphée». Mais si nous réexaminons l’architecture de son ouvrage, nous nous apercevrons qu’il comporte, de fait, un second foyer, plus secret encore. Il s’agit du chapitre intitulé «Les deux versions de l’imaginaire». Donné en annexe, apparemment excentrique à la démonstration, ledit chapitre entretient un dialogue essentiel avec «Le regard d’Orphée». La scénographie mortelle de l’autre moi-même qu’y décrit Blanchot nous fournit en effet comme les linéaments d’une archéo-logie de la parole, partant, de la genèse poétique du sujet et du monde même. «Les deux versions de l’imaginaire» est certes un texte étrange, inclassable, à mi-chemin de la littérature et de la philosophie. Blanchot y descend lui-même au tombeau pour y éveiller l’image d’une Eurydice anonyme qui se confond en dernière instance avec la parole même. L’auteur y propose une «scénographie» du déploiement dé-mythifié — quotidien — de la mort de l’ego alter : « il se pourrait que l’étrangeté cadavérique fût aussi celle de l’image. [Car] si le cadavre est si ressemblant, c’est qu’il est, à un certain moment, la ressemblance par excellence, tout à fait ressemblance, et il n’est aussi rien de plus. Il est le semblable, semblable à un degré absolu, bouleversant et merveilleux.» (L’espace..., pp. 348 et 351) Le penseur/poète y expose le site improbable de la Fiction : ici se dissipe (s’éclaire) le rêve d’un réel op-posable ou ob-jectif!

Dans une ambiance eschatologique/apocalyptique exempte de toute référence au divin (une athéologie sans mesure qui va jusqu’à dé-faire ou dé-figurer l’image de l’homme, voir p. 351) le phénomène de la mort ne fait qu’un ici avec la ressource vertigineuse de l’être parlant/conscient/moral que nous sommes : «Tout homme (est) son propre revenant.» (p. 351) Or, selon Blanchot, «deux versions de l’imaginaire» se partagent cette révélation athéologique de notre finitude. Elles renvoient au double sens initial que commande la puissance du négatif : «la mort est tantôt le travail de la vérité dans le monde et tantôt la perpétuité de ce qui ne supporte ni commencement ni fin.» (p. 355) D’un côté donc la version métaphysique platonicienne/hégélienne vise à consolider et donc à rendre monnayable «la possibilité qu’est la mort», c’est-à-dire à exploiter la ressource de la négation (voir la Préface à La phénoménologie de l’esprit; Blanchot a développé explicitement ce rapport à Hegel dans «La littérature et le droit à la mort», dans La part du feu). Cette version est en soi celle du «bon sens», elle est indissociable de l’«objectivité» du monde : le discours y gagne en puissance tandis que le génie philosophique y (ré)accomplit l’internement du mort.

À cette construction d’une pyramide de mots répond sa (sub)version littéraire. Celle-ci assume sans détour le vertige du «non»-être. Elle révèle en effet en quoi la «dissimulation est plus originelle» que la négation (L’espace..., p.359). Voici que l’esprit éprouve sa propre transe et s’expose au «néant» de ses origines. Il migre vers l’infini du paradoxe : le gouffre au sens de Pascal (p.345), la chute au sens de Poe (p.353), la veille/wake au sens de Joyce. À l’encontre de l’imagination philosophique focalisée sur l’autre mort (une image que «nettoie [et] informe [le] néant que pousse vers nous le résidu inéliminable de l’être», p.346), l’espace littéraire abolit «l’autre monde» mythique, c’est-à-dire le monde des dieux et des Idées. Il transgresse la loi de la mimesis (qui suppose quelque autorité mythique préalable). Quand l’image se love sur soi, quand elle s’abîme en la boucle d’une auto-référentialité limite, il n’y a plus de référent extérieur, «le défunt [...] commence à ressembler à lui-même» (p.350, il faudrait ici mettre sous rature jusqu'à la notion de «même»). L’image y entre dans le champ de la dissimulation, elle est «subsistance [de la chose] dans sa dissimulation» (p.346).

En une révélation esthétique suprême, la dépouille de l’autre moi-même est «cet être splendide d’où la beauté rayonne» (p.351). Signe de soi, il est l’événement toujours manquant au fondement du temps même : « qui ne supporte ni commencement ni fin [qui] nous dessaisit [...] nous tient en dehors, fait de ce dehors une présence où "je" ne "se" reconnaît pas.» (pp.355 et 357).

On notera que ce mort muet (ce miroir en lequel toute image s’évanouit ou s’infinitise) est cependant éminemment loquace. Là où se décompose le corps du congénère tourbillonne comme un essaim de mots (ainsi le sarcophage couvert de signes préserve-t-il l’imputrescibilité de la momie). Quand la voix anonyme jaillit du désastre, l’infans voit la vie par les yeux des morts. Ivre de «néant», il poétise le monde à la lumière (dans les ténèbres) du verbe seul.

Pourtant cette tentative exorbitante est aussi partiellement dévoyée. Dans «la prolixité du non vrai» (p. 356) tout demeure centré malgré tout sur la visibilité du mort. Du même coup la parole est avortée : mort née. C’est que l’émerveillement de la naissance poétique n’est pas thématisée par Blanchot. La volubilité du discours masque le miracle du jaillissement de la parole : la thématique de l’image prend constamment le pas sur la poïesis de l’ouïr-dire qui la rend possible. Le sens n’est pas traduisible dans une autre «version» : soustrait à l’ordre du discours, il passe dans l’autre de tout sens. Il faut noter encore que l’amour d’Orphée pour Eurydice paraît ici défaillir : l’élan amoureux manque et s’il est évoqué, c’est teinté d’ironie  : «celui qui meurt "entre vos bras" est comme votre prochain à jamais [...] Le cher disparu est donc convoyé dans un autre lieu.» (pp. 349 et 353) Surtout il n’y a pas de révolte contre la mort (le mal), et de ce point de vue, pas de rêve d’un au-delà démythifié. Quand Orphée se résigne à contempler le cadavre d’Eurydice, il se pourrait que celle-ci se mue en une idole glacée plus terrifiante que toute effigie divine.

Savant, le discours ne parvient donc pas à échapper à l’orbe de la métaphysique : le souci de l’autre à l’article de la mort (Orphée poursuivant une Eurydice vivante jusque dans l’Hadès) n’a plus ici le pouvoir de fracturer les portes du tombeau. À l’encontre de la scène solitaire et funèbre (dénuée d’espérance) décrite par Blanchot, on songe à la démarche libre et heureuse (ré)génératrice du monde qui conclut Thomas l’obscur (le héros y renonce à toute mise à mort idolâtre du mort). Où est ici la glorification résurrectionnelle de la parole capable de faire voler en éclats le sépulcre de l’humanité (c’est-à-dire d’assumer la confrontation poétique du nihil) ? Car pour que se réalise l’apothéose démythificatrice d’Orphée, il y va avant tout de la levée du refoulement systématique de l’autre version de notre tradition, c’est-à-dire de la poétique judéo-chrétienne. Aucune pensée ne peut faire l’économie d’une archéo-logie du verbe sans l’explicitation des origines du judaïsme et du christianisme. Seul un tel «détour» peut conduire à réactualiser le choix biblique de vie ou de mort dont il est question dès le Deutéronome.

En conclusion, on constate qu’Orphée est le poète mythique qui révèle la fiction humanisante de l’origine telle qu’elle fut occultée sous les prestiges du dieu (ou du mort). Répéter le cycle des palingénésies, abolir l’ordre cruel et vindicatif des dieux, telle est sa vocation. Au risque de tout perdre, il tente de rendre Eurydice à la lumière mais c’est pour que résonne l’hymne résurrectionnel. Ayant parcouru à rebours le labyrinthe de l’histoire, Orphée se fait anonyme : par lui, avec lui, chaque homme incarne l’enfance de la parole.

La catabase d’Orphée (avec celle d’Eurydice : «Nous fûmes deux, je le maintiens», S. Mallarmé) répète la descente d’Adam au tombeau (sa naissance posthume dès lors qu’il voit le monde par les yeux des morts). Orphée y découvre la pure diaphanité du verbe. Il comprend comment une muette stupeur enferma l’autre moi-même au tombeau, pourquoi la parole fut mise au service des effigies fallacieuses des dieux (des morts divinisés dans un «autre monde» mythique). Orphée/Eurydice révèlent l’un et l’autre (et l’un pour l’autre) ce mensonge (ce «glorieux mensonge», S. Mallarmé) puisqu’ils assument désormais en toute liberté l’épreuve de la mort transfiguratrice. Tout alors dépend du rêve d’amour dont ils sont capables. Par eux — grâce à leur amour — brille le pur chiffre du Renouveau (de l’Anabase).

Au moment d’extinction de sa voix et comme pour expier son infidélité aux dieux, Orphée subit l’ultime épreuve : le démembrement par les Ménades. En cette extrémité, plus qu’à aucun autre moment de sa vie, il lui faut tenir pour essentiel non la permanence mais la métamorphose : le songe sublime d’un «autre monde» démythifié.

Ouvrages cités

Blanchot, Maurice. L’espace littéraire. 1955. Paris : Gallimard.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ . La part du feu. 1949. Paris : Gallimard.
Bucher, Gérard. La vision et l’énigme. 1989. Paris : Cerf.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ . Le testament poétique. 1994. Paris : Belin.
Fustel de Coulange, N.-D. La cité antique. 1984, 1ère éd. 1864. Paris : Flammarion.
Guthrie, W.K.C. Orpheus and Greek Religion. 1952, 2nd ed. London : Methuen.
Segal, Charles. Orpheus : The Myth of the Poet. 1989. Baltimore : Johns Hopkins Univ. Press.
Rohde, Erwin. Psyche. 1950, 1st Engl. trans. 1925. New York : Routledge & Kegan.
Vernant, J.-P. Mythe et pensée chez les Grecs. vol. I. 1965. Paris : Maspero.
(*) Gérard Bucher est professeur de lettres françaises à la State University of New York à Buffalo.


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