Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Sociabilité et Franc-maçonnerie

Sociabilité et Franc-maçonnerie : propositions pour une histoire des pratiques sociales et culturelles des Lumières par Pierre-Yves Beaurepaire Professeur d'histoire moderne Université de Nice Sophia-Antipolis, Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine.
   
Dans ses Mémoires, Gauthier de Brécy a laissé un témoignage remarquable et méconnu sur la sociabilité maçonnique au XVIIIe siècle et la rencontre réussie entre l’Art Royal et la vie de société. Il évoque la « jouissance autant de plaisirs et délassements que de morale et de charité, et surtout plutôt que de prétendue égalité ». En 1780, Brécy est vénérable de la loge de Villeneuve-lès-Avignon et responsable du bureau de la ferme générale de la ville (1) ; à ce titre, il est chargé sous l’autorité du célèbre fermier général Jean-Benjamin de Laborde, de la responsabilité de la foire internationale de Beaucaire :

«  Sous le commissaire du roi M. de la Borde, indépendamment des plaisirs et amusements ordinaires, ce fermier général, valet de chambre de Louis XVI, était très amateur de franc-maçonnerie. Il voulut absolument tenir et ouvrir une loge ; il me confia son projet. Il savait que j’étais moi-même zélé franc-maçon ; il m’invita à trouver les moyens de faire préparer, dans une des dépendances de l’hôtel des fermes, un local pour y tenir loge de francs-maçons, et en même temps loge d’adoption, laquelle serait tenue par son épouse, qui était grande-maîtresse. M. de la Borde ajouta qu’il paierait tous les frais nécessaires pour cette agréable fantaisie de son épouse et de lui-même. Je choisis alors, dans les dépendances de l’hôtel des fermes, un vaste local entièrement démeublé et dégarni, mais qui me parut propre, au moyen d’une très grande quantité de tapisseries, à être suffisamment décoré et préparé pour la tenue d’une loge de francs-maçons. Après plusieurs autres réceptions, dont M. de la Borde fut très satisfait, Madame de la Borde ouvrit la loge d’adoption. Elle était la sœur de M. de Vismes, qui plus tard fut fait fermier général. Elle-même, après un long espace de temps, et dans les vicissitudes de la politique et de la vie humaine, elle est devenue duchesse douairière de Rohan Chabot. A mon retour en France comme émigré, j’ai été la voir, et elle s’est parfaitement ressouvenue de la foire de Beaucaire, où, comme grande-maîtresse, elle avait présidé la loge d’adoption, pour laquelle je m’étais donné tant de soins.

Madame de la Borde était femme d’esprit, et alors jeune et jolie ; elle tint cette loge d’adoption avec beaucoup de finesse et de grâce. Une demoiselle de Renouard, et deux autres dames dont j’ai oublié les noms, furent reçues franc-maçonnes. Je me souviens très bien que leur réception fut aussi intéressante que spirituelle par les questions ingénieuses qui leur furent adressées par Madame de la Borde, questions auxquelles les trois novices répondirent avec esprit. Après quelques heures de jouissance de cet agréable passe-temps de société, je reçus de Monsieur et Madame de la Borde des remerciements du zèle avec lequel j’avais concouru à l’exécution de leurs projets et idées de Franc-maçonnerie » (1).

Longtemps, les écrits personnels des francs-maçons ont été négligés au détriment d’une vision institutionnelle de l’ordre maçonnique privilégiant l’exploitation des correspondances administratives des loges avec leurs obédiences, et une sociographie descriptive des listes de membres. Cette orientation encore dominante en France a singulièrement appauvri la connaissance de la Franc-maçonnerie comme « fait social », pour faire référence à un article pionnier de Paul Leuilliot (3), ainsi que les analyses des chercheurs qui l’ont prise pour objet. Cette situation est d’autant plus paradoxale que la loge maçonnique a été d’emblée au cœur des travaux qui ont marqué l’étude de la sociabilité aux XVIIIe-XIXe siècles : « Pénitents et francs-maçons » de Maurice Agulhon, puis « Le cercle dans la France bourgeoise » du même auteur, Le siècle des Lumières en province de Daniel Roche, les contributions  de Gérard Gayot et la thèse de Ran Halevi sur « Les origines de la sociabilité démocratique » ; et parmi une riche production internationale, « L’Espace public » de Jürgen Habermas, dont on connaît l’influence qu’il a exercé sur les historiens, le colloque de Bad Homburg sur « Sociabilité et société bourgeoise », ou encore « Living the Enlightenment » de Margaret C. Jacob, pour ne citer que quelques titres et autant de repères (4).

Des synthèses récentes comme celles de Peter Clark ou de Dominique Poulot témoignent de la généralisation de cet acquis historiographique (5). Revers de ce succès, la cause paraît entendue : la loge maçonnique est le foyer de sociabilité par excellence des élites urbaines sensibles au discours et au projet des Lumières. A quoi bon contribuer par de nouvelles monographies d’orients ou de loges à corroborer des résultats acceptés par un large consensus : la présence de loges actives, avec des effectifs nourris, témoigne de l’ancrage solide des Lumières dans la ville sociable ; inversement, l’absence ou le retard de l’implantation de l’Art Royal signalent les résistances aux Lumières ? Mais en fin de comptes, connaît-on vraiment les ressorts du formidable succès européen et colonial de la Franc-maçonnerie au XVIIIe siècle ? l’offre de sociabilité qu’elle présente aux élites du XVIIIe siècle, des représentants de la Société des princes qui tiennent des Hoflogen, des loges de cour, dès la décennie 1730, aux élites négociantes, des aristocrates aux officiers « moyens » des petites villes ? D’Edimbourg à Breslau, de Palerme à Perm ?

Parallèlement, les recherches historiennes sur la sociabilité, en se focalisant sur les pratiques de terrain, ont tardé à découvrir et à intégrer le travail pionnier de Georg Simmel qui étudie la sociabilité comme « forme ludique de la socialisation » (6). Maurice Agulhon, à l’origine de la plupart des études de ce laboratoire d’une sociabilité en transition qu’est la loge maçonnique des années 1740-1830 souligne dans la préface à la troisième édition de « Pénitents et francs-maçons » qu’il ignorait l’existence des travaux de Simmel lorsqu’il écrivit son étude pionnière. Le sociologue allemand avait pourtant longuement étudié le secret, clé de la compréhension de la sociabilité maçonnique, mais aussi source de nombreux contre-sens entre société à secrets -voire à mystères, par référence aux cultes à mystère de l’Antiquité- et société secrète, en même temps qu’il s’était intéressé à la sociabilité. Aujourd’hui encore, la lecture de Simmel est loin d’être générale parmi les historiens, à la différence de celles de Jürgen Habermas ou de Norbert Elias, qui lui aussi a mis longtemps à être reconnu et partant discuté. Elle est pourtant banale chez les sociologues.

L’idée que la loge maçonnique d’Ancien Régime constitue un laboratoire privilégié en raison de sa forte densité d’implantation en Europe et dans les colonies et ce jusqu’au niveau des petites villes d’observation et d’élaboration des structures et des pratiques de la sociabilité urbaine, le miroir des élites, de leurs réseaux, de leurs stratégies et trajectoires sociales, culturelles et politiques, est aujourd’hui largement admise. Mais si l’on souhaite aller plus loin dans le cadre d’une histoire sociale et culturelle des Lumières audacieuse qui avance sur deux fronts complémentaires, l’étude des pratiques de sociabilité d’une part, et la réflexion sur la manière dont les contemporains pensent le lien social, perçoivent leur espace relationnel, vivent leurs relations interpersonnelles et les stratégies qui les sous-tendent, le moment est sans doute venu de résoudre le paradoxe évoqué plus haut. Pour ne pas abandonner le terrain des Lumières à une histoire des idées qui a souvent tendance à oublier les pratiques, sans pour autant s’interdire de penser la sociabilité et ses enjeux multiples, il convient sans doute de faire retour sur les principaux itinéraires historiographiques qui ont marqué la recherche sur la sociabilité et la Franc-maçonnerie, pour proposer sur les bases de leurs acquis, de nouvelles directions de recherche, susceptibles d’approfondir notre connaissance des formes de sociabilité du XVIIIe siècle, de leurs acteurs et des stratégies qu’ils y déploient. Les pistes ouvertes par Daniel Roche dans le volume collectif dirigé par Daniel Ligou sur « l’Histoire des francs-maçons en France » demeurent donc, vingt ans plus tard, d’une remarquable actualité et doivent clairement orienter notre agenda de recherche :

« L’important est de noter, outre la généralisation accélérée du phénomène, son caractère de liaison associative qui  établit sur l’ensemble du royaume un univers maçonnique où les Frères se retrouvent en relations personnelles autant qu’en communion spirituelle et morale. La part du phénomène de sociabilité qui explique le jeu d’imitation sociale transparent dans de nombreuses créations est fondamental. Qu’elle puise aux sources d’un ancien corporatisme ou dans l’éclat d’une vie mondaine paré des prestiges de l’élitisme, c’est à établir une vie de rapports culturels, de discussions sans doute, et de pratiques associatives que tend la Maçonnerie française. Des gestes anciens s’y déploient ; banquets fraternels, musiques et chansons rassemblent et unifient peut-être autant que l’échange ésotérique ou idéologique. Le développement mondain de l’Ordre assume son succès, rassure la police et fascine une opinion publique qui s’élargit et, pour une part, se laïcise. Le passage de la confrérie à la loge s’inscrit dans ce mouvement. Il est prouvé en Provence, il reste à étudier ailleurs » (7).

Itinéraires historiographiques.

Georg Simmel a apporté une contribution décisive en pensant l’articulation  entre sociabilité et secret, et en portant sur la société initiatique le regard du sociologue (7). Maurice Agulhon a attiré, pour sa part, l’attention sur les parentés de structures entre foyers de sociabilité : la loge maçonnique s’inscrit et s’épanouit dans l’offre de sociabilité d’Ancien Régime, qu’elle recompose sans la déchirer. Elle concurrence les confréries -bien qu’elle soit d’abord l’une d’entre elles, d’un type particulier, mais elle leur permet aussi de s’adapter aux exigences du « commerce de société ». « Le Siècle des Lumières en province et Les Républicains des Lettres » de Daniel Roche marquent ensuite un tournant, en appréhendant pour la première fois la Franc-maçonnerie en comme « fait social » national, en débordant le cadre parisien pour embrasser les orients provinciaux dans leur diversité et dans l’autonomie de leurs trajectoires, en proposant une sociologie des membres, l’étude des âges et des phénomènes de générations, des correspondances et des affiliations croisées à d’autres formes de sociabilité (9). Dans la longue citation que j’ai donnée plus haut, Daniel Roche évoquait « les relations personnelles ».

Dans « Les Républicains des Lettres », l'article « Négoce et culture dans la France des Lumières » invite à suivre le parcours des négociants à travers « l’univers maçonnique des Lumières » : « Le champ de l’enquête est vaste : sociétés de culture, loges maçonniques, réseau des correspondances et des institutions des Lumières, offrent tour à tour occasion de saisir au vif l’engagement culturel négociant » (10). Les 6000 académiciens ont accueilli moins de 166 négociants dans leurs rangs, alors que les loges du XVIIIe siècle ont réuni des milliers de négociants, le fait mérite d’être rappelé. Personnellement, je relierai cette attention portée aux négociants francs-maçons mais surtout à ce que la Franc-maçonnerie apporte aux négociants, aux recherches lancées par Daniel Roche sur la culture de la mobilité, et dont témoignent notamment un livre personnel, « Humeurs vagabondes », un ouvrage collectif, « Paris ville promise », un numéro de la « Revue de Synthèse » coordonné par Henriette Asséo (11) ainsi que dernièrement un numéro spécial de « French Historical Studies sur Mobility in French History » (12), avec un commentaire de Daniel Roche intitulé : « Les mobilités concrètes, XVIe-XXe siècles » (13). Cette attention à la culture de la mobilité était déjà présente dans l’article consacré à Jean-François Séguier, qui articule pratique du voyage, de l’hospitalité et de l’échange épistolaire pour jeter les bases d’un maillage de l’espace européen savant et mondain particulièrement efficace. Elle est aussi le moteur de chantiers susceptibles de relancer les recherches en histoire de la Franc-maçonnerie et d’intégrer à leur juste place ces recherches dans une histoire européenne de la sociabilité des Lumières.

De nouveaux chantiers.

La diffusion européenne et coloniale de la Franc-maçonnerie est sans équivalent dans le champ de la sociabilité des Lumières (14). Une véritable République universelle des francs-maçons se met en place, dont les ressources répondent  parfaitement aux attentes des voyageurs, des diplomates, des étudiants, des négociants, des artistes qui arpentent l’espace européen et sillonnent les océans du globe. Les certificats maçonniques, véritables « passeports pour la lumière » selon le frère savoisien Joseph de Maistre sont particulièrement recherchés. Annuaires des loges comportant les adresses de leurs Vénérables, tableaux de la correspondance des ateliers, et lettres de recommandation maçonnique complètent le dispositif et permettent d’activer à distance le réseau d’assistance fraternelle, de solliciter l’hospitalité. Ces certificats, dont la plupart restent encore à découvrir, évoluent au cours du siècle et sous l’effet d’une demande croissante : ils s’uniformisent, incluent parfois le signalement physique du porteur -les faussaires sont nombreux, et les aventuriers tel ce Antonio Pocchini de La Riva se font parfois prendre par la police, en l‘espèce à Parme, avec des paquets de certificats vrais et faux, les faux permettant d’obtenir des attestations authentiques (15), deviennent de véritables formulaires imprimés, et sont même parfois bilingues c’est le cas de certificats émis par des loges irlandaises. Comme ces certificats sont signés au verso par les secrétaires de loge à chaque présentation, ils permettent de suivre l’itinéraire emprunté par le frère visiteur.

Croisés avec des registres de visiteurs, comme celui de la « Bien Aimée » d’Amsterdam, loge du grand négoce et de la bourse que visitent Casanova, Marat parmi des centaines d’autres francs-maçons, ils permettent de prendre mieux conscience de l’ampleur du phénomène. La mise sur pied d’ateliers dédiés à l’accueil des frères étrangers comme la « Réunion des Etrangers », orient de Paris, de fondation franco-danoise, ou « l’Irlandaise du Soleil Levant », pour les étudiants en médecine irlandais inscrits à la Faculté de médecine de Paris doit être également soulignée. Elle complète la politique de large ouverture européenne des métropoles maçonniques de la périphérie du royaume (Bordeaux, Marseille, Lyon et Strasbourg notamment), qui trouvent là une reconnaissance internationale susceptible de les aider dans leur résistance à la force d’attraction du Grand Orient de France qui se pose en « centre national de l’union » et prétend au monopole de la correspondance avec l’étranger. La « Candeur », loge de l’Université luthérienne de Strasbourg, « Saint-Jean d’Ecosse » de Marseille qui essaime dans tout le bassin méditerranéen et implante ses fondations jusqu’aux Antilles, illustrent la rencontre entre la demande des francs-maçons européens de structures d’accueil performantes des frères en voyage, et la politique des puissances maçonniques territoriales qui parient sur la République universelle des francs-maçons et les réseaux à long rayon d’action pour contrarier l’organisation de l’Europe fraternelle en puissances maçonniques nationales souveraines dans leurs ressorts définis sur la base des frontières internationalement reconnues des Etats.  Partant, ces pistes de recherches intéressent à la fois la géopolitique maçonnique du XVIIIe siècle et la participation de la Franc-maçonnerie aux dispositifs de gestion de la mobilité des élites européennes.

Rompant avec la sociographie paresseuse qui ne s’intéresse qu’aux listes de membres envoyés par les loges à leurs correspondantes ou à leurs obédiences et qui ne nous dit finalement rien des motivations des initiés et de leurs pratiques sociables, le chantier des écrits personnels des francs-maçons des Lumières doit permettre d’éclairer l’histoire des pratiques, de restituer les options et les trajectoires maçonniques dans leur environnement familial, professionnel, confessionnel, économique, et d’étudier l’insertion des liens maçonniques dans le périmètre relationnel  et le faisceau de relations interpersonnelles des individus considérés. Ainsi, plutôt que de fantasmer sur les « réseaux des francs-maçons », il devient possible de mettre à l’épreuve le réseau et d’apporter les preuves éventuelles de son existence : effectivement, à Lyon, Jean-Baptiste Willermoz investit temps, énergie, capitaux, relations négociantes, amicales et fraternelles dans un vaste projet de réformation maçonnique -qui donne naissance au Rite Ecossais Rectifié d’essence chrétienne et chevaleresque-, aux ambitions européennes. Son bureau général de correspondance entretient une activité remarquable, au point de susciter les convoitises d’autres têtes de réseau comme Charles Pierre Paul Savalette de Langes, fondateur du régime des Philalèthes souché sur la loge parisienne des « Amis Réunis », dite loge des fermiers des généraux, mais aussi des artistes parisiens et européens à la mode, ainsi que de leurs commanditaires.

Correspondances et fragments autobiographiques du diplomate français Marie-Daniel Bourrée de Corberon (16), du manufacturier Armand Gaborria, ou des figures du Refuge huguenot à Leipzig éclairent la réception des pratiques maçonniques françaises et étrangères, les processus d’appropriation culturelle des corpus de grades, rituels et symboles, tout comme ils soulignent l’importance du lien maçonnique pour les diasporas jacobites, huguenotes et les expatriés. Ici encore, l’enjeu est à la fois maçonnique et profane. Cette recherche sur les écrits personnels des francs-maçons éclaire l’histoire des circulations maçonniques à l’œuvre dans l’espace européen des Lumières, en même temps qu’elle est susceptible de mettre en évidence l’implication de ces médiateurs culturels dans des champs qui débordent la sphère maçonnique. Elle s’intègre dans une série de programmes de recherches et d’édition français et européens autour des écrits du for privé et des ego documents (17).

Les recherches récentes sur la sociabilité ont permis de réévaluer la prégnance du modèle aristocratique et mondain. Antoine Lilti l’a notamment montré de manière exemplaire dans « Le Monde des salons »(18). Là encore, le champ maçonnique doit prendre toute sa place dans l’étude des pratiques de sociabilité. En effet, les loges sont soucieuses de répondre aux attentes des élites françaises et européennes ; elles assurent une authentique veille sociable et ne manquent pas l’occasion de briller sur la scène mondaine en organisant tenues d’adoption au recrutement mixte, théâtres de société, concerts amateurs, cabinets de lectures, bals, parties de chasse, feux d’artifice et actions de bienfaisance, et en se dotant de jardins d’agrément, qui n’ont pas retenu jusqu’ici l’attention des historiens de l’Ordre.

Les écrits personnels témoignent de la richesse de cette « Maçonnerie de société » (19), et de ses relations précoces avec les sociétés mixtes  badines et chevaleresques tel l’ordre des Mopses  qui se créent à travers le royaume européen des mœurs et du bon goût. Ils montrent aussi des voyageurs de qualité qui trouvent aisément leurs marques dans ces loges aristocratiques et mondaines qui fraternisent de Paris à Petersburg, et dont les frères se retrouvent hors des temples dans les villes d’eaux ou pendant l’été dans les demeures aristocratiques périurbaines pour des tenues improvisées. La loge sensée incarner la sociabilité démocratique s’épanouit en fait dans la culture de l’entre-soi des élites, à l’échelle continentale de la « société des princes » comme à l’échelle provinciale : à Perpignan, par exemple la loge de la « Sociabilité », la bien nommée, s’affiche comme « la loge de toute la noblesse » et domine l’Art Royal en Roussillon ; elle réunit les figures des Lumières techniciennes, le gratin du Conseil souverain et de l’Université, et bénéficie de l’aura du maréchal comte de Mailly, lieutenant-général du roi en Roussillon, dont il fait un laboratoire des Lumières provinciales, sans jamais cesser de faire référence au niveau de l’égalité -mais on aura compris qu’il s’agit d’une égalité harmonieuse, donc proportionnelle et non pas arithmétique.
 
L’exploitation des archives « russes » du Grand Orient de France, c’est-à-dire des dossiers volés par les Nazis en 1940, saisis par l’Armée Rouge en Prusse-Orientale en 1945, et rapatriés en France à partir de l’an 2000, débute. Ces dossiers permettent d’étudier à nouveaux frais les principales métropoles maçonniques françaises. Cette opportunité doit être saisie pour proposer une autre histoire de la Franc-maçonnerie du XVIIIe siècle, partie prenante d’une histoire de la sociabilité attentive aux hommes et aux structures, aux trajectoires individuelles comme aux choix collectifs, aux circulations comme aux représentations, aux projets comme aux réalisations,  et, au-delà, d’une histoire des pratiques sociales et culturelles des Lumières.

Notes.

(1) A propos de l’hôtel de la Ferme générale, Gauthier de Brécy écrit : « ce commissaire du roi (le fermier général de Laborde) tenait pendant la foire (de Beaucaire) un grand état de maison, il y avait toujours un dîner de trente à quarante couverts, et le soir une réception et souper, auxquels assistaient environ deux cents de personnes des deux sexes, qui tant de Montpellier et de Nîmes que de Marseille, d’Aix et d’Avignon, se rendaient à Beaucaire (…) Il y avait avant le souper bal et musique (…) la salle de bal et de l’hôtel des fermes était vaste, et l’on pouvait y danser vingt personnes de front de chaque côté » : Gauthier de Brécy vicomte, « Mémoires véridiques et ingénues  de la vie privée, morale et politique d’un homme de bien », Paris, Imprimerie de Giraudet, 1834, p. 114-115.
(2) G. de Brécy, « Mémoires véridiques et ingénues... », op. cit., p. 116-118.
(3)  Paul Leuilliot, « La Franc-maçonnerie, fait social, in Annales Economies, Sociétés, Civilisations », avril-juin 1953, p. 240-259.
(4) Maurice Agulhon, « Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale », Paris, 1984, (1ère éd. 1966) ; « Le cercle dans la France bourgeoise 1810-1848, étude d’une mutation de sociabilité, Cahier des Annales n° 36 », Paris, Armand Colin, 1977. Daniel Roche, « Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux », 1680-1789, éditions de l’EHESS, 1984 (1ère éd. 1973). Gérard Gayot, « Les problèmes de la double appartenance : protestants et francs-maçons à Sedan au XVIIIe siècle », in « Revue d’histoire moderne et contemporaine », XVIII, juillet-septembre 1971, p. 415-429 ; « La Franc-maçonnerie française, textes et pratiques (XVIIIe-XIXe siècles) », Paris, Gallimard, 1980, (1ère éd. 1991). Ran Halevi, « Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Aux origines de la sociabilité démocratique, Cahier des Annales n°40 », Paris, 1984. Jürgen Habermas, « L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. fr. de Strukturwandel der Öffentlichkeit » (1962) par Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1993. Etienne François dir., « Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse, 1750-1850, Travaux et mémoires de la Mission historique française en Allemagne », Göttingen-Paris, Editions recherche sur les civilisations, 1986. Margaret C. Jacob, Living the Enlightenment. Freemasonry and politics in eighteenth-century Europe, Oxford, Oxford U. P., 1991.
(5) Peter Clark, British Clubs and Societies 1580-1800. The origins of an Associational World, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 309-349. Dominique Poulot, Les Lumières, Paris, PUF, 2000, p. 195-207.
(6) Georg Simmel, « Sociologie et épistémologie », trad. de l’allemand par L. Gasparini, introduction de J. Freund, Paris, PUF, 1991 ; « Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation », traduction de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, PUF,1999 (1ère éd. allemande 1908).
(7) D. Roche, « Le monde maçonnique des Lumières », in Daniel Ligou (dir.), « Histoire des francs-maçons en France », Toulouse, Bibliothèque historique Privat, 1987, p. 101.
(8)  L. Deroche-Gurcel, « La sociabilité : variations sur un thème de Simmel », in « L’Année sociologique », 1993, vol. 43, p. 159-188 ; L. Deroche-Gurcel et Patrick Watier (dir.), « La Sociologie de Georg Simmel », Paris, PUF, 2002.
(9) D.Roche, « Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle », Paris, Fayard, 1988.
(10) « Ibidem »,  p. 289.
(11) « Circulation et cosmopolitisme en Europe », numéro spécial de la « Revue de synthèse » coordonné par Henriette Asséo, cinquième série, 2002, tome 123.
(12) « French Historical Studies», special issue « Mobility in French History », 2006, 29/3, summer 2006.
(13) « Ibid. », p. 513-515.
(14) Pierre-Yves Beaurepaire, « L’Europe des francs-maçons (XVIIIe-XXIe siècle) », Paris, Belin, 2002.
(15) Nous en avons reproduit certains dans P.-Y. Beaurepaire, « L’espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au XVIIIe siècle », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 207-211.
(16) P.-Y. Beaurepaire, « L’instrumentation électronique appliquée aux écrits du for privé ». Le projet « Le monde de Marie-Daniel Bourrée de Corberon », in Jean-Pierre Bardet, François-Joseph Ruggiu (éd.), « Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle », Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 247-253. En complément des « Mémoires » de G. de Brécy cités plus haut, le « Journal » de M.-D. de Corberon éclaire avec précision les pratiques d’une « Maçonnerie de société » où il fréquente les Laborde auxquels les Corberon sont alliés.
(17)  P.-Y. Beaurepaire et Dominique Taurisson (dir.), « Les ego-documents  à l’heure de l’électronique. Nouvelles approches des espaces et des réseaux relationnels », Montpellier, Presses universitaires de Montpellier, 2003.
(18) Antoine Lilti, « Le Monde des Salons, sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle », Paris, Fayard, 2005,  568 p.
(19) P.-Y. Beaurepaire, « L’espace des francs-maçons…, op. cit., « Franc-maçonnerie et vie de société », p. 109-150.


7035-G L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \