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Les Nombres

Un des premiers souvenirs que j'ai de mon entrée en M\ est cette interrogation en ouverture des travaux : « Quel âge avez-vous ? » Et surtout la réponse : « Trois ans ». A l'époque, avec cette mauvaise foi dénuée de complexes que je cultive avec tendresse, j'ai le souvenir de m'être fait la remarque que la sœur qui faisait cette réponse exagérait peut-être un peu. Et puis j'ai vite imaginé que le « vous » avait sans doute plus à voir avec la collectivité qu'avec une politesse trop voyante. Ce nombre était sûrement en rapport avec les trois questions que l'on m'avait posées, les trois voyages que j'avais effectués lors de mon initiation, les trois pas du grade d'apprenti ou les signes ternaires que l'on m'avait appris. Il y avait du symbole dans l'air…

Plus tard, j'ai fait la connaissance du nombre cinq, celui du compagnon, puis du sept et du neuf en atteignant la maîtrise. Maintenant, pourquoi trois, cinq et sept et non un, comme le GADLU, deux comme papa, quatre comme les cavaliers de l'apocalypse, six comme les branches de l'étoile de David ou sceau de Salomon, douze comme les apôtres ou les mois de l'année, et j'en passe jusques et y compris, l'infini ? Tous ces nombres, tels quels ou associés dans une addition, ont une signification symbolique dont nous retrouvons les exégèses dans de très nombreux ouvrages maçonniques. Il m'est dès lors apparu intéressant de m'en extirper et d'essayer d'en percevoir les origines. En deux mots, existe-t-il une continuité historique, à défaut d'être universelle, dans les sens donnés à ces nombres ?

Certains chiffres, bien qu'ayant un sens symbolique fort, ne passionnent pas la M\. C'est le cas par exemple du quatre, pourtant, nombre sacré dans la Véda ou il est symbole d'universalité, mais aussi présent un peu partout dans la Bible, des quatre anges exterminateurs aux quatre fleuves du Paradis, du tétragramme sacré - dont on reparlera - ou des quatre éléments, voire des points cardinaux aux quatre des évangélistes. Pourquoi l'avoir méprisé entre le trois et le cinq ?

Maintenant, par lequel commencer ?

Lors de mon initiation, alors que je patientais dans le cabinet de réflexion - que pouvais-je y faire d'autre ? - Parmi toutes les figures et inscriptions qui s'y trouvaient, je m'étais arrêté sur un mot de sept lettres « V.I.T.R.I.O.L. » qui faisait d'ailleurs un beau couple avec un crâne. Rassemblant mes quelques notions de tarot, j'avais imaginé qu'il existait une relation entre la mort, symbolisée par le - dit crâne, signe non pas de disparition mais de renouveau, et ce moyen expéditif d'y parvenir. A cet instant, il n'y avait pour moi rien d'autre derrière ce mot dont je ne connus ou supposa le sens.

Au risque de vous étonner, au moment de réfléchir sur les nombres, c'est donc ce mot de sept lettres, VITRIOL, qui me vient à l'esprit. Ce mot et aussi son sens que maintenant je connais et que je vous rappelle : « Visite l'intérieur de la terre et, en rectifiant, tu trouveras la pierre occulte ».

Tu trouveras la pierre occulte ? Allons bon ! Moi qui croyais que l'initiation était un passage de l'ignorance à la connaissance, je me rends compte que cela pourrait être aussi la voie, moins rassurante, de l'inculte à l'occulte. Vous me direz, connaître n'est pas savoir et la perception rationaliste est d'autant moins la seule valable que les fondements du savoir sont parfois impénétrables. Je sais ! dit le croyant. Allez lui dire le contraire !

Demandons-nous plutôt comme Leibnitz si « toutes les vérités dépendent de l'expérience, c'est à dire de l'induction et des exemples, ou s'il y en a qui ont un autre fondement ». Des « prolepses comme disaient le stoïciens » qui savaient faire avec.

Moi qui suis un agnostique convaincu, c'est à dire adepte du « on ne sait jamais », j'aurais plutôt envie de le suivre dans cette idée qu'il existe une connaissance sensible à côté de la connaissance rationnelle. Ne serait-ce d'ailleurs que parce que la plupart des découvertes fondamentales ont été faites à partir d'intuitions.

Pour en revenir aux nombres, je commencerai par faire remarquer que « chiffrer » un document, c'est justement le rendre incompréhensible à un non initié. De là à imaginer que ces nombres cacheraient quelque chose, il n'y a qu'un pas qui fut franchi avant même l'invention de leur représentation graphique. Un pas prudent, d'ailleurs, devant une telle plongée dans l'infini.

Depuis des temps immémoriaux, il existe une relation très étroite entre la croyance à la magie des nombres et la crainte des dénombrements. Cette crainte est encore très présente dans de nombreuses sociétés, comme les Japonais ou les Arabes. Ces derniers par exemple répugnent à dénombrer leur famille ou leurs biens, tant ils sont persuadés que prononcer le nombre de leurs frères, de leurs épouses, de leurs richesses ou même leur âge équivaudrait à donner à Satan la possibilité d'appréhender le pouvoir magique de ces nombres, de le circonscrire et d'exercer alors ses actes maléfiques. Si vous insistez, et s'il ne vous envoie pas promener avant, le Maghrébin vous répondra toujours « CINQ », chiffre éminent symbolique et bénéfique pour les musulmans.

A ce sujet, en m'instruisant pour préparer cette planche, j'ai lu une très intéressante théorie maçonnique sur le chiffre « Quatre », dont je m'étonnais plus haut de la disparition. A partir de sa ressemblance avec le signe de croix, ou du moins celui inversé des orthodoxes, on déduisait que ce nombre symbolisait, pour cette raison, soit la Rédemption, soit la formation du nouveau monde, par référence aux 4 saisons, aux 4 points cardinaux, et moralement aux 4 évangélistes, à l'origine de la religion chrétienne. Belle déduction, n'est-il pas, qui aurait bien du mal à nous ramener si loin, puisque cette représentation, jusqu'à la fin du XVème siècle en Europe, était celle du nombre 5 et non pas 4, représenté lui, par des graphèmes très différents.

Je cite cet exemple pour montrer les limites de l'exercice. De la même manière que je commence par les arabes, en référence à notre système de numération appelé à tort ainsi. Il suffit d'ailleurs de comparer nos chiffres à ceux utilisés dan le monde arabe pour s'en convaincre.

En réalité, et ce n'est d'ailleurs contesté par personne - à commencer par les Arabes - l'origine de notre système numéral est indienne. C'est donc de ce côté là que j'ai voulu aller pour voir si on y retrouvait les racines d'une constante symbolique. Je vous le dis tout de suite, je n'ai pas été déçu.

Dans toutes les religions du sous-continent indien, brahmaniques et autres, les symboles ont toujours eu une très grande importance, qu'ils soient visibles (animaux, objets ou végétaux) ou invisibles, c'est à dire ayant un sens caché pour les profanes. Chaque divinité du brahmanisme possède un animal support qui le représente auquel est associé une lettre symbole, son bija, et ses mantra qui sont des formules sacrées. Pour les indiens, rien n'est gratuit, tout est sens. En particulier, surtout, les nombres. Nous n'allons pas ici en chercher l'origine, que j'aurais d'ailleurs bien du mal à définir, mais décrire brièvement le sens donné à certains chiffres également chargés symboliquement pour la maçonnerie. Pour bien insister sur le rapport entre notre numérotation et leur origine sanskrit, je donnerai pour chaque nombre sa traduction.

Le Un, Eka en sanskrit, est, il fallait s'en douter le chiffre de l'unité et a donc un sens divin. Je n'insisterai pas.

Le deux (dva), plus intéressant, est un concept souvent mis en rapport avec la dualité, l'idée de couple, le contraste, comme notre pavé mosaïque. Là aussi, rien de transcendant.

Le trois par contre, (traïa ou tri) mérite notre attention. C'est la matière brute, comme la pierre du même nom. C'est d'abord le dieu du feu, puis les mondes, l'univers, les énergies féminines, les trois états non maîtrisés de la conscience, les trois buts primitifs de l'existence humaine (la richesse, l'amour par le désir et le devoir), les trois lettres sacrées (AUM, comme la funeste secte du même nom au Japon), les trois cités forteresses dont Shiva s'employa à détruire les murailles, etc. N'y a-t-il pas là tous les éléments que l'apprenti doit dégrossir ?

Le Cinq (Piancha) est, comme pour les musulmans un nombre éminemment sacré et magique. Ce sont, entre autre, les cinq visions de Bouddha, celle du corps, de la forme divine, de la sagesse, de la doctrine et de son œil ; les cinq pouvoirs surnaturels du Bouddha, les cinq horizons, c'est à dire les quatre points cardinaux plus le zénith ; les cinq péchés mortels (parricide, assassinat d'un saint, le fait de semer la division dans une communauté bouddhiste, blesser un bouddha) ; les cinq dons de la vache etc.

D'une manière plus conceptuelle, le nombre Cinq symbolise la purification, comme d'ailleurs, pour d'autres raisons le nombre sept. Dans les deux cas, il y a un rapport avec le vent, dont Vâyu, la divinité est l'intermédiaire entre la terre et le ciel. C'est d'ailleurs lui qui donne le prâna, le souffle de la respiration vitale, parmi cinq souffles différents, dont l'udâna qui agit sur la partie supérieure de l'organisme en créant un lien entre la partie physique et la partie spirituelle pour faciliter son développement.

Comme en maçonnerie, ce nombre est le plus important en ce sens qu'il signifie l'accès à la vraie connaissance, dégagée du poids de ce que nous nommons les métaux.

Le nombre sept (Sapta) est d'abord celui de la sagesse, celui des sept sages des temps védiques, des sept bouddhas, des sept joyaux attributs du bouddha, celui aussi des océans, des montagnes. C'est le nombre de « ce qui ne bouge pas », de ce qui est immuable, contrairement au cinq qui est celui de « ce qui doit être fait », qui suppose donc action, ou au nombre trois, qui est celui de « ce qui est commun à tous les hommes », donc celui des profanes.

Que dire de plus en quelques minutes, sinon qu'il y a là matière à s'interroger pour savoir si tout est bien dans tout ou si c'est le contraire.

Et le temple de Salomon dans tout cela ?

Les Hébreux, comme d'ailleurs plusieurs peuples méditerranéens au cours de l'Histoire, qui s'étaient dotés d'un alphabet dérivé de l'abécédaire phénicien, à l'ordre déterminé, eurent l'idée de noter leurs nombres de la même manière. Les Hébreux donnèrent ainsi une valeur aux 22 lettres de leur alphabet, d'abord les 9 unités, puis les 9 dizaines et enfin les centaines de 100 à 400. Idem pour les Grecs et plus tard pour les Arméniens ou les Géorgiens et, bien sûr, pour les arabes, au nombre près des lettres de leur alphabet (28 dans ce dernier cas).

Affecter des valeurs numériques à des lettres ne pouvait que donner des idées aux ésotéristes de tous poils qui développèrent un art original du calcul alphabétique appelé Guématrie par les Juifs, Isopséphie par les Grecs et Hisab al Jumal par les arabes. Qu'elles soient spéculatives, divinatoires ou simplement littéraires, ces pratiques ont profondément imprégné ces cultures et donc la nôtre. Pour donner un exemple, en hébreu, les mots « yayin » et « sod » qui signifient respectivement « secret » et « vin », ont le même total, c'est à dire 70. Une pierre taillée de plus dans le jardin de François Rabelais et de son oracle : « In vino Veritas ».

On pourrait multiplier ce genre d'exemples. Nous nous en tiendrons seulement à notre tétragramme sacré, qui est constitué, comme je l'ignorais complètement avant de le lire, des trois formes hébraïques du verbe être : « il fut, il est, il sera », le tout étant égal à 26. 26, la différence (une côte vaut donc 26) entre Adam (45) et Eve (19), à rapprocher du verset 26 du chapitre 1 de la Genèse où Dieu dit : « Faisons l'Homme à notre image ». 26 aussi le nombre de générations entre Adam et Moïse, et j'en oublie.

Ainsi, pour prendre cet exemple, l'Homme, avec un grand H, est la somme d'Adam, d’Eve et de Dieu. Cette addition de concepts pour en faire une somme, nous la retrouvons dans notre symbolisme ou le nombre sept, pour ne citer que celui-là est la somme de trois, représentant la nature morale ou divine et de quatre, la nature physique. Nous avons vu pourtant qu'il serait tout aussi sensé de prétendre qu'il serait la somme de cinq et de deux, comme neuf est la somme de sept et de deux.

Pourquoi donc ce besoin de mathématique ? Est-ce pour donner à notre symbolisme une rigueur rationnelle parce que, à l'instar de Kant « il n'y a de science proprement dite qu'autant qu'il s'y trouve de la mathématique » ? Est-ce plutôt une recherche désespérée, désespérante pour certains, de se donner les moyens de comprendre l'incompréhensible ? De donner à tout prix un fondement au savoir comme nous le disions plus haut ? A ce point, je me contente de poser la question.

Je voudrais terminer en soulevant un dernier point qui m'interpelle lorsque j'observe les étapes qui nous ont conduits de l'Inde à la F.M. spéculative en passant par le temple de Salomon, Rabelais et, comme vous le savez maintenant la cheminée. Je veux parler de cette question, évoquée en préambule et soulevée par Foucault, de la continuité ou de la discontinuité de l'Histoire. « Mon travail, disait-il, c'est essayer de retrouver dans l'histoire de la science, des connaissances et du savoir humain, quelque chose qui en serait comme l'inconscient ». « Vouloir faire de l'analyse historique le discours du continu, et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout savoir et de toute pratique, ce sont les deux faces d'un même système de pensée. Le temps y est conçu en termes de totalisation et la révolution n'y est jamais qu'un prise de conscience ».

L'histoire des nombres, avec ses ruptures, ses conceptions différentes et communes à la fois, ses révolutions et leurs cortèges de découvertes, sa marche en avant écartelée entre les rationalistes et les ésotéristes, entre le ciel et les étoiles, entre l'inconscient et la science exacte, en est une démonstration éclatante.

« Chaque vie est un point de vue sur l'Univers ».

H\ C\


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