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Alchimie et Franc-maçonnerie

Depuis l’aube des temps, sous tous les cieux et dans toutes les civilisations, l’astrologie, la magie et l’alchimie ont constitué les trois volets fondamentaux de la science traditionnelle. L’astrologie-astronomie a conduit ainsi à la connaissance de l’harmonie universelle qui préside à la conception de notre univers en même temps qu’elle permettait d’entrevoir son reflet sur la destinée humaine ; l’alchimie a permis à ses adeptes de découvrir l’infinie puissance de l’esprit sur la matière et dans la matière de l’œuvre ; et la magie a montré souvent la réalité de l’action de ce même esprit sur les forces vitales de notre être profond.

La franc-maçonnerie, grâce à son processus initiatique qui vise à la transformation et même à la transmutation, précisément, de cet être profond, a toujours offert à ses membres la possibilité de recourir à ces trois arts, voire de les pratiquer, tout en demeurant, elle, sur un plan purement spirituel, « spéculatif » diront même ses fondateurs, inspirés par la « Royal Society ». (1)l

Mais si l’astrologie a laissé de nombreuses traces dans la symbolique maçonnique – le soleil, la lune, la voûte étoilée en sont les témoins éloquents – si la magie n’est pas absente de l’ensemble de ses rituels (2), c’est bien l’alchimie qui compose avec elle la plus naturelle, la plus efficace et la plus mystérieuse des conjonctions.

Ce n’est point un hasard d’ailleurs si alchimie et franc-maçonnerie portent toutes deux le nom « d’art royal ».

L’origine de ce terme demeure controversée. Il ne s’agit point de rapporter ici l’alchimie et la franc-maçonnerie à un quelconque roi terrestre ou à de vulgaires circonstances politico-historiques, comme l’a cru Rebold qui attribuait le mot de « royal » à Charles II Stuart pour la maçonnerie…(3) Mais bien de se référer au sens originel de ce terme qui signifie notre propre « royauté » sur nous-même, difficilement et patiemment acquise, notre propre « empire », qui en alchimie est symbolisé par le « soufre-roi » commandant à l’adepte sa conduite et, en maçonnerie, par la pleine maîtrise de l’initié, parvenu – s’il y parvient toutefois jamais ! – au terme de sa quête.

Ajoutons que l’art royal est aussi l’art de la règle (regulus = petit roi) qui s’impose tout à la fois à l’alchimiste dans son laboratoire – ora et labora ! – et au maçon dans sa loge. Et souvenons-nous que chez les maçons opératifs, la Règle avait le même pouvoir symbolique que le Volume de la Loi sacrée… Précisons enfin que, en alchimie comme en franc-maçonnerie, « l’art royal » ressortit du « sacré » comme du « secret » et qu’il est à ce titre le garant réel de notre quête de la transcendance.

A elle seule cette dénomination d’art royal, appliquée aux deux ascèses alchimique et maçonnique, devrait nous inciter à mieux comprendre la démarche commune de leurs adeptes respectifs. Si Oswald Wirth a parfaitement démontré cette communauté d’objectif dans « Le symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’alchimie et la franc-maçonnerie », il ne fut pas le seul. Déjà la Frère William Höhler publiait en 1905 à Ludwigshafen un ouvrage où il montrait que notre Ordre se rattachait par son symbolisme à la philosophie hermétique et donc à l’alchimie. Reproduisant de larges extraits des textes alchimiques de Basile Valentin, de l’Abbé Trithème, de Raymond Lulle et d’Arnaud de Villeneuve, il montrait à quel point ceux-ci recoupaient la quête maçonnique ajoutant d’ailleurs que la Kabbale, la magie et l’astrologie étaient également à rapprocher de l’alchimie et de la franc-maçonnerie, toutes ces sciences, disait-il, s’appliquant « à la réalisation du Grand Œuvre et à découvrir les lois qui régissent l’univers ».

Un rituel des hauts grades écossais nous apprend d’ailleurs à ce propos qu’il « n’est réellement admirable que la Loi universelle qui régit toutes les choses dans leur ensemble et chaque chose en son détail »…

En d’autres termes Julius Evola nous rappelle que « le but de l’initiation est la supra-nature » et que ce but ne peut être atteint que par « la connaissance énergétique de l’univers ». Jacob Boehme, bien avant lui, ne parlait pas d’autre chose lorsqu’il évoquait « la grande initiation de la Nature » tandis que de nos jours l’auteur anonyme (4) des « Arcanes majeurs du Tarot » assimile la transmutation alchimique à une « garde du cœur », de ce cœur, qui, souligne-t-il, « bat au fond de toutes les religions, toutes les philosophies, tous les arts et toutes les sciences passées, présentes et futures » et que l’initiation maçonnique permet d’éveiller dans l’âme de chacun de ses initiés…

Un objectif commun : une conversion spirituelle ou « metanoia »

L’alchimie, tout comme la franc-maçonnerie, n’a pas d’origines parfaitement connues. Ce n’est point en attribuant à la seconde les ancêtres mythiques que furent les compagnons bâtisseurs de l’Antiquité et du Moyen Age qu’on expliquera le dépôt dans ses rites et dans ses mythes des traditions initiatiques les plus anciennes – égyptienne, zoroastrienne, mithraïque, éleusinienne etc. – pas plus que les références constantes à la Bible et au judéo-christianisme qui emplissent ses rituels, ou les traditions chevaleresques qui inspirent tous ses grades. De même ce n’est pas en évoquant un fondateur mythique en la personne de Chemesh ou Chimesh qui, selon Zosime, aurait été un prophète juif ou en se référant aux racines arabes de « al kimiya » ou au mot grec de « chemia », qui, selon Plutarque, viendrait de l’égyptien « kemit » ou « kam-it » signifiant la « terre noire » d’Egypte, qu’on trouvera l’origine de l’alchimie. Sauf peut-être à préciser que « chemesh » en hébreu désigne le soleil ce qui a fait dire à l’alchimiste Zosime que « le grand Soleil produit l’œuvre ».

L’alchimie hier, comme la franc-maçonnerie aujourd’hui, est universelle : elle s’est développée dans l’Antiquité égyptienne, grecque, mésopotamienne, dans la Chine antique comme dans la civilisation musulmane, partout où l’évolution spirituelle de la société le rendait possible… Elle connut de multiples écoles et fut même travestie par les « souffleurs » en une vulgaire quête de l’or, d’ailleurs incomprise par le grand public, berné par les véritables adeptes !

Elle fut donc bien souvent trahie, comme la franc-maçonnerie le fut – souvent par la faute de ses membres eux-mêmes ! – en donnant l’image d’une société séculière, préoccupée avant toutes choses de social et de politique…

La quête véritable de l’alchimiste est la « pierre philosophale », c’est-à-dire une véritable transmutation spirituelle. La quête véritable du franc-maçon, c’est aussi la « pierre » des philosophes, transposée symboliquement en pierre d’édifice par les constructeurs qui veulent bâtir un temple collectif – ce qui correspond à la « collectivité » de la loge – cette pierre qui d’ailleurs est explicitement exposée, dès le départ, au nouvel initié qui découvre dans le cabinet de réflexion avec le fameux « VITRIOL » (« Visita interiora terrae, rectificando, invenies occultum lapidem ») la maxime qui va désormais, guider sa recherche.

L’alchimiste et le franc-maçon ont donc la même quête fondamentale en commun. Une différence essentielle toutefois : le premier la poursuit en solitaire, le second la partage avec ses frères dans cette communauté d’exception que l’on appelle la loge.

Deuxième différence notable : pour l’alchimiste, le travail sur la matière – la matière brute, la matière réelle de l’œuvre – est indispensable. Une alchimie purement spirituelle est inconcevable car le grand principe est : « délivrer l’esprit par la matière en délivrant la matière elle-même par l’esprit ». « Cette mutuelle délivrance, a pu dire René Alleau, ne peut être accomplie que par l’art suprême, le traditionnel « Art d’Amour » de la chevalerie de tous les temps » (in « Aspects de l’alchimie traditionnelle »)

Mais une fois ces nuances posées, nous verrons que la similitude entre les deux arts royaux est plus qu’étonnante.

Déjà, dans l’alchimie l’homme est réellement à la fois la matière et l’opérateur du Grand Œuvre. Il est toujours « son propre terrain d’expérience », comme l’a dit Jean-Albert de Broglie dans « Le sablier d’or ». Or, de même, en franc-maçonnerie, la pierre cubique est à la fois l’œuvre à accomplir – fut-elle symbolique – et l’homme lui-même à perfectionner. L’alchimiste est transféré dans un autre cadre espace-temps, celui de son laboratoire, comme le maçon en loge pénètre dans un espace-temps aboli car devenu espace et temps sacrés.

L’objectif réel des deux quêtes est l’amélioration, le perfectionnement de l’homme sur tous les plans. Cela est annoncé clairement au néophyte dans la cérémonie maçonnique d’initiation, c’est également perçu d’emblée par l’alchimiste, l’homme étant son propre laboratoire où s’amorce la conversion spirituelle, la « metanoia » selon Platon.

On peut appliquer indifféremment à l’une et à l’autre de ces écoles spirituelle le terme de « religion fraternelle, vaste, humanitaire » (L. Lucas) en redonnant, bien sûr, au mot religion son double sens originel de « religare » (lier, attacher, relier) et « relegere » (recueillir, rassembler de nouveau).

Comme la franc-maçonnerie, l’alchimie vise à la conciliation des contraires puisqu’elles visent toutes deux la quête de l’Un dans l’univers : unité de la matière, unité de l’Esprit, selon la loi de l’Harmonie universelle. Quête qui suppose bien entendu « la recherche de la vertu et de la sagesse » comme l’avait si bien compris l’admirable philosophe que fut Simone Weil.

Comme la franc-maçonnerie encore, l’alchimie joue sur les rapports entre « le visible et l’invisible, l’occulte et le manifesté, la lumière et l’ombre » ainsi que l’a démontré Françoise Bonnardel, professeur à la Sorbonne, dans sa magistrale étude sur « La philosophie de l’alchimie ». L’une et l’autre science unissent la raison et l’intuition, le rationnel et sensible. Toutes deux enfin correspondent magnifiquement au « besoin métaphysique » de l’humanité.

Alors la franc-maçonnerie serait-elle une simple « transposition de l’alchimie », comme le croyait finalement le grand maçon spiritualiste que fut Oswald Wirth ? … Les choses ne sont sans doute pas si simples et le mystère des modalités de cette transposition demeure entier.

Certes, il est vrai que la démarche peut être aisément transposée. Le choix de la matière de l’œuvre c’est peut-être celui du profane le mieux qualifié ; le dépouillement des métaux renvoie à la purification de la matière et l’on peut assimiler le cabinet de réflexion à l’œuf philosophique où s’accomplit la nouvelle naissance.

Il est vrai aussi que dans le cabinet de réflexion il y a le soufre intérieur qui s’oppose à la force mercurielle venue de l’extérieur, le sel réalisant la cristallisation, ce qui fait la partie stable de l’être. Et la pierre philosophale qui en résulte c’est l’être poli et taillé par le maçon en pierre cubique.

Il est vrai que dans les épreuves subies dans l’initiation, après celle de la terre viennent successivement celle de l’air, qui réalise la séparation du subtil de l’épais et permet à l’esprit de se dégager du « caput mortuum » puis celle de l’eau où l’initié, comme par les lavages successifs de l’adepte, accède à l’œuvre au blanc. Par le feu ensuite, il passe à l’œuvre au rouge qui purifie le sel, coagule le mercure et fixe le soufre et surtout symbolise l’accès à la grande Lumière.

On peut aussi, avec Wirth, assimiler la colonne Boaz au mercure des alchimistes et la colonne Jakin au soufre, le sel étant symbolisé par l’initié lui-même purifié par le Feu. Ainsi ce dernier reçoit-il, comme le proclame Hermès dans sa « Table d’émeraude », « la force des choses d’en haut et d’en bas, la force de toute chose qui vaincra toute chose subtile et pénétrera toute chose solide ».

Une image particulièrement éloquente : le « rebis »

L’image du rebis alchimique est à cet égard particulièrement éloquente. Ce fameux rebis ou androgyne hermétique, on le retrouve pratiquement dans tous les traités, de Basile Valentin à Elie Ashmole, de Limojon de Saint-Didier à « La clef de la grande science » (manuscrit 6577 de la B.N.), du « Rosarium philosophorum » (manuscrit du XVIè siècle) à la « Philosophia reformata » de Mylius, du « Livre de la Sainte Trinité » du XVè siècle à « L’Atalante fugitive » de Michel Maier…

La meilleure image est sans doute donnée par Basile Valentin dans son « Azoth ou le moyen de faire l’or caché » écrit au XVè siècle mais qui ne fut publié à Paris qu’en 1650 et où l’on retrouve explicitement mentionnée la devise du « V.I.T.R.I.O.L. » offerte à l’apprenti - maçon dans le cabinet de réflexion. Dans cette gravure qui fut souvent reprise par les maçonnologues, le rebis terrasse le Dragon. Il est figuré sous sa double image homme-femme tenant en main droite le compas qui symbolise la mesure de toutes choses et donc la Raison et la Vérité et en main gauche l’équerre de la Loi morale, de l’équité et de la justice. Au sommet de la tête duale flamboie l’étoile à cinq branches, emblème de l’initié accompli par la quintessence des éléments. Le soleil et la lune, qui entourent l’étoile, lui apportent leur double rayonnement et achèvent la finalisation de l’Oeuvre.

Toute l’initiation se trouve ainsi résumée dans cette image du rebis de Basile Valentin qui prouve encore, s’il en était besoin, comme l’a souligné Grillot de Givry, que les alchimistes avaient bien « une doctrine secrète, invariable » recueillie sans aucun doute par les francs-maçons devenus « spéculatifs » au XVIIIème siècle.

Dans cette gravure figurent encore quatre sceaux de Salomon ou étoiles de David, à six branches et aux deux triangles inversés. Ces quatre sceaux pourraient bien symboliser, comme le suggère Oswald Wirth, quatre unions indissolubles à la base du génie de la Création : l’union du Père et de la Mère (Roi-Reine, Soleil-Lune etc.), l’union de Dieu et de la Nature – sans qu’il y ait, bien sûr, confusion possible entre les deux principes – l’union de l’Esprit unique et de l’âme universelle, l’union du Feu procréateur et de l’Eau génératrice. Les deux triangles inversés    Feu et     Eau représentent en effet la distillation-épuration de l’âme - eau par le feu - esprit, par quoi s’accomplit la réalisation du Grand Œuvre.

Plus que dans les mots et dans les traités où abondent les « recettes trompeuses », la clef de l’hermétisme alchimique est à rechercher tout simplement dans les signes et dans les symboles. Avec le cercle, signe de l’Un, avec la croix binaire, le triangle ternaire et le carré quaternaire, les quatre symboles chers aux pythagoriciens, tout est expliqué. Le cercle est l’alun des alchimistes, « sel philosophique principe des autres sels des minéraux et des métaux » (Dom Pernety). La Création est le point central du cercle et le point dans le cercle c’est le Soleil ou la Vraie Lumière. Le binaire s’incarne dans le couple Lune-Soleil, le couple Isis-Osiris, âme (universelle) et Esprit fécondant. La croix se dessine au centre du cercle par l’union du sel et du nitre, ce qui correspond au couple niveau-perpendiculaire en franc-maçonnerie. La croix dans le cercle, c’est la fécondation et la nouvelle naissance par le rebis, de l’œuf philosophique.

Le globe surmonté de la croix, insigne même du Saint-Empire spirituel dont se réclament tous les Suprêmes Conseils de Rite Ecossais du monde entier, c’est l’antimoine, l’eau qui lave et purifie l’or des philosophes. Basile Valentin en a fait le grand Arcane, la pierre de feu qui conduit à la pierre philosophale.

L’opération alchimique de dissolution des corps correspond ainsi parfaitement en franc-maçonnerie à la mort et la résurrection de l’initié qui est dit très clairement « fils de la Putréfaction ». Par le mercure, médiateur universel de la Nature – que l’on appelle aussi l’azoth des sages (5) et qui est en vérité assimilable au Souffle divin ou « Rouash Elohim » qui planait sur les Eaux – on aboutit à la libération de l’âme céleste, celle qui conduit le maître secret au 4è degré aux « hautes sphères de la connaissance spirituelle ». Avec le soufre, notre feu intérieur, c’est le principe constructeur de l’être que symbolise au plan universel le Grand Architecte de l’Univers dont nous devenons à jamais les parfaits collaborateurs. « Le maçon, nous dit Oswald Wirth, est autorisé à se considérer comme une émanation directe ou comme une incarnation du Grand Architecte de l’Univers »…

Résumons-nous… Par la purification du sel, la coagulation du mercure et la fixation du soufre qu’il trouve tous trois offerts à sa méditation dans le cabinet de réflexion, le nouvel initié va suivre le même processus que l’alchimiste devant son athanor. Le sujet-objet de l’œuvre est d’abord enfermé dans l’œuf philosophique ou cabinet de réflexion. Puis il retourne au chaos primordial, comme le corbeau de Saturne et devient « fils de la putréfaction » mais, par la rencontre de son feu intérieur et de l’eau qui le lave, il passe de l’œuvre au noir à l’œuvre au blanc. Enfin le feu de l’Esprit fécondant la matière purifiée, il devient le pur soufre du « Phénix » par l’œuvre au rouge. 

Le dragon des forces occultes est vaincu. Et l’initié atteindra à l’heure de l’Etoile et de la Rose sur la Croix, celle de la « pierre vive » qui nous enseigne l’amour ; celle de la descente de la Jérusalem céleste du ciel sur la terre.

Pour en savoir plus, je renvoie tous les chercheurs intéressés à la lecture particulièrement éloquente du « Catéchisme ou instruction pour le grade d’adepte ou apprentif philosophe sublime et inconnu » publié par le baron de Tchoudy en 1766 dans son bel ouvrage sur « L’Etoile flamboyante ».

Ce catéchisme sous forme de questions-réponses – qui, notons-le provoqua l’enthousiasme du grand chercheur que fut Stanislas de Guaita - a manifestement été inspiré par un très curieux manuscrit italien : « La Lumière sortant par soi-même des ténèbres ou véritable théorie de la pierre des philosophes » qui ne fut publié en France qu’en 1686 à Paris chez Laurent d’Houry. Ce texte reste aujourd’hui la plus parfaite synthèse qu’il soit permis de lire résumant l’initiation maçonnico - alchimique… (cf Annexe)

La même quête de la Lumière

Le but suprême de l’alchimie, disait Paracelse, est « d’engendrer la Lumière ». De même que le but suprême de la franc-maçonnerie est la connaissance de cette Lumière.

Paracelse avait déjà montré que la matière première de toutes choses à l’origine de l’Oeuvre est la suprême Unité cosmique indifférenciée, ce qu’il appelle « l’Archée » et ce que les Anciens dénommaient « Hylé ». Cette « materia prima » est comparable aux eaux de la Genèse qui contenaient la substance de toutes choses. Or, nous explique-t-il, par l’action de la Lumière et des deux Principes primordiaux, positif-masculin, négatif-féminin – le Soleil et la Lune ! – sur la materia prima, celle-ci est décomposée en trois principes : sel, soufre et mercure, dont l’union produit la matière avec ses quatre éléments fondamentaux (terre, air, eau et feu). Dès lors, la création s’achève par l’apparition des divers règnes et êtres de la Nature.

Un de nos amis, chercheur de l’Absolu, a étudié ainsi les six phases de l’œuvre. L’alchimie, dit-il, nous enseigne que les métaux ont été engendrés dans le sein obscur de la terre sous l’influence des 7 planètes, ces planètes dont on retrouve de même la présence dans la configuration ésotérique de la loge. (6)

Le petit magistère placé sous le signe de la Lune conduit ainsi à la spiritualisation du corps tandis que le grand magistère, placé sous le signe du Soleil, traduit l’incorporation de l’Esprit. Saturne, Jupiter et la Lune président au petit magistère. Saturne, c’est le temps du détachement du monde, de l’introspection. C’est la Terre , le plomb, la couleur noire à la base de l’œuvre. Le mercure doit être, dit-on, 7 fois lavé, 7 fois purifié – c’est le dépouillement des métaux et des passions. L’initié est confronté ainsi dans un texte à un miroir qui lui renvoie tous ses défauts… La matière obtenue par la calcination repousse le métal vil à ses origines. Puis par Jupiter, l’âme se dégage de la terre, du chaos originel. C’est la sublimation que la Lune va achever, la coloration blanche – l’œuvre au blanc ! – indiquant la limite extrême de la dissolution, du « Solve » auquel va succéder un nouveau « coagula ». La Vierge sur le croissant lunaire nous montre la domination de la croix des 4 éléments et nous prouve que la réceptivité du Verbe est acquise.

Avec Vénus commence le grand magistère : le Soleil domine la croix mais lui reste attaché. Apparaît alors le soufre, essence de l’or non dégagé encore des éléments. Mars symbolise la descente de l’Esprit dans la conscience, la pénétration par le soufre et la dernière cristallisation-coagulation qui annonce la spiritualisation du corps et l’œuvre au rouge (7). Le Soleil enfin marque l’accomplissement du Grand Œuvre : le plomb du règne temporel se transmue en or solaire de l’éternité.

A noter que dans ce processus de la transformation de l’être où le « Solve » représente la quête du Soi et le « Coagula » la contraction par la force de l’Amour, l’Eglise semble mettre davantage l’accent sur le Solve et la Maçonnerie sur le Coagula. Et notre ami regrette avec nous que nous ayons quelque peu perdu la notion de « corps spirituel », familière à Saint-Paul, et qui demeure fondamentale dans toute l’œuvre alchimique, aussi bien que dans l’authentique franc-maçonnerie.

Pour l’alchimiste en effet et pour le maçon accompli, non seulement l’Esprit pénètre la matière dans la totalité du monde de la Création mais il s’assimile cette matière corporelle pour en faire de l’énergie spirituelle. Cela, Teilhard de Chardin l’avait bien compris et mis en lumière.

Cet Esprit qu’Avicenne nommait « l’âme du monde » est la puissance divine cachée dans la Nature qui réunit « la rosée du ciel et la lourdeur grasse de la terre ». La quinte-essence dont aimait à parler Rabelais, est le fruit des cinq essences progressives de la spiritualisation de l’initié : corps terrestre, corps aqueux, être aérien, être igné et corps glorieux ou corps spirituel. Cette quintessence, semblable à l’éther des physiciens, est produite par l’union du mercure, principe féminin, yin, principe aqueux qui « coule » dans toutes les formes psychiques, du soufre, principe igné, actif, masculin, yang et du sel principe neutre qui fixe l’esprit volatil et qui, réceptacle de l’esprit mercuriel et l’ardeur sulfureuse, les unit , engendrant l’équilibre, la stabilité… et finalement la Sagesse.

Cette Sagesse dont le grand initié soufi Moyiddine Ibn Arabi faisait le but ultime de l’alchimie dans son ouvrage intitulé « L’alchimie du bonheur » où il soulignait que le terme d’alchimie, « kimiyâ », signifie la proportion, la juste mesure. Elle est née du Verbe, affirmait-il encore, voyant en elle les divers changements d’état de la « Source unique de l’Etre » et une science à la fois « naturelle, spirituelle et divine » qui renferme même le « sceau de la prophétie ». C’est encore, selon, lui, « l’élixir des gnostiques » dont la première manifestation fut l’insufflation de l’Esprit dans le corps d’Adam mais qui se manifesta aussi bien dans les miracles de Jésus façonnant « l’oiseau d’argile » et lui donnant vie, que dans le bâton de Moïse qui se change en serpent.

La grande leçon alchimique, le franc-maçon est invité à la comprendre, étant lui-même au cœur du combat de l’Homme entre l’Ordre et le chaos (« Ordo ab chao » reste l’une des deux devises fondamentales de l’Ordre avec « Deus meumque jus »), entre les ténèbres et la Lumière, suivant en cela la leçon de Saint-Jean. Ainsi va-t-il dans son processus initiatique à la découverte de l’énergie primordiale, en dehors du temps et de l’espace, selon les termes de Jean.

Albert de Broglie nous donne dans son « Sablier d’or » une vision presque intime de l’art royal en l’opposant – ô combien à juste titre ! – à la psychanalyse : « La psychanalyse, dit-il, offre comme explication des réactions humaines certains schémas immuables  qui classifient les comportements pour les réduire à des archétypes invariables et communs à l’espèce humaine tout entière, alors que l’alchimie nous porte au-delà du temps, vers la découverte d’énergies primordiales situées en-deçà de la coloration même qui les enfermera dans un moule ». C’est au centre de la croix, ajoute J.A. de Broglie en pur chevalier Rose-Croix, qu’est le passage de l’invisible au visible, là où l’esprit se fait chair et se crucifie, là où l’on découvre que l’or, l’or véritable qui n’a rien à voir avec le métal vulgaire objet de toutes les convoitises, est présent dans la racine de l’être. 

Et là peut-être convient-il de préciser ce qu’est cet or véritable du véritable alchimiste. Mais pour cela il faut sans doute recourir à des images… Nous en retiendrons deux. La première ce sont les pommes d’or du jardin des Hespérides qui nous l’inspirent. Ces pommes dont les filles de la Nuit qu’étaient les filles d’Atlas et de Pléioné étaient les gardiennes, étaient le gage de la fécondité divine et de l’immortalité. Héraclès s’en empara mais Athéna les fit reporter au jardin où elles restent toujours à conquérir…

La seconde est la fameuse Toison d’or – que nous retrouverons plus loin lorsque nous évoquerons les logis alchimiques de Bourges – cette peau d’un bélier magique qu’Hermès précisément, Hermès le dieu psychopompe des antiques initiations, avait métamorphosée en toison d’or ! … Egalement placée sur un arbre, comme les pommes des Hespérides, et gardée par un serpent, cette Toison d’or est un autre symbole de l’immortalité qui s’acquiert par « l’éveil du cœur », comme le dit Martin Lings, le cœur étant la fontaine, la source (« ayn ») qui transmet la lumière de l’Esprit à l’âme obscure.

Dom Pernety nous expose clairement de son côté que la Toison est le symbole même du Grand Œuvre et que tous les travaux de Jason – je renvoie au récit des « Argonautiques » d’Apollonius de   Rhodes – sont en vérité « une allégorie des opérations et des signes requis pour arriver à sa perfection. La Toison elle-même, ajoute-t-il, est à la fois « la poudre de projection et la médecine universelle de laquelle Médée fit usage pour rajeunir Eson, père de Jason son amant »…

Quant aux « pommes d’or » c’est dans le style hermétique, faire le soufre des philosophes. En adjugeant la pomme à Vénus, Pâris fixe le volatil pour travailler ensuite à la composition de la pierre philosophale…

Ajoutons pour les esprits curieux qu’une référence à l’art de la mémoire, cet art qui se conjugue aux origines à l’art royal de la franc-maçonnerie (8) est très explicitement incluse dans l’épopée de la quête de la Toison d’or. Celle-ci s’inscrit en effet dans un voyage où le retour est structuré pour Jason par le chemin de l’aller et stimule donc le travail de la mémoire assignant à chaque phase du voyage son emplacement dans un espace rigoureusement organisé ! …

Ora et labora : la victoire sur la mort

Françoise Bonnardel a su comprendre ce sens profond de la quête alchimique : « Les textes alchimiques, écrit-elle ainsi dans son ouvrage, sont pour la plupart autant d’hymnes vibrantes à l’immortalité reconquise par la prière et la pratique (ora et labora) sur la caducité de la mort ». De même le franc-maçon parvenu au terme (si terme il y a !) de sa quête est comparé au « soldat de l’universel et de l’éternel ». L’alchimie comme la franc-maçonnerie est en fin de compte une victoire sur la mort. Le désir d’éternité manifesté dans la pierre et l’élixir de longue vie – car « l’éternel gît dans le temps » nous rappelle Jacob Boehme – on le retrouve dans la Rose au centre de la Croix, dans la « quintessence » des cinq pétales de la « rosa canina » incarnée dans la sublime parole du Maître crucifié : I.N.R.I.                    

Les trois phases de l’Oeuvre dans le processus alchimique correspondent donc bien au processus de l’initiation traditionnelle en franc-maçonnerie. Au départ l’initiation est d’abord « transmutation du destin », comme le dit Gilbert Durand. C’est la mort du myste comme le grain de blé meurt en terre par la putréfaction. Dans le traité « La Lumière sortant par soi-même des ténèbres » de Chasselane, il est bien dit que « toute semence est inutile si elle ne pourrit et devient noire car la corruption précède toujours la génération ». Cela était déjà vrai dans les rites d’Eleusis… Ce passage par la mort, les mystiques le connaissent aussi. Ainsi Saint Jean de la Croix a-t-il vécu la « nuit obscure » où Dieu fait passer l’ombre de la mort…

Au 3è degré de l’initiation maçonnique, l’adepte connaît de même la Nuit de la Chambre du milieu, tout à fait analogue à celle du creuset de la transmutation, à celle des « Noces chymiques ». Basile Valentin a bien montré le processus mort-résurrection dans une gravure présentant le cadavre d’un semeur couché sur les épis, tandis qu’un autre homme sort de la tombe. Ce processus est accompli par le soufre-feu qui aboutit à la transmutation du mercure où l’eau devient eau de vie.

Après l’expérience de la mort philosophale et de la dissociation des esprits, doit s’accomplir la séparation du subtil de l’épais, la domination du torrent des eaux dans un combat singulier, « chevaleresque » aboutissant à la fusion des deux natures. L’œuvre au blanc alors commence avec le choix de la voie humide ou de la voie sèche. C’est celle de la Lune où le plomb devient argent, celle de la colombe qui apporte un rameau d’olivier ou de laurier… nous rappelant étrangement la couronne du maître secret au 4è degré du Rite Ecossais ancien et accepté… Par un nouveau coagula s’accomplit alors le retour à « l’âge d’or » : c’est l’acte final de maîtrise sous le signe du Feu, du soufre royal…

Notre Frère Stéphane Mallarmé, ce merveilleux poète hanté par l’azur et qui rêvait d’un livre « quintessencié », le chantre du « vierge, du vivace et du bel aujourd’hui », n’avait garde d’oublier ainsi nos origines communes. Parlant du Grand Œuvre, il précisait pour que nul n’en ignore : « Comme disaient les alchimistes, nos ancêtres »…

L’art royal fait ainsi de « l’artiste » le « ministre ingénieux de la diligente nature », comme nous le dit le traité « La Lumière sortant des ténèbres » et le dominateur du Temps, le mage par excellence connaissant et mettant en œuvre les principes de similitude et de contiguïté…

L’homme possède les germes d’une perfection qu’il lui faut retrouver par l’initiation, que celle-ci soit celle de l’alchimiste ou du franc-maçon. Or, l’initiation c’est la métamorphose par le processus mort et résurrection qui libère en l’homme le divin qui sommeille en lui. Comme le but de l’alchimie est la transmutation de l’alchimiste, le but de la franc-maçonnerie est la régénération spirituelle de l’initié par le travail sur la pierre.

En alchimie comme en franc-maçonnerie on apprend à découvrir les rapports de la Lumière et de la vie. L’or des mystes c’est « AOR », la Lumière.

La seule supériorité peut-être de l’arcane maçonnique sur l’arcane alchimique, c’est qu’elle n’est pas seulement une ouverture vers la Connaissance, mais encore, mais de plus, un appel à l’amour, à la fraternité de tous ses ouvriers. L’une et l’autre en tout cas appartiennent à « l’agriculture céleste » qui cultive l’art de la transmutation des âmes…

Jean-Jacques GABUT

 

NOTES
(1)      Société académique fondée en 1662 en Angleterre sous le parrainage de Charles II Stuart, la « Royal Society » eut sans doute une influence importante sur la Maçonnerie anglaise naissante, notamment par « l’œcuménisme » inter religieux que professaient ses membres. Nombre d’entre eux appartinrent à la franc-maçonnerie au XVIIIè siècle mais ce que l’on sait beaucoup moins, c’est que nombre d’entre eux étaient aussi des alchimistes. A commencer par l’un de ses principaux fondateurs, Elie Ashmole, passionné d’alchimie et à ce titre auteur du « Theatrum chemicum britannicum » paru à Londres en 1652.
Un autre maçon accepté : Sir Robert Moray, qui fut initié en 1641 à la loge « Mary’s Chapel » d’Edimbourg, était lui aussi sinon un adepte de l’art royal, du moins un grand familier des écrits alchimiques. Beaucoup d’autres nobles écossais, membres de la Royal Society – on cite notamment les noms de lord Balcarres et de lord Innerteil – furent des chercheurs en ce domaine.
(2)      Cf mon livre : « La Magie traditionnelle » paru aux éditions Dangles
(3)      Ce qui a amené le Frère Louis Amiable, un peu mieux inspiré par ses études de la loge des « Neuf Sœurs », à répliquer à Oswald Wirth que le terme d’art royal était « essentiellement incompatible avec nos institutions républicaines » (sic !)… On voit à quelles aberrations l’aveuglement politique de certains maçons peut conduire !
(4)      En vérité cet homme a pu être identifié comme étant Valentin Arnoldevitch Tomberg, russe d’origine balte allemande, professeur de droit, un chrétien mystique issu d’une famille protestante et qui, après des rencontres profondes avec l’orthodoxie et les religions orientales, se tourna vers la foi catholique. Valentin Tomberg, qui vécut successivement en Estonie après la Révolution bolchévique puis aux Pays-Bas, en Angleterre et en Allemagne, avait une connaissance privilégiée des auteurs hermétiques russes et français. Né le 27/02/1900 à Saint-Pétersbourg il mourut le 24/02/1973 à Majorque.
(5)      Azoth : c’est en vérité un cryptogramme constitué de la première et dernière lettre des trois alphabets, hébreu, grec et latin, la lettre A étant commune aux trois. Le Z est la finale de l’alphabet latin, le O la finale de l’alphabet grec et le TH la finale de l’alphabet hébreu. C’est aussi l’équivalent au plan christique de l’Alpha et de l’Omega.
(6)      Dans la loge qui, je le rappelle, est « ceinturée » - le terme n’est pas innocent ! – par la corde à nœuds symbolisant les douze signes du zodiaque (c’est pourquoi d’ailleurs les lacs d’amour doivent être obligatoirement au nombre de douze !) la place des sept officiers « fixes » est déterminée par la configuration planétaire. Chaque office répond ainsi à une vocation particulière.
(7)      Dans la cosmologie hindoue on retrouve les trois couleurs de l’œuvre : le noir (tamas), le blanc (sattwa) et le rouge (rajas) qui désignent les trois tendances fondamentales (gunag) de la substance universelle (Prakriti). Dans la kundalini, le soufre est pingala (le feu solaire) et le mercure ida (l’eau lunaire).
(8)    Je renvoie à cet égard aux travaux du professeur Stevenson et à ses ouvrages publiés chez Dervy : « Les origines de la franc-maçonnerie – Le siècle écossais » et « Les premiers francs-maçons » ainsi qu’à la très pertinente étude qui fut menée par Frances Yates sur ce sujet dans son livre intitulé précisément « L’art de la mémoire »(Gallimard)


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