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L’Humour : Une méthode maçonnique ? « Parler
est un acte aussi créateur que destructeur » Amélie Nothomb in
Métaphysique des tubes. Que
ce soit bien clair : il se trouvera bien l’un ou l’autre à qui
ce travail
déplaira, l’un ou l’autre qu’il irritera, l’un ou l’autre qu’il
comblera, l’un
ou l’autre qu’il laissera indifférent. Il est cependant le fruit d’une
expérience unique, d’une réflexion personnelle. Il est sans doute
l’expression
du doute qui m’habite (ce n’est pas une contrepèterie), partie
intégrante de la
démarche maçonnique. L’idée
m’en est venue en faisant mon métier de compagnon. En voyageant. Il
m’est arrivé d’entendre, ici ou là, qu’humour et FM ne faisaient pas
bon
ménage. Que le rire était intolérable dans le Temple. Qu’une
respectable
assemblée de maçons a bien trop à faire en œuvrant au progrès de
l’humanité (ou
à la gloire du GADLU, c’est selon) pour se préoccuper de ce que Victor
Hugo
(parlant du calembour) qualifiait de « fiente de
l’esprit ». Philosophes,
psychologues ou écrivains se sont pourtant penchés sur cette forme
d’esprit
qu’on appelle l’humour. Pour le définir, l’acculer dans le piège étroit
des
mots. Pour le ficher d’un trait de plume sur le papier, comme un
quelconque
lépidoptère. Bergson en a fait son fonds de commerce et Freud une
partie
importante de son traité sur la psychanalyse. François Rabelais s’en
est servi
comme un hymne à la vie et André Breton l’a fait noir. Des maçons ont
aussi
apporté leur pierre à l’édifice : Oliver Hardy (la moitié de
Laurel et
Hardy), membre de la RL Salomon (Jacksonville), fréquentait assidûment
les
ateliers californiens. Pierre Dac, membre déçu de la GLF, y fut initié
à la
demande de son ami Léo Campion. Je
n’ai pas la prétention de faire mieux qu’eux. Loin de là. Mon
point de vue est celui du simple pratiquant, du bricoleur du dimanche,
de
l’amateur peut être éclairé. Disons-le
tout net : le juge a besoin de lois pour juger, le critique de
règles. Il
n’existe pour ainsi dire rien de tel en ce qui concerne l’humour. En
réfléchissant bien, il est pourtant possible de définir une espèce de
typologie
de l’humour, des caractéristiques psychologiques et linguistiques qui
semblent
avoir traversé les âges. J’évoquerai ces aspects
« réglementaires »
dans la première partie : 1. l’humour
est une soupe. L’humour
est un acte avant tout social. Il doit donc également être compris en
tant que
référence à un groupe d’individus, référence que j’aborderai dans la
deuxième
partie : 2. l’humour :
une histoire d’ Homme et de société. Enfin,
autant le dire tout de suite à ceux dont la vigilance va
immanquablement
fléchir à partir de la cinquième heure d’écoute : oui, je suis
convaincu
que l’humour est une affaire de progression individuelle et collective,
une
méthode initiatique et maçonnique, sujet principal du troisième
point : 3. l’humour :
encore une affaire de Franc-Maçon. 1) L’humour
est une soupe ou
introduction pour bien s’entendre sur les mots On a souvent tendance à confondre
humour, rire, comique, parodie, grotesque, burlesque, ironie et satire.
L’humour devient alors une sorte de potage dans lequel ces ingrédients
mijotent. La recette en est complexe et difficile à constituer. Sa
réalisation
peut aller du consommé subtil au plus infâme brouet. L’humour devient
alors un
terrain dangereux, ce qui explique probablement pourquoi il est si
difficile
d’en donner une stricte définition. Commençons
par l’effet, puis voyons la cause. Le rire est
une espèce de
mouvement convulsif, épileptique, propre à l’homme, pas nécessairement
provoqué
par l’humour ou le comique, mais en réponse à d’autres types de
stimulations
agréables (un gaz hilarant ou le chatouillement) ou non (un gaz pas
hilarant
mais bruyant ou une situation anxiogène). Le rire est alors libérateur
d’énergie, positive ou négative. Bergson
a défini le comique comme « de la
mécanique plaquée sur du
vivant ». Il est le fruit de l’opposition de deux
représentations : l’une
raide et sérieuse (le « mécanique »), l’autre vivante
et socialement
adaptée. C’est de la bascule vers la raideur que naît le comique. Par
un
élément extérieur, dans le cas du comique par accident (tarte à la
crème,
chute) ou intérieur, dans le cas du comique de caractère (distraction,
chimère,
répétition ou « courbure de l’âme »). De cette
confrontation jaillit
le comique. La
parodie peut être comprise comme une
transformation ludique, une
« carnavalisation » des valeurs. Tradition populaire
ancestrale, le
carnaval est basé sur cinq principes fondateurs : 1. L’abolition
de la distance entre les âges, les classes sociales
et les individus. En
cela, c’est un instrument de fraternité et d’égalité. 2. L’excentricité,
qui est en temps normal réprimée dans l’homme et soudain libérée. Pas
besoin de
s’appesantir sur cette notion qui fait référence à la liberté. 3. Le
carnaval est un lieu de mésalliance, mélangeant
sacré et profane,
sublime et l’insignifiant, inversant les valeurs de la société. Ce qui
est en
haut est alors en bas : on raille les puissants, l’idiot du
village
devient roi. 4. Le
carnaval est un lieu de désacralisation, de
profanation. On peut faire
référence par exemple à l’un de nos grands tabous : la mort.
Dans les
pratiques carnavalesques de différentes communautés (mexicaines ou
antillaises), la mort est abondamment représentée. Au-delà des périodes
de
carnaval, on festoie au cimetière tant pour honorer les morts que pour
conjurer
le sort. 5. La
ritualisation est enfin une des
caractéristiques de l’esprit
carnavalesque. Celle-ci se marque par la notion de suspension du temps
(le
temps lié à la réalité) qui permet la mise en place de nouvelles
règles. Le
jour des fous ne dure que 24 heures, l’intronisation des
« rois et
reines » est rapidement suivie d’une
« détronisation ». La
transgression des règles sociales y est définie, ritualisée à l’extrême. Mais
revenons à la moelle de notre sujet. Freud fait la distinction entre
trois
catégories : l’humour, le mot d’esprit et le comique. Si
l’on se réfère au Petit Larousse, l’humour est défini comme une forme
d’esprit
qui cherche à mettre en valeur avec drôlerie le caractère insolite ou
absurde
de certains aspects de la réalité. L’humour noir, quant à lui, souligne
avec
cruauté, amertume et parfois désespoir l’absurdité du monde. Le mot
d’esprit
(un pet de l’âme) est une espèce de
produit unique, jaillissant
comme témoin du jeu de l’esprit au sein duquel il se construit. Si son
élaboration est très intérieure, il faut un public pour l’écouter et
l’apprécier. Une personne suffit : à un jeune admirateur qui
lui s’il devait
l’appeler maître, notre F... Léo Campion
répondit : « Appelez-moi vieux
con ». Freud
a établi une théorie psychanalytique de l’humour,
dont voici les lignes
de force : 1. L’humour
permet à celui qui le pratique une certaine économie d’affect,
en escamotant
la représentation de sa réalité. Ce besoin d’économie affective se
retrouve
dans la manière de gérer nos tabous. Un petit mot de Pierre Desproges,
se
sachant condamné : « Noël au scanner, Pâques
au
cimetière ». Cette épargne psychique procure alors un plaisir
qui peut
alors être partagé avec un interlocuteur. 2. L’humour
est effectivement tant un plaisir solitaire qu’une
affaire de partage,
oserais-je dire fraternel. Le partage est alors basé sur la connivence,
sur un
vécu, une expérience ou un « voyage » commun. 3. L’humour
est un instrument narcissique, une manifestation
d’un sentiment
d’invulnérabilité. En cela, il est source de plaisir : non
seulement les
traumatismes extérieurs sont surmontés, mais il permet de nier au moins
temporairement la dure réalité vitale et le temps perdu. 4. C’est
enfin une affaire de « surmoi » et d’inconscient qui protège
le moi de la souffrance. Au fond, « faire l’humour »
ressemble
beaucoup à une quête du plaisir : « l’humour, c’est
peut-être
rechercher le plaisir là où il ne se trouve en principe pas. »
Cette
théorie, qui est toujours d’actualité, permet de mieux comprendre
comment les
psychologues essayent de cerner celui qui pratique l’humour. Un
chercheur de
l’UCL (Vassilis Saroglou) y a consacré un travail de thèse. Il
reconnaît un
certain nombre de traits de personnalité typique
des pratiquants :
flexibilité, ouverture à l’expérience, intelligence (dans le sens de la
capacité à acquérir des connaissances), optimisme et une nette tendance
à
l’extraversion. Pour le côté face. Le côté pile comprend des traits de
dominance, provocation, superficialité et un certain goût du désordre. Tout
ceci n’est pas nécessairement inconciliable avec une démarche
maçonnique, dans
la mesure où ces travers peuvent être porteurs d’interrogations sur
l’ordre
établi des choses. Quoiqu’il
en soit, la pratique de l’humour nous expose, nous rend potentiellement
vulnérable à la critique. C’est sans doute là le prix à payer. 2) L’humour :
histoire de
l’humanité et méthode sociale Ne tournons pas autour du
pot :
il a peu de méthode autant attachée à l’histoire de l’humanité (au sens
« humain » du terme) ou de la société que l’humour. Le
mot lui-même est un mot voyageur. Au départ
définition médicale se
rapportant aux quatre humeurs décrites par Hippocrate, il
s’« européanise »
au XVIème siècle sous le vocable « avoir de
l’humeur », qui est
plutôt une notion péjorative aujourd’hui. C’est lors de son passage en
Angleterre que se fait la transition du médical au
caractériel : le terme
« humour », d’invention anglaise (comme le rugby, le
football, les
chapeaux de la reine et la FM régulière), est né. L’humour
est basé sur une notion universelle, fondée sur
deux grands
principes : une communauté de langage (ou
de parole) et une communauté
d’expérience(s). Toutes deux débouchent sur le partage d’une
réalité
psychologique et sociale. Il y a peu de doute que l’humour puise, d’une
manière
ou d’une autre, une grande partie de son inspiration dans la société et
les
individus qui la composent. Même
si la communication non verbale peut faire passer une pensée
humoristique
(pantomime, cinéma muet), c’est principalement par le langage
que passe
la pensée humoristique. Le terme est ici pris comme référence sociale.
Tant le
langage que les expériences communes à un groupe définissent les types
d’humour : juif, anglais, belge et… maçonnique. De Woody
Allen, à un
journaliste qui lui demandait pourquoi il avait abandonné le saxophone
pour la
clarinette : « Parce que c’est moins encombrant à
emporter en cas de
pogrom. » Un
exemple d’humour maçonnique ? Cette parodie de rituel
attribuée à Pierre
Dac dont voici quelques extraits (joints au présent tracé). On y
reconnaît la
référence commune, la connivence et le détournement du langage. Il
ne fait guère de doute qu’il y a un climat social
propice à l’humour. Il
faut en effet une certaine capacité d’écoute et une grande réceptivité.
Bref
une certaine disposition au bonheur, même s’il puise parfois son
inspiration
dans la propre détresse de l’humoriste ou du monde qui l’entoure. Ce
climat
joue un rôle dans une notion fondamentale : la prise
de distance
par rapport aux évènements. Il
n’y a pas de droit à l’humour sans droit à la différence. Plus une
société est
libre, plus elle offre de possibilité de s’exprimer, plus elle
considère
l’importance de l’humain, plus elle est curieuse du monde. Bref, plus
elle vit
et plus l’humour y a une place de choix. A
l’inverse, des manifestations plus négatives (certains diront plus
contestataires) de l’humour, comme l’ironie ou la satire, sont plus
typiques de
sociétés rigides où règne une certaine forme de pensée unique.
L’humour, en ce
qu’il contient de volonté d’humanisation de la société (transgresser
les règles
pour en réduire la distance pas rapport aux individus) devient alors un
instrument
de déstabilisation pour l’ordre établi. Son
utilisation répétée, par
touches plus ou moins subtiles, s’apparente à une forme de résistance
ou de
terrorisme. Le dessin caricatural, par exemple, est une méthode
largement
répandue et diffusée dans certains pays où la démocratie reste fragile
(Amérique du Sud, Mexique). Le pamphlet est une pratique courante, une
arme
contre le pouvoir, quitte à accepter une certaine clandestinité. A
titre
d’exemple, il ne faudrait pas croire que l’humour des pièces écrites
par
Molière est créé dans un climat de grande liberté sociale. L’habileté
consiste
ici à railler les travers de caractères des puissants (l’avarice,
l’égocentrisme, l’autoritarisme) sans bien entendu désigner un coupable
donné : les rieurs pensent tous que l’on se moque de l’autre,
tout en
sachant de qui l’on rit. Il
est d’ailleurs assez typique de noter que chaque époque,
dans le sens
social, a vu fleurir son type d’humour : 1. L’œuvre
de François Rabelais est par exemple typique de la
renaissance, où
figure dans le même tableau, le même écrit l’ombre et la clarté. Le
grossier le
plus cru côtoie le sérieux le plus grand, rendant ce dernier ridicule
et en
dénonçant la prétention. Depuis Pantagruel, Roy des dipsodes (censuré
par la
Sorbonne pour obscénité), il vise des cibles humoristiques
universelles, mais
centrées sur son temps : critique de l’église, satire des
institutions
mais aussi la tradition populaire, la fête, l’abondance de nourriture.
Il raille
la guerre, touche à l’Utopie et termine par une des plus truculente
histoire de
voyage où chaque escale dans un monde nouveau est l’occasion de
rappeler une
tradition populaire. C’est un hymne à la vie, au corps et à l’esprit. 2. Au
cours de ce siècle, l’expression humoristique des années de
reconstruction et
d’expansion économique voient le retour d’une tradition
moyenâgeuse :
l’humour « chansonnier », plutôt naïf et apparemment
enfantin ou
« grand public », proche des sotties du moyen-âge qui
s’adressaient au
plus grand nombre. 3. On
est assez loin d’un d’humour plus subversif, typique des années de
crise
politique ou sociale. C’est André Breton et son traité sur l’humour
noir ou
Pierre Dac et l’Os à Moelle. En créant le
« non-sens », en inversant
l’image d’un monde adulte pour le rendre enfantin, en brisant nos
repères tout
en s’en inspirant, ils touchent sans doute à des valeurs plus
universelles. Il
est utile de rappeler que Pierre Dac est l’inventeur de la sauce aux
câpres
sans câpres, de la confiture de nouille et d’Otto Von Paraboum,
chroniqueur
scientifique. Plus proche de nous, on peut citer Goscinny, la bande de
Charlie
Hebdo et d’Hara-Kiri dont l’entreprise de subversion, de briseurs de
tabous
tenait presque du terrorisme. En
règle générale, l’humour réduit la distance qui nous sépare du pouvoir,
de
l’autorité, sans nécessairement le réduire ou le nier. Le fou du roi
n’a jamais
menacé la couronne. Dans
cette même entreprise de réduction de distance, l’humour participe une
humanisation de certains sujets qui pourraient être tabous,
ce qui
contribue à les rendre plus acceptable pour nous. La manière dont nous
allons
accepter de les aborder fait d’ailleurs appel à une notion chère aux
maçons : l’éthique. Une des tartes à la
crème de tout discours
analytique en référence à l’humour est bien là : peut’on rire
de
tout ? Jusqu’où peut’on aller trop loin ? Où est la
limite ? La
réponse à ces interrogations est, là encore, une démarche tant
individuelle que
collective. Autrement dit : à chacun de nous la responsabilité
de fixer
les limites, elles aussi issues de notre propre expérience sociale et
personnelle. Par
exemple, les Français se gausseront des autres…mais
aussi d’eux-mêmes
(je ne parle pas ici du rituel immuable des fins de repas qui consiste
à
raconter des blagues dont la finesse est inversement proportionnelle au
nombre
de convives d’une part, et au niveau d’éthanolamine d’autre part). La
plupart
des comiques français trouvent dans leurs semblables une source quasi
inépuisable d’inspiration, de Voltaire à Jules Renard, de Candide à
Clochemerle. Coluche a fustigé les alcooliques, les jeunes et le
jeunisme, les
militaires ou les flics. Jean-Marie Gourio a passé beaucoup de temps au
bistrot
pour écrire ses « Brèves de comptoir », parfois
pathétiques puisque souvent
énoncées comme faisant partie d’une réalité crue. Il est cependant très
exceptionnel d’entendre un français railler la France en tant que
nation. En
Belgique, l’humour autour de la famille royale
reste assez rare et
confidentiel, même s’il y est fait référence dans certains spectacles.
Ce sujet
est très peu présent dans le travail de François Pirette, Philippe
Geluck ou
Raymond Devos. Les
juifs sont très friands d’histoires qui
singent certains traits de leur
société. De Woody Allen : « Lorsque j'ai été
kidnappé, ma mère a
réagi tout de suite : elle a sous-loué ma chambre ! »
ou encore
« Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon grand-père qui me
l'a vendue
sur son lit de mort. » En
revanche il est impossible de rire de la Shoah. Pourtant, il y a eu
« Train
de vie » et « La vita e bella ». Sans
vouloir raviver le débat
qui prendrait une planche à lui tout seul, une partie de la réponse se
trouve
dans le titre : ces deux films sont véritablement des hymnes à
la vie.
Pour reprendre une réflexion d’un philosophe juif (Adolphe Nysenholc)
interrogé
lors de la sortie du film de Benigni, répondant à son interlocuteur qui
lui
demandait comment il pouvant rire de CA : « Je ne ris
pas DE ça, mais
MALGRE ça. » On
rit en revanche moins de la religion, sans doute parce que son
importance en
tant qu’institution s’est progressivement banalisée, ce qui ne veut pas
dire
que son influence a disparu. Le
danger est effectivement bien là : la banalisation
des mots
d’esprits, des petites phrases peut d’une certaine manière devenir un
instrument de subversion. Cette banalisation naît d’une forme d’excès
d’utilisation de la méthode, une sorte de maladie d’humour. Quelques
exemples : même s’il est difficile d’en mesurer précisément
l’influence,
le travail des Guignols de l’Info à l’approche des élections françaises
de 1995
a contribué à rendre le personnage de Chirac sympathique et accessible.
A
l’inverse, l’opinion s’est braquée sur le personnage de Balladur,
distant et
égoïste. L’utilisation (l’abus ?) de mots d’esprits par
certains homme
politiques est porteuse d’une dérive dangereuse : la
banalisation d’idées
extrêmes. L’image d’un tribun comme Le Pen s’est construite autour d’un
humour
très « je dis tout haut ce que les autres pensent tout
bas ». Sa
tentative de dénonciation du complot « des autres »
(les étrangers,
les francs-maçons, les pauvres) s’est appuyée sur ces
« vérités »
énoncées sur un ton badin qui ne masque en rien la haine véhiculée par
le
personnage (souvenez-vous du Durafour-crématoire et des 6 millions de
détails
de l’histoire). D’une certaine manière, cette entreprise a échoué
partiellement
lorsqu’il a franchi la limite, illustrée par ce mot de
Coluche :
« Marchais, c’est l’almanach Vermot. Le
Pen, c’est
l’almanach Whermacht. » Ou
encore de Desproges: « Il y a plus d’humanité dans l’œil de
mon chien que
dans l’œil de verre de Jean-Marie Le Pen ». Bref,
la limite de l’humour, c’est la tragédie. C’est à ce niveau que se
trouve la
responsabilité collective. Il n’y a donc pas de réponse toute faite à
la
question de savoir si l’on peut rire de tout. Pour reprendre ce qu’en
dit
Raymond Devos : « Dans la réalité, il n’y a
parfois pas de
réponse aux grandes questions. Il y en a toujours dans l’imaginaire et
l’humour ». 3) L’humour :
encore une
affaire de franc-maçon Comme vous
l’aurez noté, l’humour
sait avoir des nuances infinies, expliquant sans doute la difficulté à
le
définir. Pour nous, maçons, c’est justement cet aspect de l’humour qui
fait
appel à des idées qui nous sont chères : humanité
et universalité,
mais aussi éthique et plaisir,
qui est pourtant une notion
parfois ignorée dans nos travaux. Il
est aussi question d’un trio qui nous est cher. Pour l’illustrer, je
voudrais
reprendre les mots du VM de la RL Locarno 72 au GOF. Ces mots sont
destinés à Coluche,
invité en Tenue Blanche Mixte à plancher sur un sujet intitulé
« Un
nouveau pouvoir ». Le VM rappelle que l’invitation est
destinée à l’homme
et non la vedette et évoque dans ses mots d’introduction « 3
ressorts qui
éveillent en nous des résonances fraternelles » : 1. Provocation, face
percutante de la
personnalité qui évoque la Liberté. 2. Satire, ou le
pouvoir de rire de tout et
de tous, sans respect du conformisme ni crainte des autorités. On n’est
inférieur à personne, on ne s ‘épargne même pas soi même.
Cette salubre
insolence s’inspire d’Egalité. 3. Générosité, en référence
à la campagne contre
le malheur et la pauvreté à travers les restos du cœur. La mise de
l’impact de
l’homme sur la foule au service d’une opération humanitaire et d’une
action sur
les lois rappelle la Fraternité. Nous
y voilà : liberté-égalité-fraternité. L’homme peut honorer ces
mots à
travers l’humour. Vous
l’aurez d’ailleurs entendu à l’ouverture des travaux : à la
question
« Quelle méthode emploierons-nous ? » le 1er
surveillant répond « La fraternité, la tolérance et
l’humour. » Mais
pourquoi peut-on parler de l’humour en tant que méthode
ou démarche
maçonnique ? Plusieurs raisons (5) viennent à
l’esprit : 2) L’utilisation de la parole et sa codification dans le temple 3) Une profonde charge rituelle et symbolique 4) Un mode de progression initiatique 5) Une dimension éthique
1) La
manière dont on
« fait l’humour » ressemble donc beaucoup à la
démarche maçonnique. On
peut décortiquer le mécanisme en deux phases : 1. Déceler
dans ce qui nous entoure l’ironie, l’absurde, l’incongruité d’une
situation.
Cette première phase est critique, purement intellectuelle et fait
appel à
notre faculté d’observer, de raisonner puis de juger
(pris dans le sens
de l’évaluation et pas de la condamnation). Ceci résonne dans l’esprit
de
l’apprenti et du compagnon qui y retrouve les mots exprimés lors de son
passage
de grade. 2. Suit
une phase de construction du rebondissement
humoristique. Celle-ci fait
appel à un courant de pensée plus affectif. En effet, elle témoigne
d’une confiance
dans celles ou ceux à qui l’humour est destiné. Destiné ne s’entend pas
ici en
tant que cible, mais plutôt dans l’idée du groupe. De manière plus ou
moins
subtile, on va donner des signes (et attouchements ?) qui
permettent la
création d’une complicité intelligible dans un
groupe donné. L’humour
est alors un acte de confiance : en soi, mais aussi dans les
autres.
L’humour agit comme un lubrifiant social. Le maçon qui le pratique
s’expose,
certes (il l’a bien cherché), au regard des autres. Mais nous sommes
ici probes
et libres, donc à priori prêt à tout entendre de nos SS et nos FF. Le
climat
social « bienveillant » et fraternel de nos travaux
nous donne cette
capacité au bonheur exposée plus haut. 2) La
structure même de
l’humour en tant que méthode englobe un aspect qui nous est
familier : le
langage et la parole. Sur le plan formel, il est
intéressant de noter
que le langage du maçon dans le temple devrait tendre à celui utilisé
par la
voie humoristique : outil de communication codé, transparence
du propos et
concision qui souligne la pensée. Le mode de transmission de la parole
en loge,
au lieu de brider la spontanéité propre au trait d’humour, impose de
nouvelles
règles. Celles-ci favorisent le développement d’une forme d’humour à
contre-courant, inattendu parce que construit. Il est possible, en
polissant sa
propre réflexion, de glisser progressivement du sérieux au dérisoire,
sans
heurter qui que ce soit. La triangulation évite dans ce cas de
personnifier le
débat : l’humour prend alors sa dimension universelle et
positive. En
offrant un nouvel aspect de ritualisation de la joute humoristique, la
triangulation évite de faire de l’humour un instrument de pouvoir. Dans
le
temple, il peut en revanche devenir un moyen de persuasion.
Ses
principes de fonctionnement s’y prêtent : ouverture d’esprit,
curiosité de
ce qui nous entoure, rapidité de réflexion et clarté dans l’expression.
L’humour ne peut ici être dirigé contre un F ou une S. En revanche, il
devient
le propre miroir de celui ou celle auquel il est destiné, en lui
renvoyant une
image qui est le signal du groupe. L’humour est alors un avertissement
ciblant
non pas un individu pour ce qu’il est, mais pour la manière dont il se
comporte
au sein du même groupe. Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de
citer Pierre
Dac, citation que l’on pourrait très bien appliquer à certains tours de
parole
sensés ponctuer l’une ou l’autre planche et que je vous
demande de méditer
: « Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont
les deux
principes majeurs de ceux qui feraient bien de la fermer avant de
l’ouvrir. » 3) Dans ce qui
relie étroitement
humour et franc-maçonnerie, on ne peut faire l’économie d’un aspect rituel
et symbolique. Prenons l’exemple du mot d’esprit. Il est
comme nos symboles
porteur de deux sens : l’un exposé, donné et connu, l’autre
ajouté, mais
caché et à découvrir. Notre travail est alors d’analyser et de déceler
ce sens
caché. Cette facette de l’humour, cette quête du sens derrière
l’évidence
évoque irrésistiblement la symbolique du miroir. Comme l’humour, le
miroir peut
être un outil à la fois narcissique, magique et émotionnel. Que voit-on
dans le
miroir ? Une image inversée de la réalité, la lumière s’y
reflète mais ne peut
le pénétrer. Lors du rituel de passage au grade de compagnon, nous nous
trouvons soudain devant ce juge unique et impitoyable, figés devant
notre
propre reflet. Sans faire du symbolisme à cinq drachmes, le fait de
passer au
delà de ce miroir nous permet d’approcher la vérité et non pas sa
représentation, la sincérité et pas le reflet d’une image vide de sens.
Ce
passage à travers le miroir, nécessaire dans la démarche humoristique
et
maçonnique, évoque ainsi un de nos trois piliers : la sagesse.
J’ai
également en mémoire la planche d’accueil des nouveaux apprentis le 9
décembre
1997. Notre F MS avait abordé l’humour à travers un outil : le
ciseau (et
le maillet). Des coups trop appuyés blessent la pierre, des coups
répétés
lassent et cassent. Sans une certaine maîtrise, l’outil ne sert à rien.
Autrement dit, l’humour ne vaut rien en tant que tel, si ce n’est
l’assouvissement du plaisir. Il devient utile lorsqu’il dépasse cet
aspect
émotionnel en soulignant, renforçant ou provoquant la réflexion. Il
permet de
passer de l’émotionnel au rationnel, du simple plaisir à la progression
personnelle. 4) L’humour
devient en cela une méthode
initiatique. Cet aspect est encore renforcé par ce qu’il y a
lieu de
considérer comme un lien au sein du groupe, en ce que l’humour est un
des
moyens de reconnaissance dans et par le groupe. A titre personnel, je
n’ai
jamais eu un tel sentiment d’appartenance à un groupe que lors de la
Revue
Maçonnique « Les loges de la folie ». Pour avoir
activement participé
à plusieurs expériences de ce genre, je n’arrive pas encore à
comprendre
pourquoi ces moments uniques ont tant marqué ma mémoire. Ce sentiment
se
rapportait à la FM en général : voir une salle debout dans une
grande
Chaîne d’Union spontanée… Ce sentiment d’appartenance, je l’ai ressenti
au même
moment vis à vis de notre atelier. C’est un peu ridicule, mais,
derrière
l’émotion, je me suis senti fier d’être là, fier d’être des vôtres. Comme
on le répète souvent, l’initiation maçonnique ne se limite pas aux
cérémonies
et n’est pas une fin en soi, ce qui la différencie de l’initiation dans
le
monde profane (rites de passage d’un état à l’autre). C’est sans doute
aussi le
cas lorsqu’on se réfère à l’humour en tant que méthode. Nos
cinq voyages lors du passage au grade de compagnon peuvent d’ailleurs
être
compris dans ce sens initiatique : les mouvements au cours du
tracé de
l’étoile flamboyante nous amènent à retourner en nous-même, avant de
boucler la
boucle et de progresser. Le maniement des outils, difficile, nécessite
apprentissage
avant d’accéder à leur maîtrise. Enfin notre dernier voyage se fait les
mains
libres. Pour
utiliser l’humour comme méthode, il est essentiel de suivre cette même
démarche : le retour en soi pour y puiser l’inspiration, mais
aussi s’y
retrouver confronté avec ses tabous et son éthique. La phase
d’équilibre
propice à l’affinage de la réflexion, avant le
« coming-out » figuré
par la liberté de mouvements. 5) La
dimension éthique de
notre réflexion est prépondérante, et nous devons user de la plus
grande
vigilance lorsque nous faisons l’humour. On ne peut en effet en
occulter
l’aspect nauséabond lorsqu’il devient un instrument d’agressivité plus
que de
critique constructive, de domination plus que d’égalité, de dissonance
plus que
d’harmonie. Regardons autour de nous : ceci nous renvoie à
cette dualité
ombre – lumière, cet effet Janus, qui surveille à la fois
l’avant (le
courant magique et émotionnel de la pensée) et l’arrière (le sens
caché, le
courant rationnel). Nous sommes en permanence en proie à cette
tentative
d’emprise de l’ombre sur la lumière, entre ces deux courants de pensée
(magique
et rationnelle). C’est également là que se situe notre réflexion
éthique :
vaincre ses passions, ne jamais se damner pour un bon mot, ne pas se
laisser
aller à la facilité. Et les tabous, me
direz-vous ? Le maçon
peut-il rire de tout et partout ? A l’instar de ce que nous
vivons dans la
vie profane, on retrouve en maçonnerie certains moments d’extase et de
sublime
où l’humour a moins sa place. Ces moments doivent être préservés car
ils nous
permettent de toucher au sacré. On ne pourrait par exemple pas imaginer
de
pratiquer l’humour lors de cérémonies d’initiation ou de passage de
grade, ce
qui risquerait de détourner l’attention de l’impétrant sur la
signification de
ce qu’il vit. Prenons un autre exemple : la chaine d’union qui
précède la
cloture des travaux. On ne peut imaginer qu’un atelier accepte de
briser ce
moment d’une grande intensité maçonnique en l’exposant à la dérision. Par
exemple en dansant, ou en chantant une chanson, ce qui revient sans
doute au
même… Conclusion ? Qu’est-ce
qui a guidé les membres fondateurs de notre atelier lorsqu’ils ont
imaginé
faire de l’humour une des méthodes employées en loge ? Je
suppose qu’ils avaient déjà saisi que l’Homme fonctionne avec deux
courants de
pensée : l’un rationnel, tout en retenue, en réflexion.
L’autre magique,
émotionnel, créatif et spontané. Il n’y a pas de raison que l’un prenne
le pas
sur l’autre, notre équilibre en souffrirait. Nous devons rester à la
fois les
fous du roi et les sages, oscillant entre ombre et lumière, cherchant
le chemin
qui nous paraît le plus juste. L’humour, en ce qu’il contient
d’humanité,
d’universalité, de symbole, est une méthode initiatique. Il contribue à
éclairer le chemin. Puisse
sa flamme ne jamais s’éteindre. Spéciale
dédicace : Je
voudrais dédier ce travail à ceux qui m’ont aidé et inspiré. D’abord
mes
parrains PJS et MS, à qui je dois beaucoup, dont la joie d’être dans ce
club.
Ensuite notre sœur JT, pour son aide et pour tout ce qu’elle est. Mes
maîtres : Coluche, Pierre Dac, André Breton, Alain Chabat (du
groupe
comique Les Nuls), Mel Brooks, Woody Allen, Alphonse Allais, Jules
Renard,
Bobby Lapointe, WC Fields et François Rabelais. A ces anonymes qui sont
ma source
d’inspiration quotidienne. Je ne les cite pas tous : ils se
reconnaîtront.
Enfin, ce travail n’est pas dédié à celui qui m’a dépouillé de mon PC portable dans la soirée du 15 janvier et qui m’a contraint à repartir de presque zéro. A la réflexion, peut-être dois-je le remercier. Ce travail n’aurait jamais été ce qu’il est sans lui. |
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