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L’Humour : Une méthode maçonnique ?

« Parler est un acte aussi créateur que destructeur » Amélie Nothomb in Métaphysique des tubes.

Que ce soit bien clair : il se trouvera bien l’un ou l’autre à qui ce travail déplaira, l’un ou l’autre qu’il irritera, l’un ou l’autre qu’il comblera, l’un ou l’autre qu’il laissera indifférent. Il est cependant le fruit d’une expérience unique, d’une réflexion personnelle. Il est sans doute l’expression du doute qui m’habite (ce n’est pas une contrepèterie), partie intégrante de la démarche maçonnique.

L’idée m’en est venue en faisant mon métier de compagnon. En voyageant.

Il m’est arrivé d’entendre, ici ou là, qu’humour et FM ne faisaient pas bon ménage. Que le rire était intolérable dans le Temple. Qu’une respectable assemblée de maçons a bien trop à faire en œuvrant au progrès de l’humanité (ou à la gloire du GADLU, c’est selon) pour se préoccuper de ce que Victor Hugo (parlant du calembour) qualifiait de « fiente de l’esprit ».

Philosophes, psychologues ou écrivains se sont pourtant penchés sur cette forme d’esprit qu’on appelle l’humour. Pour le définir, l’acculer dans le piège étroit des mots. Pour le ficher d’un trait de plume sur le papier, comme un quelconque lépidoptère. Bergson en a fait son fonds de commerce et Freud une partie importante de son traité sur la psychanalyse. François Rabelais s’en est servi comme un hymne à la vie et André Breton l’a fait noir. Des maçons ont aussi apporté leur pierre à l’édifice : Oliver Hardy (la moitié de Laurel et Hardy), membre de la RL Salomon (Jacksonville), fréquentait assidûment les ateliers californiens. Pierre Dac, membre déçu de la GLF, y fut initié à la demande de son ami Léo Campion.

Je n’ai pas la prétention de faire mieux qu’eux. Loin de là.

Mon point de vue est celui du simple pratiquant, du bricoleur du dimanche, de l’amateur peut être éclairé.

Disons-le tout net : le juge a besoin de lois pour juger, le critique de règles. Il n’existe pour ainsi dire rien de tel en ce qui concerne l’humour. En réfléchissant bien, il est pourtant possible de définir une espèce de typologie de l’humour, des caractéristiques psychologiques et linguistiques qui semblent avoir traversé les âges. J’évoquerai ces aspects « réglementaires » dans la première partie :

1.      l’humour est une soupe.

L’humour est un acte avant tout social. Il doit donc également être compris en tant que référence à un groupe d’individus, référence que j’aborderai dans la deuxième partie :

2.      l’humour : une histoire d’ Homme et de société.

Enfin, autant le dire tout de suite à ceux dont la vigilance va immanquablement fléchir à partir de la cinquième heure d’écoute : oui, je suis convaincu que l’humour est une affaire de progression individuelle et collective, une méthode initiatique et maçonnique, sujet principal du troisième point :

3.      l’humour : encore une affaire de Franc-Maçon.

1) L’humour est une soupe ou introduction pour bien s’entendre sur les mots

On a souvent tendance à confondre humour, rire, comique, parodie, grotesque, burlesque, ironie et satire. L’humour devient alors une sorte de potage dans lequel ces ingrédients mijotent. La recette en est complexe et difficile à constituer. Sa réalisation peut aller du consommé subtil au plus infâme brouet. L’humour devient alors un terrain dangereux, ce qui explique probablement pourquoi il est si difficile d’en donner une stricte définition.

Commençons par l’effet, puis voyons la cause. Le rire est une espèce de mouvement convulsif, épileptique, propre à l’homme, pas nécessairement provoqué par l’humour ou le comique, mais en réponse à d’autres types de stimulations agréables (un gaz hilarant ou le chatouillement) ou non (un gaz pas hilarant mais bruyant ou une situation anxiogène). Le rire est alors libérateur d’énergie, positive ou négative.

Bergson a défini le comique comme « de la mécanique plaquée sur du vivant ». Il est le fruit de l’opposition de deux représentations : l’une raide et sérieuse (le « mécanique »), l’autre vivante et socialement adaptée. C’est de la bascule vers la raideur que naît le comique. Par un élément extérieur, dans le cas du comique par accident (tarte à la crème, chute) ou intérieur, dans le cas du comique de caractère (distraction, chimère, répétition ou « courbure de l’âme »). De cette confrontation jaillit le comique.

La parodie peut être comprise comme une transformation ludique, une « carnavalisation » des valeurs. Tradition populaire ancestrale, le carnaval est basé sur cinq principes fondateurs :

1.      L’abolition de la distance entre les âges, les classes sociales et les individus. En cela, c’est un instrument de fraternité et d’égalité.

2.      L’excentricité, qui est en temps normal réprimée dans l’homme et soudain libérée. Pas besoin de s’appesantir sur cette notion qui fait référence à la liberté.

3.      Le carnaval est un lieu de mésalliance, mélangeant sacré et profane, sublime et l’insignifiant, inversant les valeurs de la société. Ce qui est en haut est alors en bas : on raille les puissants, l’idiot du village devient roi.

4.      Le carnaval est un lieu de désacralisation, de profanation. On peut faire référence par exemple à l’un de nos grands tabous : la mort. Dans les pratiques carnavalesques de différentes communautés (mexicaines ou antillaises), la mort est abondamment représentée. Au-delà des périodes de carnaval, on festoie au cimetière tant pour honorer les morts que pour conjurer le sort.

5.      La ritualisation est enfin une des caractéristiques de l’esprit carnavalesque. Celle-ci se marque par la notion de suspension du temps (le temps lié à la réalité) qui permet la mise en place de nouvelles règles. Le jour des fous ne dure que 24 heures, l’intronisation des « rois et reines » est rapidement suivie d’une « détronisation ». La transgression des règles sociales y est définie, ritualisée à l’extrême.

Mais revenons à la moelle de notre sujet. Freud fait la distinction entre trois catégories : l’humour, le mot d’esprit et le comique.

Si l’on se réfère au Petit Larousse, l’humour est défini comme une forme d’esprit qui cherche à mettre en valeur avec drôlerie le caractère insolite ou absurde de certains aspects de la réalité. L’humour noir, quant à lui, souligne avec cruauté, amertume et parfois désespoir l’absurdité du monde. Le mot d’esprit (un pet de l’âme) est une espèce de produit unique, jaillissant comme témoin du jeu de l’esprit au sein duquel il se construit. Si son élaboration est très intérieure, il faut un public pour l’écouter et l’apprécier. Une personne suffit : à un jeune admirateur qui lui s’il devait l’appeler maître, notre F... Léo Campion répondit : « Appelez-moi vieux con ».

Freud a établi une théorie psychanalytique de l’humour, dont voici les lignes de force :

1.      L’humour permet à celui qui le pratique une certaine économie d’affect, en escamotant la représentation de sa réalité. Ce besoin d’économie affective se retrouve dans la manière de gérer nos tabous. Un petit mot de Pierre Desproges, se sachant condamné : « Noël au scanner, Pâques au cimetière ». Cette épargne psychique procure alors un plaisir qui peut alors être partagé avec un interlocuteur.

2.      L’humour est effectivement tant un plaisir solitaire qu’une affaire de partage, oserais-je dire fraternel. Le partage est alors basé sur la connivence, sur un vécu, une expérience ou un « voyage » commun.

3.      L’humour est un instrument narcissique, une manifestation d’un sentiment d’invulnérabilité. En cela, il est source de plaisir : non seulement les traumatismes extérieurs sont surmontés, mais il permet de nier au moins temporairement la dure réalité vitale et le temps perdu.

4.      C’est enfin une affaire de « surmoi » et d’inconscient qui protège le moi de la souffrance. Au fond, « faire l’humour » ressemble beaucoup à une quête du plaisir : « l’humour, c’est peut-être rechercher le plaisir là où il ne se trouve en principe pas. »

Cette théorie, qui est toujours d’actualité, permet de mieux comprendre comment les psychologues essayent de cerner celui qui pratique l’humour. Un chercheur de l’UCL (Vassilis Saroglou) y a consacré un travail de thèse. Il reconnaît un certain nombre de traits de personnalité typique des pratiquants : flexibilité, ouverture à l’expérience, intelligence (dans le sens de la capacité à acquérir des connaissances), optimisme et une nette tendance à l’extraversion. Pour le côté face. Le côté pile comprend des traits de dominance, provocation, superficialité et un certain goût du désordre.

Tout ceci n’est pas nécessairement inconciliable avec une démarche maçonnique, dans la mesure où ces travers peuvent être porteurs d’interrogations sur l’ordre établi des choses.

Quoiqu’il en soit, la pratique de l’humour nous expose, nous rend potentiellement vulnérable à la critique. C’est sans doute là le prix à payer.

2) L’humour : histoire de l’humanité et méthode sociale

Ne tournons pas autour du pot : il a peu de méthode autant attachée à l’histoire de l’humanité (au sens « humain » du terme) ou de la société que l’humour.

Le mot lui-même est un mot voyageur. Au départ définition médicale se rapportant aux quatre humeurs décrites par Hippocrate, il s’« européanise » au XVIème siècle sous le vocable « avoir de l’humeur », qui est plutôt une notion péjorative aujourd’hui. C’est lors de son passage en Angleterre que se fait la transition du médical au caractériel : le terme « humour », d’invention anglaise (comme le rugby, le football, les chapeaux de la reine et la FM régulière), est né.

L’humour est basé sur une notion universelle, fondée sur deux grands principes : une communauté de langage (ou de parole) et une communauté d’expérience(s). Toutes deux débouchent sur le partage d’une réalité psychologique et sociale. Il y a peu de doute que l’humour puise, d’une manière ou d’une autre, une grande partie de son inspiration dans la société et les individus qui la composent.

Même si la communication non verbale peut faire passer une pensée humoristique (pantomime, cinéma muet), c’est principalement par le langage que passe la pensée humoristique. Le terme est ici pris comme référence sociale. Tant le langage que les expériences communes à un groupe définissent les types d’humour : juif, anglais, belge et… maçonnique. De Woody Allen, à un journaliste qui lui demandait pourquoi il avait abandonné le saxophone pour la clarinette : « Parce que c’est moins encombrant à emporter en cas de pogrom. »

Un exemple d’humour maçonnique ? Cette parodie de rituel attribuée à Pierre Dac dont voici quelques extraits (joints au présent tracé). On y reconnaît la référence commune, la connivence et le détournement du langage.

Il ne fait guère de doute qu’il y a un climat social propice à l’humour. Il faut en effet une certaine capacité d’écoute et une grande réceptivité. Bref une certaine disposition au bonheur, même s’il puise parfois son inspiration dans la propre détresse de l’humoriste ou du monde qui l’entoure. Ce climat joue un rôle dans une notion fondamentale : la prise de distance par rapport aux évènements.

Il n’y a pas de droit à l’humour sans droit à la différence. Plus une société est libre, plus elle offre de possibilité de s’exprimer, plus elle considère l’importance de l’humain, plus elle est curieuse du monde. Bref, plus elle vit et plus l’humour y a une place de choix.

A l’inverse, des manifestations plus négatives (certains diront plus contestataires) de l’humour, comme l’ironie ou la satire, sont plus typiques de sociétés rigides où règne une certaine forme de pensée unique. L’humour, en ce qu’il contient de volonté d’humanisation de la société (transgresser les règles pour en réduire la distance pas rapport aux individus) devient alors un instrument de déstabilisation pour l’ordre établi. Son utilisation répétée, par touches plus ou moins subtiles, s’apparente à une forme de résistance ou de terrorisme. Le dessin caricatural, par exemple, est une méthode largement répandue et diffusée dans certains pays où la démocratie reste fragile (Amérique du Sud, Mexique). Le pamphlet est une pratique courante, une arme contre le pouvoir, quitte à accepter une certaine clandestinité. A titre d’exemple, il ne faudrait pas croire que l’humour des pièces écrites par Molière est créé dans un climat de grande liberté sociale. L’habileté consiste ici à railler les travers de caractères des puissants (l’avarice, l’égocentrisme, l’autoritarisme) sans bien entendu désigner un coupable donné : les rieurs pensent tous que l’on se moque de l’autre, tout en sachant de qui l’on rit.

Il est d’ailleurs assez typique de noter que chaque époque, dans le sens social, a vu fleurir son type d’humour :

1.      L’œuvre de François Rabelais est par exemple typique de la renaissance, où figure dans le même tableau, le même écrit l’ombre et la clarté. Le grossier le plus cru côtoie le sérieux le plus grand, rendant ce dernier ridicule et en dénonçant la prétention. Depuis Pantagruel, Roy des dipsodes (censuré par la Sorbonne pour obscénité), il vise des cibles humoristiques universelles, mais centrées sur son temps : critique de l’église, satire des institutions mais aussi la tradition populaire, la fête, l’abondance de nourriture. Il raille la guerre, touche à l’Utopie et termine par une des plus truculente histoire de voyage où chaque escale dans un monde nouveau est l’occasion de rappeler une tradition populaire. C’est un hymne à la vie, au corps et à l’esprit.

2.      Au cours de ce siècle, l’expression humoristique des années de reconstruction et d’expansion économique voient le retour d’une tradition moyenâgeuse : l’humour « chansonnier », plutôt naïf et apparemment enfantin ou « grand public », proche des sotties du moyen-âge qui s’adressaient au plus grand nombre.

3.      On est assez loin d’un d’humour plus subversif, typique des années de crise politique ou sociale. C’est André Breton et son traité sur l’humour noir ou Pierre Dac et l’Os à Moelle. En créant le « non-sens », en inversant l’image d’un monde adulte pour le rendre enfantin, en brisant nos repères tout en s’en inspirant, ils touchent sans doute à des valeurs plus universelles. Il est utile de rappeler que Pierre Dac est l’inventeur de la sauce aux câpres sans câpres, de la confiture de nouille et d’Otto Von Paraboum, chroniqueur scientifique. Plus proche de nous, on peut citer Goscinny, la bande de Charlie Hebdo et d’Hara-Kiri dont l’entreprise de subversion, de briseurs de tabous tenait presque du terrorisme.

En règle générale, l’humour réduit la distance qui nous sépare du pouvoir, de l’autorité, sans nécessairement le réduire ou le nier. Le fou du roi n’a jamais menacé la couronne.

Dans cette même entreprise de réduction de distance, l’humour participe une humanisation de certains sujets qui pourraient être tabous, ce qui contribue à les rendre plus acceptable pour nous. La manière dont nous allons accepter de les aborder fait d’ailleurs appel à une notion chère aux maçons : l’éthique. Une des tartes à la crème de tout discours analytique en référence à l’humour est bien là : peut’on rire de tout ? Jusqu’où peut’on aller trop loin ? Où est la limite ? La réponse à ces interrogations est, là encore, une démarche tant individuelle que collective. Autrement dit : à chacun de nous la responsabilité de fixer les limites, elles aussi issues de notre propre expérience sociale et personnelle.

Par exemple, les Français se gausseront des autres…mais aussi d’eux-mêmes (je ne parle pas ici du rituel immuable des fins de repas qui consiste à raconter des blagues dont la finesse est inversement proportionnelle au nombre de convives d’une part, et au niveau d’éthanolamine d’autre part). La plupart des comiques français trouvent dans leurs semblables une source quasi inépuisable d’inspiration, de Voltaire à Jules Renard, de Candide à Clochemerle. Coluche a fustigé les alcooliques, les jeunes et le jeunisme, les militaires ou les flics. Jean-Marie Gourio a passé beaucoup de temps au bistrot pour écrire ses « Brèves de comptoir », parfois pathétiques puisque souvent énoncées comme faisant partie d’une réalité crue. Il est cependant très exceptionnel d’entendre un français railler la France en tant que nation.

En Belgique, l’humour autour de la famille royale reste assez rare et confidentiel, même s’il y est fait référence dans certains spectacles. Ce sujet est très peu présent dans le travail de François Pirette, Philippe Geluck ou Raymond Devos.

Les juifs sont très friands d’histoires qui singent certains traits de leur société. De Woody Allen : « Lorsque j'ai été kidnappé, ma mère a réagi tout de suite : elle a sous-loué ma chambre ! » ou encore « Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon grand-père qui me l'a vendue sur son lit de mort. »

En revanche il est impossible de rire de la Shoah. Pourtant, il y a eu « Train de vie » et « La vita e bella ». Sans vouloir raviver le débat qui prendrait une planche à lui tout seul, une partie de la réponse se trouve dans le titre : ces deux films sont véritablement des hymnes à la vie. Pour reprendre une réflexion d’un philosophe juif (Adolphe Nysenholc) interrogé lors de la sortie du film de Benigni, répondant à son interlocuteur qui lui demandait comment il pouvant rire de CA : « Je ne ris pas DE ça, mais MALGRE ça. »

On rit en revanche moins de la religion, sans doute parce que son importance en tant qu’institution s’est progressivement banalisée, ce qui ne veut pas dire que son influence a disparu.

Le danger est effectivement bien là : la banalisation des mots d’esprits, des petites phrases peut d’une certaine manière devenir un instrument de subversion. Cette banalisation naît d’une forme d’excès d’utilisation de la méthode, une sorte de maladie d’humour. Quelques exemples : même s’il est difficile d’en mesurer précisément l’influence, le travail des Guignols de l’Info à l’approche des élections françaises de 1995 a contribué à rendre le personnage de Chirac sympathique et accessible. A l’inverse, l’opinion s’est braquée sur le personnage de Balladur, distant et égoïste. L’utilisation (l’abus ?) de mots d’esprits par certains homme politiques est porteuse d’une dérive dangereuse : la banalisation d’idées extrêmes. L’image d’un tribun comme Le Pen s’est construite autour d’un humour très « je dis tout haut ce que les autres pensent tout bas ». Sa tentative de dénonciation du complot « des autres » (les étrangers, les francs-maçons, les pauvres) s’est appuyée sur ces « vérités » énoncées sur un ton badin qui ne masque en rien la haine véhiculée par le personnage (souvenez-vous du Durafour-crématoire et des 6 millions de détails de l’histoire). D’une certaine manière, cette entreprise a échoué partiellement lorsqu’il a franchi la limite, illustrée par ce mot de Coluche : « Marchais, c’est l’almanach Vermot. Le Pen, c’est l’almanach Whermacht. » Ou encore de Desproges: « Il y a plus d’humanité dans l’œil de mon chien que dans l’œil de verre de Jean-Marie Le Pen ».

Bref, la limite de l’humour, c’est la tragédie. C’est à ce niveau que se trouve la responsabilité collective. Il n’y a donc pas de réponse toute faite à la question de savoir si l’on peut rire de tout. Pour reprendre ce qu’en dit Raymond Devos : « Dans la réalité, il n’y a parfois pas de réponse aux grandes questions. Il y en a toujours dans l’imaginaire et l’humour ».

3) L’humour : encore une affaire de franc-maçon

Comme vous l’aurez noté, l’humour sait avoir des nuances infinies, expliquant sans doute la difficulté à le définir. Pour nous, maçons, c’est justement cet aspect de l’humour qui fait appel à des idées qui nous sont chères : humanité et universalité, mais aussi éthique et plaisir, qui est pourtant une notion parfois ignorée dans nos travaux.

Il est aussi question d’un trio qui nous est cher. Pour l’illustrer, je voudrais reprendre les mots du VM de la RL Locarno 72 au GOF. Ces mots sont destinés à Coluche, invité en Tenue Blanche Mixte à plancher sur un sujet intitulé « Un nouveau pouvoir ». Le VM rappelle que l’invitation est destinée à l’homme et non la vedette et évoque dans ses mots d’introduction « 3 ressorts qui éveillent en nous des résonances fraternelles » :

1.      Provocation, face percutante de la personnalité qui évoque la Liberté.

2.      Satire, ou le pouvoir de rire de tout et de tous, sans respect du conformisme ni crainte des autorités. On n’est inférieur à personne, on ne s ‘épargne même pas soi même. Cette salubre insolence s’inspire d’Egalité.

3.      Générosité, en référence à la campagne contre le malheur et la pauvreté à travers les restos du cœur. La mise de l’impact de l’homme sur la foule au service d’une opération humanitaire et d’une action sur les lois rappelle la Fraternité.

Nous y voilà : liberté-égalité-fraternité. L’homme peut honorer ces mots à travers l’humour.

Vous l’aurez d’ailleurs entendu à l’ouverture des travaux : à la question « Quelle méthode emploierons-nous ? » le 1er surveillant répond « La fraternité, la tolérance et l’humour. »

Mais pourquoi peut-on parler de l’humour en tant que méthode ou démarche maçonnique ? Plusieurs raisons (5) viennent à l’esprit :

1)      Le mécanisme de développement humoristique
2)      L’utilisation de la parole et sa codification dans le temple
3)      Une profonde charge rituelle et symbolique
4)      Un mode de progression initiatique
5)      Une dimension éthique

            1)      La manière dont on « fait l’humour » ressemble donc beaucoup à la démarche maçonnique.

On peut décortiquer le mécanisme en deux phases :

1.       Déceler dans ce qui nous entoure l’ironie, l’absurde, l’incongruité d’une situation. Cette première phase est critique, purement intellectuelle et fait appel à notre faculté d’observer, de raisonner puis de juger (pris dans le sens de l’évaluation et pas de la condamnation). Ceci résonne dans l’esprit de l’apprenti et du compagnon qui y retrouve les mots exprimés lors de son passage de grade.

2.       Suit une phase de construction du rebondissement humoristique. Celle-ci fait appel à un courant de pensée plus affectif. En effet, elle témoigne d’une confiance dans celles ou ceux à qui l’humour est destiné. Destiné ne s’entend pas ici en tant que cible, mais plutôt dans l’idée du groupe. De manière plus ou moins subtile, on va donner des signes (et attouchements ?) qui permettent la création d’une complicité intelligible dans un groupe donné. L’humour est alors un acte de confiance : en soi, mais aussi dans les autres. L’humour agit comme un lubrifiant social. Le maçon qui le pratique s’expose, certes (il l’a bien cherché), au regard des autres. Mais nous sommes ici probes et libres, donc à priori prêt à tout entendre de nos SS et nos FF. Le climat social « bienveillant » et fraternel de nos travaux nous donne cette capacité au bonheur exposée plus haut.

 

2) La structure même de l’humour en tant que méthode englobe un aspect qui nous est familier : le langage et la parole. Sur le plan formel, il est intéressant de noter que le langage du maçon dans le temple devrait tendre à celui utilisé par la voie humoristique : outil de communication codé, transparence du propos et concision qui souligne la pensée. Le mode de transmission de la parole en loge, au lieu de brider la spontanéité propre au trait d’humour, impose de nouvelles règles. Celles-ci favorisent le développement d’une forme d’humour à contre-courant, inattendu parce que construit. Il est possible, en polissant sa propre réflexion, de glisser progressivement du sérieux au dérisoire, sans heurter qui que ce soit. La triangulation évite dans ce cas de personnifier le débat : l’humour prend alors sa dimension universelle et positive. En offrant un nouvel aspect de ritualisation de la joute humoristique, la triangulation évite de faire de l’humour un instrument de pouvoir. Dans le temple, il peut en revanche devenir un moyen de persuasion. Ses principes de fonctionnement s’y prêtent : ouverture d’esprit, curiosité de ce qui nous entoure, rapidité de réflexion et clarté dans l’expression. L’humour ne peut ici être dirigé contre un F ou une S. En revanche, il devient le propre miroir de celui ou celle auquel il est destiné, en lui renvoyant une image qui est le signal du groupe. L’humour est alors un avertissement ciblant non pas un individu pour ce qu’il est, mais pour la manière dont il se comporte au sein du même groupe. Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de citer Pierre Dac, citation que l’on pourrait très bien appliquer à certains tours de parole sensés ponctuer l’une ou l’autre planche et que je vous demande de méditer : « Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont les deux principes majeurs de ceux qui feraient bien de la fermer avant de l’ouvrir. »

3) Dans ce qui relie étroitement humour et franc-maçonnerie, on ne peut faire l’économie d’un aspect rituel et symbolique. Prenons l’exemple du mot d’esprit. Il est comme nos symboles porteur de deux sens : l’un exposé, donné et connu, l’autre ajouté, mais caché et à découvrir. Notre travail est alors d’analyser et de déceler ce sens caché. Cette facette de l’humour, cette quête du sens derrière l’évidence évoque irrésistiblement la symbolique du miroir. Comme l’humour, le miroir peut être un outil à la fois narcissique, magique et émotionnel. Que voit-on dans le miroir ? Une image inversée de la réalité, la lumière s’y reflète mais ne peut le pénétrer. Lors du rituel de passage au grade de compagnon, nous nous trouvons soudain devant ce juge unique et impitoyable, figés devant notre propre reflet. Sans faire du symbolisme à cinq drachmes, le fait de passer au delà de ce miroir nous permet d’approcher la vérité et non pas sa représentation, la sincérité et pas le reflet d’une image vide de sens. Ce passage à travers le miroir, nécessaire dans la démarche humoristique et maçonnique, évoque ainsi un de nos trois piliers : la sagesse. J’ai également en mémoire la planche d’accueil des nouveaux apprentis le 9 décembre 1997. Notre F MS avait abordé l’humour à travers un outil : le ciseau (et le maillet). Des coups trop appuyés blessent la pierre, des coups répétés lassent et cassent. Sans une certaine maîtrise, l’outil ne sert à rien. Autrement dit, l’humour ne vaut rien en tant que tel, si ce n’est l’assouvissement du plaisir. Il devient utile lorsqu’il dépasse cet aspect émotionnel en soulignant, renforçant ou provoquant la réflexion. Il permet de passer de l’émotionnel au rationnel, du simple plaisir à la progression personnelle.

4) L’humour devient en cela une méthode initiatique. Cet aspect est encore renforcé par ce qu’il y a lieu de considérer comme un lien au sein du groupe, en ce que l’humour est un des moyens de reconnaissance dans et par le groupe. A titre personnel, je n’ai jamais eu un tel sentiment d’appartenance à un groupe que lors de la Revue Maçonnique « Les loges de la folie ». Pour avoir activement participé à plusieurs expériences de ce genre, je n’arrive pas encore à comprendre pourquoi ces moments uniques ont tant marqué ma mémoire. Ce sentiment se rapportait à la FM en général : voir une salle debout dans une grande Chaîne d’Union spontanée… Ce sentiment d’appartenance, je l’ai ressenti au même moment vis à vis de notre atelier. C’est un peu ridicule, mais, derrière l’émotion, je me suis senti fier d’être là, fier d’être des vôtres.

Comme on le répète souvent, l’initiation maçonnique ne se limite pas aux cérémonies et n’est pas une fin en soi, ce qui la différencie de l’initiation dans le monde profane (rites de passage d’un état à l’autre). C’est sans doute aussi le cas lorsqu’on se réfère à l’humour en tant que méthode.

Nos cinq voyages lors du passage au grade de compagnon peuvent d’ailleurs être compris dans ce sens initiatique : les mouvements au cours du tracé de l’étoile flamboyante nous amènent à retourner en nous-même, avant de boucler la boucle et de progresser. Le maniement des outils, difficile, nécessite apprentissage avant d’accéder à leur maîtrise. Enfin notre dernier voyage se fait les mains libres.

Pour utiliser l’humour comme méthode, il est essentiel de suivre cette même démarche : le retour en soi pour y puiser l’inspiration, mais aussi s’y retrouver confronté avec ses tabous et son éthique. La phase d’équilibre propice à l’affinage de la réflexion, avant le « coming-out » figuré par la liberté de mouvements.

5) La dimension éthique de notre réflexion est prépondérante, et nous devons user de la plus grande vigilance lorsque nous faisons l’humour. On ne peut en effet en occulter l’aspect nauséabond lorsqu’il devient un instrument d’agressivité plus que de critique constructive, de domination plus que d’égalité, de dissonance plus que d’harmonie. Regardons autour de nous : ceci nous renvoie à cette dualité ombre – lumière, cet effet Janus, qui surveille à la fois l’avant (le courant magique et émotionnel de la pensée) et l’arrière (le sens caché, le courant rationnel). Nous sommes en permanence en proie à cette tentative d’emprise de l’ombre sur la lumière, entre ces deux courants de pensée (magique et rationnelle). C’est également là que se situe notre réflexion éthique : vaincre ses passions, ne jamais se damner pour un bon mot, ne pas se laisser aller à la facilité. Et les tabous, me direz-vous ? Le maçon peut-il rire de tout et partout ? A l’instar de ce que nous vivons dans la vie profane, on retrouve en maçonnerie certains moments d’extase et de sublime où l’humour a moins sa place. Ces moments doivent être préservés car ils nous permettent de toucher au sacré. On ne pourrait par exemple pas imaginer de pratiquer l’humour lors de cérémonies d’initiation ou de passage de grade, ce qui risquerait de détourner l’attention de l’impétrant sur la signification de ce qu’il vit. Prenons un autre exemple : la chaine d’union qui précède la cloture des travaux. On ne peut imaginer qu’un atelier accepte de briser ce moment d’une grande intensité maçonnique en l’exposant à la dérision.

Par exemple en dansant, ou en chantant une chanson, ce qui revient sans doute au même…

Conclusion ?

Qu’est-ce qui a guidé les membres fondateurs de notre atelier lorsqu’ils ont imaginé faire de l’humour une des méthodes employées en loge ?

Je suppose qu’ils avaient déjà saisi que l’Homme fonctionne avec deux courants de pensée : l’un rationnel, tout en retenue, en réflexion. L’autre magique, émotionnel, créatif et spontané. Il n’y a pas de raison que l’un prenne le pas sur l’autre, notre équilibre en souffrirait. Nous devons rester à la fois les fous du roi et les sages, oscillant entre ombre et lumière, cherchant le chemin qui nous paraît le plus juste. L’humour, en ce qu’il contient d’humanité, d’universalité, de symbole, est une méthode initiatique. Il contribue à éclairer le chemin.

Puisse sa flamme ne jamais s’éteindre.

Spéciale dédicace :

Je voudrais dédier ce travail à ceux qui m’ont aidé et inspiré. D’abord mes parrains PJS et MS, à qui je dois beaucoup, dont la joie d’être dans ce club. Ensuite notre sœur JT, pour son aide et pour tout ce qu’elle est. Mes maîtres : Coluche, Pierre Dac, André Breton, Alain Chabat (du groupe comique Les Nuls), Mel Brooks, Woody Allen, Alphonse Allais, Jules Renard, Bobby Lapointe, WC Fields et François Rabelais. A ces anonymes qui sont ma source d’inspiration quotidienne. Je ne les cite pas tous : ils se reconnaîtront.

Enfin, ce travail n’est pas dédié à celui qui m’a dépouillé de mon PC portable dans la soirée du 15 janvier et qui m’a contraint à repartir de presque zéro. A la réflexion, peut-être dois-je le remercier. Ce travail n’aurait jamais été ce qu’il est sans lui.


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