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La Fraternité à la Lueur de la Philosophie,
l’Esotérisme et la Franc-maçonnerie


Le sujet de cette planche est venu d’un questionnement : à mon entrée en FM, j’ai été étonné de découvrir qu’aucune planche n’exposait son sujet sans faire référence à tel ou tel philosophe. Or pour moi, la philosophie et la FM étaient deux mondes séparés, deux démarches que tout sépare, discours patiemment construit avec la l’aide de la pensée analytique pour la première, expérience construite dans la présence collective et la lumière de l’intuition spirituelle pour la seconde. Je m’attendais par contre à voir beaucoup plus de références à l’ésotérisme, qui partage l’initiation et la tradition avec la FM, et en fait assez peu de références y étaient présentes.

Que veut-on aller puiser et chercher chez les philosophes et dans l’ésotérisme ? En quoi les philosophes nous aident-ils à nous améliorer, à agir dans la vraie vie, c’est-à-dire en dehors du temple, dans la cité ? Pourquoi ces références permanentes à Platon et aux philosophes de lumières ? Où est la Tradition, et quelle tradition ? La philosophie et l’ésotérisme font-ils  avancer la réflexion sur certains sujets en FM ?

Ainsi se pose la question du rôle que jouent la philosophie et l’ésotérisme dans la FM, avec  leurs points communs et leurs divergences. Et celle du rôle de la fraternité. Ne serait-elle pas   ce qui les différencie et qui les transcende ? N’est-elle pas ce qui fait « marcher » la FM et la rend unique ? Et si la fraternité était le chaînon manquant à la philosophie et l’ésotérisme ?

C’est à partir de ces quelques questions que nous donnerons un certain éclairage, qui ne pourra qu’être limité dans le cadre de cette planche.

Pour mieux appréhender cette question, revenons rapidement d’abord aux sources et aux objectifs de la  FM, de la philosophie et de l’ésotérisme.

La Franc-maçonnerie selon l’article 1 de la constitution de la GLDF est un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la Fraternité. La Franc-maçonnerie a donc pour but le perfectionnement de l’Humanité.

La philosophie est un questionnement, une interprétation, et une réflexion sur le monde et l’existence humaine. Ses buts sont la recherche de la vérité, la réflexion sur le bien et sur le beau, le sens de la vie et le bonheur, par l’exercice systématique de la pensée et de la réflexion. La philosophie selon Kant (çà y est, j’ai fait une référence à un philosophe !), c’est la doctrine et l’exercice de la sagesse, et non une simple science.

L’ésotérisme : l’étymologie fait de l’ésotérisme la doctrine des choses « intérieures », donc secrètes et spirituelles. Dans l'Antiquité, l’ésotérisme désignait des enseignements réservés à un petit nombre d'initiés, un enseignement secret professé soit à l'intérieur d'une organisation initiatique (comme les Mystères d'Éleusis) soit auprès d'un maître spirituel (comme Pythagore). RG définit les points de vues respectifs de l'ésotérisme et de l'exotérisme ; selon lui, « l’ésotérisme est du domaine de l’intérieur pour un public restreint, l’exotérisme est du domaine de l’extérieur pour un public ouvert », et il insiste sur la prédominance, à l'origine, de l'enseignement oral dans l'ésotérisme. Bien évidemment rien à voir avec l’occultisme ou toutes ces pseudosciences dérivées.
L’ésotérisme est souvent associé à la religion, car il renferme l’enseignement occulte, la doctrine ou la théorie d’ordre métaphysique, d’intention initiatique. C’est le cas avec, par exemple, le Chamanisme, le Pythagorisme, la Kabbale, le Soufisme, la Gnose, l’Hermétisme, etc. Ainsi l’ésotérisme est invariablement lié à la Tradition et à l’initiation. La Tradition qui est à distinguer de la pensée philosophique, théologique ou scientifique qui relèvent eux du domaine strict et limité de la rationalité.

La philosophie, l’ésotérisme et la FM, s’ils ne partagent pas les mêmes buts, partagent beaucoup d’objectifs et d’interrogations. Analysons donc les principaux sujets où ils ont peut-être le plus de points communs : pour la philosophie : l’humanisme et la  morale, pour l’ésotérisme : l’initiation et la tradition et ceux pour lesquels ils différent fondamentalement avec la FM : la méthode et la fraternité.

L’Humanisme
La renaissance a donné naissance à ce que l’on appelle la philosophie moderne qui a développé l’humanisme et  qui se termine au 18ème siècle avec la philosophie des lumières. C’est à ce moment que la F.M moderne est née, dans ce mouvement d’ouverture et d’humanisme porté par les philosophes des lumières. Dans ce siècle, ces philosophes et la FM poursuivaient des objectifs similaires, la même quête, celle de la recherche des facteurs de progrès de l’humanité. C’était là une grande différence avec la religion. C’est aussi une grande différence avec les philosophes contemporains qui ne traitent plus ces sujets, réfléchissant dans des domaines très différentes, ne se ramenant pas à un seul concept. Cette diversité, d’autres diraient éclectisme, va du romantisme au pragmatisme en passant par l’idéalisme, le positivisme ou le matérialisme. Et c’est sans évoquer les philosophes du 20ème où cela devient plus difficile à appréhender avec la philosophie analytique utilisant la logique mathématique ou l’attention au langage, la phénoménologie de Husserl dont les successeurs sont Sartre et Heidegger, ou encore la philosophie poststructuraliste et la déconstruction avec Derrida. On est alors assez loin de la FM.

Ainsi peut-on en conclure rapidement que la dernière grande vague, ou concentration de philosophes qui a partagé des réflexions ou des recherches communes avec la FM est celle des lumières.

Si on remonte le temps jusqu’aux philosophes grecs, la philosophie fait émerger la nature comme pôle de référence, mais aussi une certaine idée de l’homme. Ainsi naît une forme d’humanisme avec les sophistes d’avant Socrate et Platon. Ces professeurs d’éloquence sont aussi les intellectuels de l’époque qui professaient comme Protagoras que si « l'homme est la mesure de toute chose, alors les lois de la cité ne sont pas guidées par ce qui est bien en soi, mais par ce que les hommes sont convenus d'adopter ».

Cet humanisme s’est estompé en remontant le temps vers notre époque. Si la scolastique du 9ème siècle, philosophie développée et enseignée dans les universités au Moyen Âge visait à diffuser un savoir et une connaissance, elle n’avait pas pour but de libérer l’homme, mais plutôt de concilier la philosophie antique, particulièrement l'enseignement de la philosophie première d'Aristote, avec la théologie chrétienne.

Le siècle des lumières est derrière nous, les philosophes de lumière ont cédé la place aux philosophes modernes et contemporains qui ne portent que peu cette philosophie. Les ONG et la FM sont les seuls hérauts d’un humanisme non empreint d’une forme d’asservissement. Les premiers œuvrent pour le corps, pour l’épanouissement physique et la liberté, la seconde pour un développement de l’homme dans toutes ses dimensions. Ce que les philosophes ont apporté à la FM nous est légué par les anciens qui nous ont laissé cette quête infinie de la libération de l’homme. Car les FM ne sont ni des sages, ni des moralistes, ni des philosophes, ni des saints. Ils n’aspirent qu’à être pleinement des hommes.

La Morale
Et qu’en est-il de la morale, domaine réservé des philosophes avec Aristote, Saint-Thomas d'Aquin et Hegel, qui furent les trois philosophes dont la pensée fut déterminante pour l'histoire de la philosophie.

Selon les Constitutions d’Anderson « un maçon est obligé, par son titre, d’obéir à la loi morale ». Mais de quelle morale s’agit-il ? La morale se définit à travers les devoirs, ainsi Samuel Von Pufendorf distingue trois types de devoirs : devoirs envers Dieu (dévotion interne et externe) ; devoirs envers soi-même (devoirs envers l'âme : par exemple développer ses talents, et devoirs envers le corps -ne pas se tuer, ne pas se nuire-); et devoirs envers autrui (devoirs absolus : ne pas nuire, etc. et devoirs conditionnels : tenir sa parole, etc.).

Ainsi les philosophes et les FM parlent-ils de la même chose quand il s’agit de morale et de philosophie morale ? Pour Kant (encore lui !) la philosophie pratique a pour objet la question « que dois-je faire ? » et elle comporte aussi bien la philosophie morale que la philosophie du droit ou la philosophie politique. Au sens classique, la philosophie morale incluait la sociologie, la politique, et autres ancêtres des sciences humaines, par contraste avec la philosophie naturelle [philosophie de la nature et de l’univers physique]. La philosophie morale porte principalement sur la finalité de l'action et cherche à résoudre les questions qui peuvent se poser dans la délibération et la prise de décision : Que dois-je faire ? Qu'aurais-je dû faire ? Y a-t-il des limites à mes actions ?

Les morales du devoir fondent le caractère moral de nos actions par le concept d'obligation. Ce type de morale se conçoit indépendamment de toute conséquence qui pourrait résulter de nos actions. A l’extrême, cela pousse Kant (toujours lui !, c’est la dernière fois) à penser que l’on ne doit pas mentir pour éviter un meurtre, car l'obligation de dire la vérité est absolue et ne tolère aucune condition particulière.
La Maçonnerie, neutre au point de vue religieux, ne veut pas de la Morale commune, reposant sur une crainte métaphysique, sur une récompense ou un châtiment post-mortem. La Maçonnerie veut le Vrai essentiel, le Beau en soi, le Bien Suprême. Et cela, sans se préoccuper des contingences engendrées par l’égoïsme des races, des nations, et des individus. Elle accepte donc les compromis et les chemins de traverse, mais uniquement ceux axés vers le But final qu’elle se propose, et jamais les compromissions et les routes régressives. Ce n’est pas vainement que sa Symbolique donne à l’Orient, où naît la Lumière quotidienne, une telle importance, et ce n’est pas non plus sans motifs profonds que la Lumière personnifie en ses Temples le Bien suprême. La Maçonnerie accepte l’opinion du moment, pour autant qu’elle contient une parcelle de vérité, mais combat l’erreur et l’ignorance. Elle accepte un moindre bien pour aller vers un mieux futur certain.
Et parce qu’elle estime que le Bien, le Vrai, et le Beau essentiels sont des attributs d’un Absolu qui est irréductible in fine en mode contingent, parce que cette spiritualité qu’elle porte en elle est la plus haute forme même de l’esprit religieux, la Maçonnerie se refuse à définir et à limiter en des dogmes et des formules concrètes ce qu’elle entend par le Beau, le Vrai et le Bien. Pour elle, la Beauté et la Bonté sont sans limites dans le Temps ou l’Espace. Et aucun dogme ne peut l’enfermer.
Ainsi sous le même vocale de « morale », les philosophes et la FM n’y mettent pas les mêmes concepts, l’approchent différemment et ne partagent pas les mêmes objectifs. Si sur l’humanisme, les deux voies partagent beaucoup, il n’en est pas de même sur la morale.

Poursuivons notre chemin en étudiant les points communs entre la FM et l’ésotérisme, notamment dans les domaines de l’initiation et de la tradition, domaines qui ne relèvent pas des philosophes, hormis peut-être Pythagore et Platon et quelques rares autres.

L’Initiation et la Tradition
L’ésotérisme est éloigné de la philosophie. Les philosophes anciens ne parlent pas ou peu d’initiation, hormis peut-être Platon avec son enseignement initiatique de la caverne, et certainement Pythagore. Quant aux philosophes modernes, ils la rejettent en bloc.

L’initiation est au cœur de la FM, chaque grade a son initiation propre, correspondant à son niveau d’enseignement. Ces initiations se doivent d’être cachées car elles doivent être préparées par un enseignement adéquat, et vécues, c’est le seul moyen d’être prêt pour recevoir et comprendre les mystères associés.

Les initiés sont non seulement des modèles de sagesse et d’exemplarité mais sont surtout les pères d’enseignements qui font partie du patrimoine génétique de la FM. Ils sont ainsi des grands initiés de la FM, comme par exemple :
Moïse qui nous a laissé les fondements de notre morale.
Pythagore, un initié philosophe, qui nous a légué l’importance de l’homme qu’il plaçait au centre (déjà l’humanisme), en prônant une éthique fondée sur l’harmonie de l’univers et de l’homme.
Socrate, un autre initié philosophe,  qui nous enseigne à ne rien prendre  pour acquis, à nous poser des questions, à examiner tous les points de vue. Cette ironie socratique débouchait sur la maïeutique afin de faire accoucher les vérités qui se trouvent en chacun de nous. Il nous enseigne ainsi à aller chercher en soi la vérité.
Jésus, qui nous en enseigné l’amour et la fraternité.
Lao-Tseu, en tant qu’ancêtre du Taoïsme, qui nous enseigne la recherche de la sagesse à travers l’harmonie. Harmonie qui se trouve en plaçant son cœur et son esprit dans la Voie (le Tao), c’est-à-dire dans la même voie que la nature.

Tous ces grands initiés appartiennent à la chaîne ésotérique. Ils ont diffusé des messages exotériques connus de tous, et des enseignements ésotériques qui se dispensaient après une initiation.

R.G a ressuscité la Tradition au 20ème siècle, et lui a redonné ses lettres de noblesses. Il a même tenté de ressusciter l’ésotérisme chrétien, et constatant sa disparition, il s’est tourné vers d’autres ésotérismes, d’abord celui de l’hindouisme, puis le soufisme. Sa conclusion a été qu’en occident, seule la FM portait encore en elle la Tradition et l’Initiation, même si cette Tradition était transmise sans être complètement comprise.

A la différence de R.G, la FM ne croit pas à une Tradition complètement figée, repliée sur son passé, opposée au progrès de l’humanité. Au contraire, la FM participe à son évolution par l’évolution de chacun de ses membres, eux-mêmes oeuvrant par exemplarité dans le monde profane, afin de libérer l’Homme de tous ses asservissements.

La FM n’est pas une religion mais un ésotérisme, celui que l’on trouvait autrefois niché dans les religions. La FM n’a pas ses propres grands initiés, mais elle a hérité de la Tradition et de ses initiations dans ses différents grades. La FM, comme l’ésotérisme, permettent le perfectionnement initiatique de l’homme pour le faire progresser sur le chemin de la connaissance. L’ésotérisme et la FM ont des racines communes. En ce sens la FM perpétue la chaîne initiatique qui est mise à mal par les temps modernes.

Si la FM partage l’humanisme, et un peu la morale, avec la philosophie, elle procède de l’ésotérisme. Mais là où elle diffère des deux, c’est d’abord sur la méthode pour atteindre ses buts, et ensuite sur la place que tient la fraternité.

La Méthode
Pour les philosophes, la démarche est individuelle, liée à un homme (un homme = un système de pensée), il n’existe de système si ce n’est celui du philosophe qui l’a inventé.

Si la philosophie peut être un art de vivre pour les plus grands philosophes, elle est souvent une discipline théorique sans portée pratique en tant que recherche de la sagesse, qui s’adresse à l’individu plutôt qu’à la communauté. Dans ce cas, la philosophie se comprend comme un travail critique. Elle a pour but de créer de nouvelles certitudes et de corriger les fausses évidences, les illusions et erreurs du sens commun ou de la philosophie elle-même.
La philosophie est souvent définie comme un travail sur les concepts et notions, un travail de création de concepts permettant de comprendre le réel, de distinguer les objets les uns des autres et de les analyser, mais aussi un travail d'analyse des concepts et de leurs ambiguïtés. Enfin, la philosophie est une discipline déductive et rationnelle. Elle n'est pas simple intuition ou impression subjective, mais demeure inséparable de la volonté de démontrer par des arguments et déductions ce qu’elle avance : elle est volonté de rationalité.

Les seuls philosophes qui avaient une méthode qui s’approche de celle de la FM sont les anciens car ils dispensaient leur enseignement dans des écoles (l’Hémicycle de Pythagore, l’Académie de Platon ou le Lycée d’Aristote), à la grande différence, à quelques exceptions près, des modernes qui ont plutôt des « groupies ». Ces anciens vivaient leur philosophie comme mode de vie, tel Socrate qui est allé jusqu’au sacrifice suprême. On pourrait aussi citer les Scholastiques du moyen age, après le 9ème siècle, qui grâce à Charlemagne ont créé des écoles à sa cour puis des universités à partir du 12ème siècle pour dispenser leurs enseignements, qui étaient en quelque sorte une méthode. 

Si la philosophie n’est pas seulement une aventure, si elle est aussi un travail qui ne va pas sans efforts,  sans lecture, sans outils, mais ce n’est pas une « méthode philosophique » comme la méthode expérimentale de la physique.

Selon la voie ésotérique, l’école ou le maître ont pour fonction la transmission de la tradition à travers l’initiation, qui doit permettre l’épanouissement spirituel. Cette transmission se faisait par un enseignement progressif adapté à la faculté de l’élève et une pratique telle l’ascèse, la mendicité, la méditation, les exercices (yoga, tantrisme, dance derviche, etc.). C’est ce qui constitue la méthode de l’ésotérisme.

Mais la méthode de la FM est tout autre. Elle est a-dogmatique, elle n’impose rien, ni le refus ni l’acceptation de quelque doctrine que ce soit, ce n’est pas une orientation idéologique. Car la FM « n’impose aucune limite à la recherche de la vérité » pour lutter contre l’ignorance et pour le bonheur de l’humanité, en s’ouvrant à toute spiritualité.
La seule foi est celle en l’homme et en un Grand Architecte. C’est une méthode ancestrale d’éveil de la conscience, sans s’isoler ou s’opposer au monde, sans mettre l’accent sur le soi, mais sur l’autre, en « mettant de l’autre dans son regard », selon Levinas.
De quoi est-elle composée :
-  du rite, le Rite Ecossais Ancien et Accepté qui réduit l’écart entre la pensée et l’action, pour transmettre la vitalité de l’esprit et la discipline du faire.
- de déclarations : définitions, objectifs, principes, etc.
- d’un outillage : le symbolisme et la mythologie pour comprendre et progresser vers le niveau supérieur de connaissance et de sagesse.

La méthode maçonnique c’est sortir du temple, c'est-à-dire agir dans la cité. «Agir», pour faire évoluer et faire progresser le monde spirituellement de manière humaniste. «Dans la cité», pour atteindre tout le monde, pas seulement quelques initiés ou intellectuels. Tout cela n’est possible que si chacun prend le chemin du travail, et ne se renferme pas dans une réflexion théorique et intellectuelle. La méthode est donc aussi l’action par le Travail. 

Ce n’est pas parce que la FM se cherche encore pour trouver ses leviers d’action dans ce monde moderne qu’il faut oublier cet objectif fondamental. C’est comme l’évolution des espèces, seules survivent celles qui s’adaptent. Ainsi la méthode maçonnique doit évoluer pour atteindre les objectifs, qui eux restent pérennes. Si les FM ont pu influencer des lois, il s’agit aujourd’hui dans ce monde où tout bouge, où les repères s’estompent, dans une grande cacophonie, de savoir non seulement faire découvrir les objectifs de la FM, qui donnent le sens de la vie, mais aussi un moyen de les atteindre. De même que la tradition a su s’enrichir avec le temps, il doit en être de même avec la méthode maçonnique. Et ce ne sont ni les philosophes, ni l’ésotérisme qui apporteront la solution, c’est la FM qui propose un chemin qui, tout en puisant dans la force du passé, construit celle de l’avenir.

La fraternité
Mais la grande différence entre la méthode maçonnique et celles de la  Philosophie et de l’Esotérisme est la fraternité. La FM ne se définit-elle pas comme un ordre initiatique traditionnel et universel basé sur la fraternité ?
Bien au-delà de la philosophie et de l’ésotérisme, la FM est restée une des seules, sinon la seule organisation à mettre la fraternité au service du développement et de la libération de l’homme. Non pas en traitant la libération comme une utopie philosophique, ni comme une extase ésotérique et encore moins comme un salut religieux.
Dans la Tradition, l'idée de fraternité était conjointe de l'idée de filiation. Nous étions frères parce que nous étions fils, les fils de Dieu. Pour la raison que nous étions les enfants d'une grande famille, une famille qui se déployait sur la terre, unie par un semblable destin, nous nous devions naturellement aide et secours. Le Père, qui avait donné la vie par amour, était le ciment de cette fraternité universelle. Les hommes bénéficiaient tous du même don à l'origine : leur nature humaine et sa dimension spirituelle. De là, la force particulière que prenaient dans la pensée chrétienne les notions de dignité humaine et d'égalité entre les hommes. Non qu'on ne puisse nier les inégalités circonstancielles, mais ce qui unissait alors les sociétés était la recherche d'un bien commun, ce qui signifiait qu'une cité, qu'un pays étaient des organisations unifiées par une finalité identique, à la fois celle de chacun et celle de tous. «  La cité est une communauté de semblables, et qui a pour fin la vie la meilleure possible » écrivait déjà Aristote dans Politique.

Le Nouveau Testament n'allait faire qu'amplifier le sentiment de respect et de sollicitude qu'il nous était recommandé de vouer à autrui, cet être qui ne devait pas être considéré comme
autre mais comme proche, un prochain que l'on avait le devoir d'aimer comme soi-même. La notion de fraternité n'était donc pas limitée à la fratrie familiale mais à la fratrie humaine dans son ensemble, c'est-à-dire à tous les autres, eu égard à leur ressemblance avec nous-mêmes. Nous n'étions plus seulement des semblables mais des proches. Ainsi la communauté humaine était-elle envisagée comme une communauté d'amour.
Puis, les temps ont changé et, du communautaire, nous sommes passés, après la Révolution française, au collectif. Dieu était mort ou moribond, et les fils, n'ayant plus de Père, n'avaient plus de frères, mais des contemporains, des égaux, des semblables. La société des hommes était relayée par la société des citoyens. Si le mot de fraternité fut conservé, c’est en fait le mot solidarité qui semblait le mieux adapté à cette idée neuve de communautarisme, ce qui laissait sous-entendre que la vie de la personne devait progressivement s'effacer derrière le collectif. Du lien affectif entre les enfants d'une même famille, on bascule dans un sentimentalisme de solidarité, d'amitié qui ne s'instaure plus au sein d'une communauté familiale mais se targue d'être une union d'hommes étendue aux membres d'une association civile anonyme, d'une confrérie aux multiples tentacules, voire à une nation. Au lieu d'être tournées les unes vers les autres, les sociétés portaient leur regard vers l'oeuvre commune, au point que la communauté d'amour devenait une communauté d'intérêt qui s'adressait à des individus et était, par la force des choses, plus sélective. C’est alors qu’apparaissent et se développent les associations, les cercles, les groupes, les corporations, les confréries etc.

La FM moderne, née dans ce 18ème siècle, a pris le flambeau de cette fraternité traditionnelle, en l’enrichissant. Avec le REAA, elle lui a ajouté la dimension libératrice de l’homme pour lui-même, c’est-à-dire sans remplacer une aliénation par une autre. Aliénation qui avait pris de nombreuses formes : l’esclavage, le fanatisme religieux, la dictature politique, la loi du plus fort, etc. avec toujours le même objectif de contrôler l’Autre, pour lui enlever son libre arbitre et sa liberté. Si le siècle des lumières a libéré l’homme en lui permettant d’accéder à la connaissance, la FM lui a ouvert un horizon supérieur : permettre à l’homme de se développer, notamment spirituellement par la connaissance

La FM est la gardienne de cette idée de fraternité traditionnelle et universelle, celle qui n’aliène pas, qui ne disparaîtra pas : d'abord parce qu'elle est en soi une aspiration profonde de chacun vers cet autre qui peut être, tout autant, le semblable que le différent, l'inconnu que le familier, le proche que le lointain. Ensuite, parce qu'elle est le lien qui relie ce que la vie tente de séparer ; et aussi parce que ce qui fonde la fraternité n'est, ni plus, ni moins, ce que l'on partage : la famille, la patrie, les souvenirs, le passé. Et enfin parce qu’elle permet à l’homme d’avancer sur son chemin initiatique, ou celui de la recherche de soi-même sans se perdre ou s’égarer.

Conclusion
En conclusion de cette recherche, j’en retiens que si la philosophie et l’ésotérisme ont alimenté la FM, les apparentes similitudes de pensée cachent de profondes différences.

Deux familles de philosophes ont une affinité particulière avec la FM, celle des philosophes anciens grecs, et celle des philosophes des lumières. Mais la vague des philosophes du 20ème siècle avec Husserl, Heidegger, Levinas, Derrida, et d’autres qui, en critiquant la Raison à la manière où la physique quantique remet en cause la physique traditionnelle, ouvrira peut-être une nouvelle perspective pour, comme le dit Heidegger, « clore la parenthèse ouverte par Platon ». Aussi révolutionnaire soit-elle, cette vague me semble lointaine de la FM.

Ainsi retenons surtout de la philosophie ce que dit André Conte-Sponville ; « Philosopher c’est penser par soi-même, mais nul n’y parvient convenablement qu’en s’appuyant d’abord sur la pensée des autres, et spécialement  celle des grands philosophes du passé ». En effet nous avons besoin de revenir à nos références culturelles, nous avons besoin d’une référence à un modèle, la recherche d’un ancrage, ne serait-ce que pour avoir un point de départ.
Il est vrai aussi que par leurs questions et réponses, les philosophes contribuent aussi à l’amélioration de l’humanité, comme le partage du savoir lors du siècle des lumières : ils ont éclairé une partie du chemin. Ils peuvent aussi être source de vraies interrogations sur sa vie. La philosophie peut ainsi apporter non seulement un questionnement, mais aussi des orientations de pensée à ceux qui en ont besoin, en recherche à certains moments de la vie. En cela, elle peut être source de vie, voire un mode ou un art de vivre. Oui, mais sur le chemin profane, pas ou peu sur le chemin spirituel, domaine sortant du champ philosophique.

Il ne s’agit pas dans ce propos de critiquer la philosophie, au contraire. Mais la FM n’est pas la philosophie, sinon nous aurions pour définition de la FM dans la constitution de la GLDF : «ordre philosophique » et non « ordre initiatique ». Ce n’est pas parce que la FM puise dans la philosophie qu’elle doit pour cela devenir un cercle philosophique, objets de débats, voire de joutes intellectuelles, aussi brillantes soient-elles : c’est un risque. La FM peut et doit vivre par elle-même sans avoir besoin sans cesse de se reposer sur les philosophes, même si les idées des grands philosophes  sont de vraies sources d’inspiration et de réflexion. Que ces regards de la FM sur la philosophie, c’est-à-dire derrière nous, ne nous empêchent par d’agir devant nous.

L’ésotérisme, lui, propose une Voie, la voie de l’initiation et de la Tradition. En ce sens la FM est un ésotérisme, car il a pour objectif l’élévation de l’homme sur le chemin spirituel par un enseignement non profane, réservé à ceux qui peuvent le recevoir. Mais la FM est plus qu’un « ordre ésotérique », car elle propose aussi un exotérisme dans sa volonté de poursuivre l’œuvre commencée dans le temple. La FM va au dehors, elle cherche à éclairer le monde, car les FM sont les éclaireurs de l’humanité, ou devraient l’être. C’est l’aspect universaliste de la FM qui exerce une influence sur la civilisation par l’élévation spirituelle. Si l’ésotérisme cherche à élever l’homme individu, ceux qui peuvent être initiés, il ne cherche pas forcément à élever l’humanité. La voie de la FM complète donc celle de l’ésotérisme dans ses buts et dans ses moyens de les atteindre.
 
Ainsi la FM a une vocation et donc des objectifs distincts de ceux de la philosophie, de l’ésotérisme et de la religion. Mais la voie maçonnique, c’est aussi la méthode maçonnique, démarche traditionnelle d’accès à la connaissance, et par elle à la liberté. Elle est unique, car elle ne cherche pas à asservir qui que ce soit vers quelque but non avoué.

Ni la vocation de la FM, ni la méthode pour l’accomplir ne sauraient exister sans la fraternité qui est le moteur et le liant de l’ensemble. Rien ne pourrait avancer et se réaliser sans la fraternité universelle maçonnique, spécialement en dehors du temple. Rien ne serait cohérent, lié entre les hommes sans cette fraternité.

La vocation de la FM est spirituelle (c’est son côté ésotérique) avec une exigence humaniste (c’est son côté philosophique) basé sur la fraternité (c’est son aspect unique et universel). La FM fait ainsi la synthèse de la philosophie et de l’ésotérisme, et elle les transcende.

Et la fraternité maçonnique est ce chaînon manquant, qui est le principe actif de la vocation maçonnique et de la méthode maçonnique qui constituent la Voie maçonnique.

A l’issue de cette planche, j’ai l’impression qu’en tentant d’apporter quelques réponses, davantage de questions ont été soulevées, que la réflexion ne fait que commencer, qu’il reste  beaucoup à explorer, notamment sur les inter-relations entre la FM la philosophie et l’ésotérisme.

J’ai dit Vénérable maître.

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