GLFF Loge : NC 17/03/2010


Yggdrasill, L'Arbre Scandinave

L’arbre est un symbole universel, tout autant que le soleil et la lune, et dont la bibliographie, à elle seule, formerait un livre. Pour pouvoir analyser les différents aspects des arbres, Mircea Eliade propose une classification, toute provisoire, de l’immense matériel qui est à notre disposition. Il distingue sept groupes de « cultes de la végétation », dont je citerai seuls les deux qui sont en rapport avec Yggdrasill, l’Arbre des Scandinaves.

1) L’arbre-image du Cosmos. La tradition indienne, dès les textes les plus anciens (Atharva Veda), représente le Cosmos sous la forme d’un arbre géant, (le Skambha) dont le sens est « pilier cosmique ». Dans la Bhagavad-Gita, l’Univers est un « arbre renversé », plongeant ses racines dans le Ciel et étendant ses branches en bas, dont les hymnes du Veda sont les feuilles. On retrouve un arbre dont les racines sont tournées vers le haut dans les traditions islamiques et Laponnes, ou encore dans une doctrine ésotérique hébraïque. Il est également repris par Dante dans son Paradiso.

2) L’arbre-centre du monde et support de l’univers, l’Axis Mundi. Par ses racines plongées dans le monde souterrain jusqu’à ses branches caressant le ciel, il relie les trois régions, Ciel, Terre et Enfer, il est le poteau cosmique qui soutient le monde et se trouve au milieu de l’Univers. Pour la conscience religieuse archaïque l’arbre est l’Univers, il le répète et le résume en même temps qu’il le symbolise. En Sibérie, le chaman accomplit des ascensions rituelles dans le monde céleste ; il place au centre d’une yourte un bouleau, muni de neuf encoches, qu’il escalade symboliquement pour parvenir au neuvième ciel, où il rencontre le dieu suprême. Ailleurs, les dieux attachent leurs chevaux à l’arbre-poteau. On retrouvera ce concept chez les anciens Scandinaves.

Ayant énuméré les sept catégories, Eliade conclut : « cette classification sommaire, et sans doute incomplète, a du moins le mérite d’attirer l’attention sur le fait que l’arbre représente - et cela d’une manière soit rituelle et concrète, soit mythique et cosmologique, et encore purement symbolique - le Cosmos vivant, se régénérant sans cesse. »

Par quelle synthèse mentale de l’humanité archaïque, et à partir de quelles particularités de la structure de l’« arbre » comme tel, un symbolisme si vaste et si cohérent s’est il établi ? Toujours selon Eliade : « C’est en vertu de sa puissance, en vertu de ce qu’il manifeste, qu’un arbre devient un objet religieux. Il est chargé de forces sacrées : il est vertical, il pousse, il porte fruit, il perd ses feuilles et les récupère, et par conséquent il se régénère- il « meurt » et « ressuscite »- d’innombrables fois. Ainsi, par sa simple présence et par sa régénération, l’arbre répète ce qui, pour l’expérience archaïque, est le Cosmos tout entier. Pour la conscience religieuse ancestrale, la nature et le symbole coexistent, l’arbre est l’Univers en même temps qu’il le symbolise. On ne peut donc parler proprement d’un « culte de l’arbre » (dendrolatrie). Jamais un arbre n’a été adoré rien que pour lui même, mais toujours pour ce qu’il signifiait. »

Yggdrasill, l’Arbre cosmique que je vous présente ce soir, est celui du Grand Nord. D’abord, qui sont les Scandinaves ? Ils font partie des Indo-Européens, un peuple migrateur d’une souche commune, uni par une langue, des idéaux, et un héritage littéraire. Ces populations se sont dispersées en vagues successives sur un ensemble de sites qui s’étend de l’Inde jusqu’au cercle polaire, entre le 10ème et le 5ème millénaire avant notre ère, selon tel ou tel chercheur. Les anciens Scandinaves se situent dans le temps d’environ 2.500 avant J.C. à 800 de notre ère, époque à laquelle interviennent définitivement les Vikings et le christianisme, et dans l’espace en Norvège, en Islande, en Suède, au Danemark et en Frise.

Il convient d’examiner les sources dont disposent les nombreux savants qui ont étudié leur religion. Elles sont triple: d’abord en Scandinavie même, les documents archéologiques, les acquis importants de la paléontologie linguistique, (de l’étymologie en particulier) et les inscriptions runiques qui apparaissent à la fin du 2ème siècle de notre ère. Et enfin la poésie de cour des scaldes, datant du 8ème au 10ème siècle, dont souvent le nom du poète, ou scalde, est connu.

Un deuxième groupe de sources, en dehors de Scandinavie, est constitué de témoignages d’anciens comme La Germanie de Tacite (98 AD), ou De Bello de César (52 BC). A la fin de l’antiquité nous trouvons des ouvrages « historiques » de tous genres, tel (en 591) l’Histoire des Francs, par Grégoire de Tours. Enfin, au Moyen Age apparaissent les Sagas dites Royales (konungasögur), composées par des Islandais christianisés, dont deux en particulier relatent l’époque païenne des pays du Nord, respectivement par Adam de Brême en 1075 la Gesta Burgensis, (description du grand temple d’Uppsala et arbre gigantesque.) et par le moine Danois Saxo Grammaticus vers 1200, la. Gesta Danorum, un important témoignage pour la connaissance de la fable nordique, qui repose sur des poèmes et des sagas en grande partie perdus.) (Nibelungenlied ca. 1200)

Le troisième groupe comprend les sources principales pour l’étude de l’ancienne religion: ce sont les Eddas, deux ouvrages différents qu’il convient de ne pas confondre. Le premier, appelé Edda poétique, ou Edda ancienne, est un recueil de poèmes anonymes, composés à des époques variées entre le 9ème et le 12ème siècle et mis par écrit vers 1.250. Il contient le corpus des grands poèmes mythologiques et héroïques du Nord, et forme la source la plus complète du mythe de l’arbre Yggdrasill, lui même constituant le principe unifiant et cohérent de toutes les mythes et traditions sacrés Scandinaves.

L’auteur d’un autre ouvrage, également intitulé Edda, ou Edda dite en prose, nous est connue: c’est un grand seigneur et homme d’État Islandais, Snorri Sturluson (1178-1241). Cet éminent pédagogue (de la poésie scaldique), philosophe et poète, grand amateur d’antiquités, se rend compte que l’Islande, conservatoire des traditions poétiques du Nord, terre des scaldes, est en train, après plus de deux siècles de christianisme, de laisser perdre le trésor spirituel et artistique qu’elle tenait de la tradition. Il entreprend donc de dresser un résumé en prose de la religion de ses ancêtres païens, en partant des grands textes de l’Edda poétique et en les accompagnant de longs commentaires et d’éléments recensés au cours de ses voyages en Norvège.

Ce qui caractérise la religion scandinave, c’est le fait que la fin du monde est déjà annoncée dans la cosmogonie. Mais regardons d’abord la Création, telle que nous la livre Snorri, et qui se résume ainsi : « Au commencement il n’y avait ni terre, ni voûte céleste, mais un abîme            géant ». (Ginnungagap). A la suite d’une rencontre de la glace et du feu, le géant anthropomorphe Ymir (il correspond au sanskrit Yama) prend naissance, dont sont issu, par l’intermédiaire d’autres personnages mythiques, Odin et ses deux frères, Vili et Vé. Les trois frères tuent Ymir, l’amènent au milieu du grand abîme et, en le dépeçant, produisent le Monde de son corps ; de sa chair ils forment la terre; de ses os, les rochers; de son sang, la mer; de ses cheveux, les nuages, de son crâne, le Ciel. Ils façonnent ensuite de ses cils la terre des hommes, Midgardr (litt. « Demeure du milieu »), ceint par le Grand Océan, dans lequel se trouve le Grand Serpent (Midgardsormr), celui qui enserre le monde, sa tête mordant sa queue. Il incarne les forces du Mal, qui sont ainsi présent dès la Création.

Odin donne ensuite la vie au premier couple humain. De deux souches d’arbres échouées il façonne l’homme, qui porte un nom d’arbre, Askr, le frêne, et la femme, Embla, dont le nom peut être associé à la vigne. Ayant assuré l’existence de l’espèce humaine, les dieux créent leur propre demeure au centre de Midgardr, appelée Ásgardr, autour de laquelle ils construisirent un mur.

Il reste, pour achever cette cosmogonie, Yggdrasill lui-même, l’axe vertical de cette Terre concentrique horizontale. Il symbolise, et en même temps constitue, l’Univers. Son sommet touche le Ciel et ses branches embrassent le Monde. Il émerge au Centre à la fin de la Création. Le voici, dans la Völuspá, traduit de l’islandais par Régis Boyer :

Je sais que se dresse un frêne,
S’appelle Yggdrasill,
L’arbre élève, aspergé
De blancs remous ;
De là vient la rosée
Qui dans le vallon tombe,
Éternellement vert il se dresse
Au-dessus du puits d’Urdr
Trois racines
Partent dans trois aires
Du frêne Yggdrasill ;
Hel demeure sous l’une, (Niflheimr)
Sous l’autre, les (thurs) géants du givre,
Sous la troisième, l’espèce humaine.)

Une activité débordante règne dans le grand arbre. Un aigle siège sur ses rameaux, un dragon (Nidhoggr) ronge une de ses racines, et un écureuil (Ratatöskr) ne cesse de circuler de l’aigle au dragon, colportant de l’un à l’autre quantité de méchancetés. Selon Régis Boyer il serait un symbole de la lutte entre le serpent, symbole de l’esprit féminin, et l’aigle, représentant l’esprit masculin. A cette faune s’ajoutent quatre biches, un cerf et une chèvre (Heidrùn), qui mangent les branches d’Yggdrasill.

De ses trois racines, l’une part vers l’habitat des Géants du Givre (Jöthunheimr). Le géant Ymir, ancêtre des dieux, engendra également d’autres géants. Ils sont monstrueux, gigantesques, et très laids, ce qui ne les empêche pas d’avoir de très belles filles, dont certaines épouseront des dieux. Les géants représentent les forces de la nature, tels que Aegir, la mer, Sniór, la neige, Logi, la flamme, ou le Noé du Nord, Bergelmir, le déluge. Les géants sont aussi les dépositaires de la science sacrée et du savoir primitif, car ils ont la mémoire des origines. L’un des plus illustres, Mimir, dont le nom signifie Mémoire, est le gardien de la source de sagesse, au pied d’Yggdrasill. Il était aussi renommé pour sa science occulte. Les dieux l’ont décapité et ont envoyé sa tête à Odin, qui la conserva et la consulta chaque fois qu’il voulait percer certains secrets, non sans avoir accepté de sacrifier un œil en gage.

Une autre racine s’enfonce dans le royaume des morts, destin final de tout défunt à l’exception des héros, où règne la déesse Hel. (Vous n’êtes pas sans savoir que le mot pour l’Enfer en anglais est « hell ».) La troisième aboutit à la région des hommes.

Au pied d’Yggdrasill, en plein air, se tenait chaque jour le þing (thing), le tribunal des dieux où se débattaient les procès ou les décisions à prendre. C’était un lieu sacré où on ne pouvait en temps d’assemblée exercer de vengeance, ni punir les malfaiteurs. Les dieux s’y rendaient armés et à cheval d’Ásgardr, en traversant le pont Bifröst, l’arc en ciel.

Le panthéon Nordique est réparti en deux groupes de divinités : les Ases (Aesir) et les Vanes (Vanir). Les dieux principaux parmi les Ases sont Tyr, Odin et Thórr, les deux premiers se partageant la fonction de dieu Souverain et dieu de la guerre. Tyr, (*Tîwaz=mot générique pour « dieu ») dieu manchot, ayant abandonné sa main droite dans la gueule du loup Fenrir en gage du maintien de l’ordre universel, présidait l’assemblée du thing en tant que dieu juriste, tandis que Odin, devenu le plus important des deux, s’octroyait le rôle de dieu de la guerre et de la mort. Il était le maître du palais céleste de Walhalla (Valhöll), sorte de paradis pour des héros tombés sur le champ de bataille (einherjar), qui s’y préparent pour la conflagration finale. Les Valkyries (valr cadavres, kyrja celle qui choisit), déesses ailées, étaient chargées par Odin de survoler le champ de bataille, de désigner les guerriers qui devaient mourir et de les conduire au Walhalla, où elles leur servaient de la bière et de l’hydromel.

Mais Odin, le dieu Créateur, était également un magicien puissant. Pour atteindre la Connaissance, il s’était soumis à une initiation chamanique. Pendu à l’arbre Yggdrasill neuf nuits durant, privé de nourriture et de boisson, il obtint la science des runes, symbole de la sagesse, et la connaissance de la magie et des règles ésotériques de la poésie scaldique. Possédant également la tête de Mimir en tant qu’oracle, Odin devint ainsi le dieu-chaman, grand maître de la sagesse et des sciences occultes. Il surveille son domaine par l’intermédiaire de deux corbeaux perché sur ses épaules, qui s’en vont sans cesse dans le monde pour lui en rapporter les nouvelles. Un autre caractère chamaniste s’attache encore à ce dieu borgne mais « voyant » : son cheval Sleipnir à huit pattes, qui traverse les airs et les eaux, et qu’il attache à Yggdrasill, poteau cosmique et axe du monde, dont le nom se traduit littéralement par « cheval d’Odin ». (Yggr=le Redoutable=Odin, drasill=coursier.) Odin-Wodan a été assimilé par Tacite à Mercure, et notre Mercredi s’appelle Wednesday en anglais. Le thing trouve une survivance en Hollande, où le mot pour Mardi est Dinsdag. J’éprouve un certain plaisir à penser que notre assemblée a lieu un Mardi, sous des colonnes tout aussi cosmiques que la Sagesse, la Force et la Beauté.

Le troisième, et l’un des plus populaire des Ases, Thórr ou Donar, le dieu au marteau, est le fils de la déesse Terre (Jörd). Son nom signifie « tonnerre », et en tant que maître des orages, il déchaîne des tempêtes en soufflant dans sa barbe rousse. Son marteau, Mjöllnir (le broyeur), symbolisant la foudre, est conçu comme un boomerang ; il revient de lui-même dans la main de son propriétaire. Pour tenir ce terrible instrument, Thórr dispose de gantelets de fer. Il est le protecteur des Ases et le défenseur de leur demeure divine. De nombreux récits le montrent partant « vers l’est » dans son char tiré par deux boucs, dont le roulement figure le tonnerre, pour affronter les géants, en les anéantissant avec son marteau. (Une de ses expéditions constitue un réel voyage initiatique). Bon vivant, il est légendaire pour son appétit prodigieux. Proche des humains, il est un des très rares dieux païens à avoir survécu dans les ballades médiévales. Il a donné son nom au jeudi, Donnerstag en allemand (littéralement « jour du tonnerre »), ou Thursday en anglais, tout comme Jupiter chez les Latins.

Le culte public des Ases se pratiquait tantôt dans un temple (Uppsala), tantôt à ciel ouvert, dans un bois sacré autour d’un grand arbre isolé, en liaison immédiate avec le thing, en vertu d’une collusion étroite entre religion et droit. Les rituels étaient conduits par un prêtre, et on y pratiquait le sacrifice d’animaux et d’êtres humains, ces derniers par pendaison aux arbres, en lien évident avec l’épreuve initiatique d’Odin. Ce rite nous renvoie à la Création du Monde qui, par le dépècement d’Ymir, est le résultat d’un sacrifice sanglant ; idée religieuse archaïque et très répandue, qui, chez les Scandinaves, comme chez d’autres peuples, justifie le sacrifice humain.

Les membres de l’autre famille de dieux, les Vanes, sont tous plus ou moins directement, en rapport avec la fertilité, la paix et la richesse. Njördhr, le plus ancien, commande aux vents, à la mer et au feu, il est lié à la pêche et la chasse, au commerce et à la navigation, et à la richesse en général. Il est le père d’enfants jumeaux, Freyr et Freya. Freyr, selon Snorri, « est le plus doué de tous, il commande à la pluie et à l’éclat du soleil et aussi à la végétation, et il est bon de l’invoquer pour les bonnes récoltes et pour la paix ». Il possédait un merveilleux navire (Skidbladnir) qui avait toujours bon vent, et se repliait une fois qu’il avait servi, pour entrer dans la poche du dieu. Sa soeur Freya, la déesse de l’amour, de la fécondité et du mariage, peut être considérée comme « la Cybèle ou l’Isis du Nord ». Prêtresse des Vanes, elle avait le pouvoir de communiquer avec l’autre-monde en état de transe chamanique. Elle se déplaçait dans un char tiré par des chats. Comme son frère Freyr, elle était encore très populaire à l’époque viking. Son nom fut adopté pour le jour de Vénus, et le Vendredi des Latins est devenu Freitag en allemand. Dans le Nord, c’était un jour propice pour le mariage.

Le sacerdoce des Vanes était exercé par des femmes. La pratique du culte comportait des idoles phalliques et des cérémonies orgiaques, ou de cortèges de vaisseaux démontables, que l’on promenait encore à travers champs au siècle dernier en Finlande, et dont Tacite s’étonnait jadis en écrivant : « Une partie des Suèves sacrifie à Isis…quelle est l’explication de ce culte étranger… ».

On retrouve chez les Scandinaves une organisation du panthéon tel qu’il existait chez les autres peuples Indo-Européens, que Georges Dumézil appelle le schéma trifonctionnel, c’est à dire la répartition des dieux entre trois fonctions cosmiques et sociales, de souveraineté, guerre et production, avec une dualité de la première fonction: magique et juridique. Ainsi, la triade Nordique principale est constituée par Odin le souverain magique avec Tyr, son partenaire juriste, Thórr, le dieu guerrier, et Freyr, dieu de l’abondance et la fertilité agraire.

Une autre source coule prés des racines d’Yggdrasill : le puits d’Urdr, une des trois Nornes, qui aspergent chaque jour l’arbre d’eau claire. Elles s’appellent Passé (Urdr), Présent (Verdandi) et Avenir (Skuld), et elles fixent la destinée des humains et des dieux. Leurs décisions sont irrévocables. La notion de Destin, telle que vue par les anciens Scandinaves, n’est pas simplement fataliste : c’est un concept voulu par les Puissances, qui s’intéressent à l’être humain dès les origines. L’homme pressent en quelque sorte la faculté qui lui est laissé de participer à son destin, de se prendre en charge. Cependant, par un inexorable jeu de circonstances, le mal arrive, le verdict des Nornes tombe. Les Valkyries, nous l’avons vu, participent elles aussi, à l’exécution de cette loi du Destin. Seul Odin connaîtra son destin, et pourtant il n’y échappera pas.

La société des dieux Scandinaves comporte un autre personnage, omniprésent et ambiguë, intelligent et astucieux : il s’agit de Loki. Il est compté avec les Ases, « sans en être exactement », fils de géant, mais beau et de petite taille. Il ne recevait pas de culte et on ne lui consacrait pas de temples. Compagnon de Odin et de Thórr dans leurs voyages, il aime vaincre leurs ennemis, les géants, souvent par la ruse ; il accepte des rôles de messager, d’éclaireur, mais aussi de bouffon. Il est traité par les autres Ases comme un inférieur, qu’on utilise, qu’on menace. Seul des Ases, il a un don de métamorphose, se transformant tantôt en mouche, phoque, jument ou en saumon, et parfois en femme. Ingénieux, inventif et rusé, mais impulsif, il est surpris par les suites de ses actes, qu’il tâche aussitôt de réparer. Il est amoral, n’a aucun sentiment de dignité et ne comprend pas la dignité des autres. Il trahit les siens pour se tirer d’un mauvais pas, il est mauvaise langue, il apporte querelle, il dénonce. Il est menteur, non seulement pour se sauver ou sauver les Ases, mais pour le plaisir. Il ne résiste pas à l’idée de méchantes farces, il est mauvais joueur, déloyal dans les concours.

Sa nature démoniaque est confirmée par sa progéniture : le loup Fenrir et le Grand Serpent de Midgardr sont ses fils ; Hel, la patronne du pays des morts est sa fille. Ce méchant personnage finira par faire le grand mal, gratuitement, jusqu’au bout.

L’histoire de ce crime, le plus émouvant des récits de l’Edda en prose, met en scène deux fils de Odin et de Frigg, son épouse : Hödr, l’Ase aveugle, et Baldr, qui « est le meilleur, le plus sage des Ases. Il est si beau et si brillant qu’il émet de la lumière ». Voici donc, raconté par Snorri, « Le meurtre de Baldr ». (Traduit par Georges Dumézil)

Cette histoire commence par ceci, que le bon Baldr eut des songes graves qui menaçaient sa vie. Quand il raconta ces songes aux Ases, ils délibérèrent entre eux et l’on décida de demander sauvegarde pour Baldr contre tout danger. Frigg recueillit des serments garantissant que le feu ne lui ferait aucun mal, ni le fer ni l’eau ni aucune sorte de métal ni les pierres, ni la terre ni les bois ni les maladies ni les animaux, ni les oiseaux ni les serpents venimeux. Quand tout cela fut fait et connu, Baldr et les Ases s’amusèrent ainsi: il se tenait sur la place du thing et tous les autres ou bien tiraient des traits contre lui ou lui donnaient des coups d’épée ou lui jetaient des pierres; mais, quoi que ce fût, cela ne lui faisait aucun mal. Et cela semblait à tous un grand privilège.

Quand Loki vit cela, cela lui déplut. Il alla trouver Frigg sous les traits d’une femme, et Frigg lui dit « Ni armes ni bois ne tueront Baldr : j’ai recueilli le serment de toutes les choses ». La femme dit : « Tous les êtres ont juré d’épargner Baldr ? » Frigg répondit : « Il y a une jeune pousse de bois qui grandit à l’ouest de la Valhöl et qu’on appelle « pousse de gui » (mistilteinn) ; elle m’a semblé trop jeune pour que je réclame son serment ».

La femme s’en alla, - mais Loki prit la pousse de gui, l’arracha et alla au thing. Hödr se tenait là, tout en arrière du cercle des gens, parce qu’il était aveugle. Loki lui dit : « Pourquoi ne tires-tu pas sur Baldr ? » Il répond : « parce que je ne vois pas où est Baldr et, en plus, parce que je suis sans arme ». Loki dit : « Fais comme les autres, attaque-le, je t’indiquerai la direction où il est. Lance ce rameau contre lui ». Hödr prit la pousse de gui et, guidé par Loki, la lança sur Baldr. Le trait traversa Baldr qui tomba mort sur la terre. Ce fut le plus grand malheur qu’il y ait eu chez les dieux et chez les hommes. Tous les Ases furent sans voix; ils se regardaient l’un l’autre et tous étaient irrités contre celui qui avait fait la chose, mais personne ne pouvait le punir : car c’était là un grand lieu de sauvegarde.

Je vous résume la suite du récit : Ne tombant pas sur un champ de bataille, Baldr ne se dirigea pas vers Walhalla, mais vers le domaine de Hel. Au messager envoyé par Odin, pour lui demander de libérer Baldr, Hel répond : « si toutes choses au monde, vivantes ou mortes, le pleurent, il retournera chez les Ases, mais il restera avec Hel si quelqu’un refuse et ne pleure pas ». Informés par les dieux, les hommes et les animaux, les pierres et les arbres, tous le firent. Seule une sorcière dans une caverne dit : « vif ni mort, je n’ai pas profité du fils de l’homme : que Hel garde ce qu’elle a. » On devine que c’était Loki.

Aussitôt après les funérailles de Baldr, par un bûcher funéraire dressé sur un bateau qu’on poussa dans la mer, Loki s’enfuit et se cache, pour échapper à la fureur des dieux et à sa punition. Finalement Thórr l’attrape et les dieux l’enchaînent à trois pierres. Au-dessus de lui ils suspendent un serpent venimeux qui laisse tomber du venin sur son visage. Sa femme, écrit Snorri, est auprès de lui et tient un bassin sous le liquide empoisonné. Quand le bassin est plein, elle va le vider, mais entre-temps il reçoit le venin sur le visage ; il se tord et alors la terre tremble. Et Snorri conclut : « Il restera là jusqu’au Ragnarök, la fin du monde ».

La Völuspá raconte ce qui se passera à ce moment là: Les signes de la destruction du monde se sont précipités : un long hiver terrible, éclipse du soleil, tempête, tremblement de terre, guerre entre les hommes et corruption des moeurs, chant des trois coqs cosmiques, hurlement du loup… Alors, de toutes parts, se lèvent les puissances démoniaques ; toutes les monstres, et Loki lui même, échappent à leurs chaînes, et des quatre orients, attaquent les dieux: Le loup Fenrir marche, la gueule béante, ses yeux et son nez lançant des flammes ; le serpent du Midgardr, soufflant du venin, émerge de l’Océan et provoque des inondations catastrophiques. Un vaisseau vogue sur les flots amenant les troupes de Hel, et Loki est au gouvernail. Sous ce vacarme, le ciel se fend et le géant Sutr vient du Sud avec le feu brûlant et toute son armée, et du Nord, tous les Géants du Givre. Quand ils passent sur le pont Bifröst, il se brise, et l’armée des dieux et des héros, et celle des monstres et des géants, se rencontrent dans une grande pleine pour la bataille finale. Dans des duels terribles, chacun des dieux succombera. Thórr affronte le Serpent Cosmique et l’abat, mais il tombe aussitôt empoisonné par son venin. Odin est dévoré par Fenrir; son jeune fils, Vidar, assomme le Loup, mais meurt peu de temps après. Le chien de l’Enfer (Garmr) et Tyr s’entretuent. Le géant Surtr tue Freyr. Heimdallr, le gardien de l’arc-en-ciel, attaque Loki et ils se détruisent l’un l’autre. Tous les dieux et tous leurs adversaires tombent dans ce combat eschatologique, à l’exception de Surtr, qui allume alors l’incendie cosmique, et toute trace de vie disparaît. La terre entière est engloutie par l’Océan, les étoiles tombent, et le Ciel s’écroule.

Et pourtant, ce n’est pas la fin. Passé cet effroyable cataclysme, va venir la régénération universelle. Un couple humain, (Lif=Vie et Lifthrasir=Vivace) abrité par Yggdrasill, deviendra la souche d’une nouvelle humanité et peuplera une nouvelle terre qui émergera de la mer. Les fils des dieux morts reviendront dans l’Enclos des Ases, ceux de Thórr reprenant le Marteau de leur père. Baldr et Hödr, son meurtrier innocent, sortiront de l’Enfer, réconciliés, et habiteront la Demeure d’Odin.

La religion Scandinave a fait l’objet depuis plus d’un siècle d’innombrables études et hypothèses. Certains auteurs ont cru pouvoir identifier dans le mythe du Ragnarök des influences iraniennes, manichéennes, ou encore de l’apocalypse chrétien avec Loki jouant le rôle du diable. George Dumézil propose une interprétation plus plausible en procédant à une comparaison entre les dieux Scandinaves et des personnages du Mahabharata, qui tient compte à la fois de Loki, Baldr et la fin du monde. Dans l’épisode dominant de ce poème épique de l’Inde, un conflit planétaire oppose deux lignés de cousins, les Kauravas et les Pàndavas, où tous les représentants du Mal et la plupart des représentants du Bien sont liquidés dans une grande bataille. Rapprochement également entre deux personnages tricheurs qui, par un jeu démoniaque, éliminent le héros à travers l’intervention d’un aveugle, qui symbolise le Destin. Dumézil conclut que l’ampleur et la régularité de l’harmonie entre le Mahabharata et l’Edda, démontrent l’existence d’un vaste mythe eschatologique, relatant les rapports du Bien et du Mal et la destruction du monde, qui devrait être constitué déjà avant la dispersion des peuples Indo-européens. La répartition trifonctionnelle Indo-Européenne est également présente chez les Pàndavas ; ils sont l’incarnation effective des dieux des trois fonctions.

Je terminerai en jetant un dernier regard sur Yggdrasill, qui résume le monde auquel il fournit l’axe central. Il exprime l’essence même, l’esprit de la religion scandinave ancienne, car il est simultanément source de tout savoir, de toute vie et de tout destin. Source de savoir par la Mémoire de Mimir, et de la science des runes et de la poésie ; source de vie par sa protection du nouveau couple humain, et par sa simple présence, continuellement attaqué et perpétuellement rénové. Et enfin, un trait spécifiquement Nordique se manifeste dans Yggdrasill : l’Arbre - c’est à dire le Cosmos - annonce par son apparition même la décadence et la ruine finale. Le destin, Urdr, est caché dans le puits souterrain où plongent ses racines, autrement dit au Centre même de l’Univers. La déesse de la destinée détermine le sort de tout être vivant, non seulement des hommes, mais aussi des dieux et des géants. On pourrait dire que Yggdrasill incarne le Destin exemplaire et universel de l’existence; tout mode d’exister - le Monde, les dieux, la vie, les hommes - est périssable, et pourtant susceptible de resurgir au début d’un nouveau cycle cosmique.

J’ai dit

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