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Le Cercle

 

Il y a bien longtemps de cela, bien avant l’homo sapiens sapiens, si tant est que l’homme moderne soit aussi sage que cela, probablement même avant l’homo faber, dont on sait l’importance puisqu’il a créé l’outil, il devait déjà y avoir un hominien que nous appellerons cyclanthrope qui observait la nature, ne serait-ce que pour préserver sa survie. Cet hominien avait remarqué le soleil qui l’éclairait et le réchauffait, et qui le protégeait des dangers de la nuit.

Ce soleil, là-haut dans le ciel inaccessible, avait une certaine forme. Certaines nuits, il y avait dans le ciel quelque chose de plus pâle, moins éclairant et moins chaud. A certaines périodes, la forme ressemblait à l’astre du jour. Et puis il avait aussi remarqué qu’en laissant tomber un caillou dans l’eau du marécage ou de la mare, l’eau se mettait à bouger en une onde s’éloignant du caillou pour se perdre bien plus loin. Et puis il avait pensé, car c’était déjà un homo putans, qu’il y avait entre toutes ces choses un certain lien qui les rapprochait. Pour accomplir cette démarche, il fallait qu’il ait conçu la notion abstraite de forme, et même d’une forme suffisamment idéale pour que des objets de comparaison plus approximative puissent être reconnus comme appartenant à cette même forme. Il avait donc observé l’objet, fait une analogie pour accéder au symbole, et découvert l’idée sous le symbole.

La pensée symbolique était née. Dès lors, il ne lui restait plus qu’à la développer, et à trouver d’autres analogies plus complexes et élaborées. Pour reprendre les exemples précités, on aura bien sûr reconnu qu’il avait inventé le cercle. Il avait aussi remarqué que le soleil se levait toujours du même côté, parcourrait une portion de cette forme tout au long du jour et disparaissait du côté opposé, quand venait la nuit. Ayant imaginé le cercle, quelle pouvait être la course du soleil durant la nuit pour qu’il réapparaisse de l’autre côté le matin suivant ? Il montait de la Terre et disparaissait dans la Terre, dont il devait parcourir les entrailles dans sa course nocturne, pour compléter le cercle, dans un espace et un temps invisible à jamais inconnaissable. Ce cycle solaire portait en lui le mystère du monde invisible.

On peut penser que notre cyclanthrope, fier de son analogie et des idées qu’elle engendrait, a voulu montrer sa découverte à ses congénères. Montrer le soleil ou l’onde ne suffisait pas à faire comprendre à des esprits peut-être moins préparés que le sien qu’ils étaient reliés par la même forme. Il lui fallut donc montrer la forme, et pour cela tracer sur le sol un cercle qui pouvait aussi bien figurer l’un ou l’autre objet. Mais la forme était difficile à reproduire pour bien faire sentir l’idée qu’il avait découverte derrière elle. Un jour, en manipulant les ramifications d’une branche, il se rendit compte qu’en appuyant un rameau sur le sol et en faisant pivoter l’autre, il pouvait obtenir la forme parfaite, répondant à toutes ses analogies. Et lui, petit hominien cyclanthrope, perdu dans le temps et l’espace, pouvait ainsi, en petit, refaire le monde. Il avait inventé le microcosme, homothétique du macrocosme. Il avait en même temps tracé le premier plan, inventé le compas, et découvert le centre. Il était le premier Maître, détenteur de la Parole primordiale. L’histoire ne dit pas si trois autres de sa tribu l’ont un jour tué pour manger son cœur et sa cervelle, pour accéder à la même connaissance, sans savoir que pour cela, il leur aurait fallu effectuer la même démarche que notre premier architecte. Alors, la première parole fut perdue.

En retrouvant les traces de notre cyclanthrope, on s’aperçoit que le cercle est une idée, au sens platonicien du terme. On pourrait même dire, avec un jeu de mots volontaire, que c’est une vue de l’esprit. Si on conceptualise encore plus cette notion, on en arrive à la définition mathématique du cercle : c’est, dans un plan, le lieu des points équidistants d’un autre point qu’on appelle centre. Trois conséquences indissociables en découlent : le centre et la périphérie ne peuvent se définir que l’un par rapport à l’autre. Une circonférence implique ipso facto un centre, et un centre sans circonférence n’est plus qu’un point. Le cercle ne peut se tracer qu’avec un instrument qui, à partir d’un point fixe, respecte l’équidistance. Nous appelons cet instrument compas, quel qu’en soit la forme. Ceci implique une autre conséquence fondamentale : le compas ne peut se situer que dans un autre plan que le cercle qu’il trace. Ainsi le cercle et le compas définissent obligatoirement les trois plans de l’espace. De plus, l’action même de tracer se déroule dans le temps. C’est donc à la fois le temps et l’espace qui sont définis par le couple cercle-compas, et le tracé du cercle comporte en lui une dynamique qu’il ne faut pas oublier. Certes, on pourrait concevoir, au lieu du compas classique, un cordeau qui, du centre, maintiendrait l’équidistance. Mais là encore, il faudrait se situer dans un autre plan pour amarrer le point fixe et pour pouvoir tracer la circonférence.

Si on parle à la fois de la notion de temps et d’espace concernant le cercle, il faudra envisager à la fois la signification du cercle dans l’un et dans l’autre. En ce qui concerne l’espace, nous garderons la dénomination de cercle, du latin circulus, en tenant compte de la notion dynamique que nous venons de préciser. Pour ce qui est du temps, nous nous adresserons plutôt au grec, pour qui le cercle se dit kuklos, qui a donné le mot cycle. Ici , la notion dynamique est évidente.

" Où est placé le Maître maçon ? : au centre du cercle, car ainsi placé, le Maître ne peut s’égarer. "

" Comment voyage le Maître maçon ? : de l’Occident à l’Orient et de l’Orient à l’Occident "

"  Le centre est partout et la circonférence nulle part "

 

L’étude du cercle va fournir quelques explications à ces éléments tirés des rituels. Ce qui frappe d’emblée à la lecture de ces phrases, c’est l’élément dynamique, le mouvement. On a vu qu’il était inhérent au cercle, qu’on ne peut pas considérer comme une figure figée. Pour être plus précis, il faudrait plutôt dire que le Maître va parcourir en permanence le cercle, de la circonférence au centre et du centre à la circonférence, comme pour en prendre en permanence la mesure. N’oublions pas que l’outil par excellence du Maître est le Compas, dont il pourra se servir certes pour tracer des cercles, mais aussi pour reporter des mesures, comparer des rayons, apprécier le chemin accompli sur un arc ou sur un rayon. Le cercle est le lieu par excellence où se déplace le Maître. Nous avons vu que notre cyclanthrope avait observé la course du soleil, en avait déduit un autre cercle et en avait conçu le mystère du monde invisible. Ici, nous pouvons superposer le symbolisme du cercle et celui de la Lumière. En Loge, nous progressons sans cesse vers la lumière que nous recherchons. Le Vénérable Maître se tient à l’Orient pour observer le soleil levant, le F\ 2nd Surveillant au Midi pour l’observer à son méridien, le F\ 1er Surveillant enfin à L’Occident pour l’observer à son couchant. Ces trois lumières de la loge, qui la dirigent, sont donc des scrutateurs du soleil, et aussi, en tant que Maîtres des transmetteurs de lumière. Ils parcourent ainsi l’hémi-circonférence accomplie par l’astre du jour, de l’Orient à l’Occident.

Maîtres du 3ème degré, ils ont découvert le monde invisible, et on peut ainsi expliquer un aspect de leur voyage de l’Occident à l’Orient, dans leur poursuite du trajet nocturne de l’astre de lumière. Bien entendu, ils sont toujours en quête de lumière, et, où qu’ils soient, ils marcheront aussi vers l’Orient pour s’approcher au plus près du soleil levant. C’est peut-être là une explication de ce que j’appellerai le parcours linéaire du Maître, suivant en permanence un cercle, en montrant aussi le chemin, puisque c’est un cercle que trace le Maître lors de son premier travail, et c’est ce premier plan que devront suivre les Apprentis et les Compagnons. Ce parcours est rappelé par la déambulation en Chambre du Milieu, où les angles ne sont plus marqués comme en Loge d’Apprenti ou de Compagnon, mais on contraire en arrondissant les angles.

Mais la mouvance sur le cercle sous-entend également un trajet radiaire, vers et depuis le centre. Une remarque préalable s’impose. Quand nous parlons de centre, il s’agit d’un idéal, comme nous allons le montrer. Or si en portant nos décors de Maître, nous sommes censés connaître le centre, en tant que Maîtres encore en cours d’accomplissement, nous le cherchons encore. C’est l’occasion une fois de plus de rappeler mon leitmotiv : ce qui sépare le degré auquel nous avons été admis de notre état réel est l’exacte mesure du travail qui nous reste à accomplir. Ainsi le centre ne pourra, en réalité, être qu’idéal. Ceci est corroboré par les mathématiques. En effet, p est un nombre dit irrationnel ou encore incommensurable. Le Maître pourra mesurer exactement la distance parcourue sur la circonférence ou encore sur le rayon, mais pour trouver le centre, il devra faire appel au nombre p, qui lui donnera toujours un calcul inexact, puisque p comporte un nombre infini de décimales.

C’est encore le chemin qui sépare Kéther d’En-Soph, pour prendre une analogie kabbalistique. Évidemment, on peut faire la démarche inverse et partir à coup sûr du centre, puisqu’on peut décider qu’un point quelconque sera le centre du futur cercle. C’est d’ailleurs ce centre conventionnel qu’ont décidé tous les rites faisant appel à la notion d’omfallos, des aborigènes australiens aux cultes de Delphes. C’est alors d’une re-création du monde qu’il s’agit. Encore ne faut-il pas oublier que ces rites ont pour but de définir une orientation, tout comme notre rituel d’ouverture des travaux, ce qui va conduire à nommer les quatre points cardinaux, le nadir et le zénith, en restant dans un système terrestre, celui du carré. Seul un Maître Parfait, Hiram tel qu’on l’a idéalisé, ou encore le G\A\D\L\U\, pourra connaître la circulature du carré, ou bien encore, ce qui est pourtant différent, la quadrature du cercle. Que cela, à condition de rester en permanence présent à notre esprit, ne nous empêche pas de nous considérer comme les dignes successeurs du Maître Hiram, puisqu’il est bien dit que " le Maître est retrouvé et paraît plus radieux que jamais " lors du relèvement du nouveau Maître, qui, soit dit en passant décrit alors un quart de cercle, en passant de l’horizontal à la verticale, en se relevant de la Terre vers le Ciel, de la Matière vers l’Esprit, bref, en passant de l’Équerre au Compas, comme il l’avait fait auparavant en enjambant le corps d’Hiram, ces deux outils étant placés au début et à la fin de sa marche.

Nous avons parlé du parcours du Maître sur le cercle, sur sa circonférence ou son rayon. Maintenant, c’est à la physique élémentaire que nous allons faire appel pour développer ce trajet. On sait, en mécanique, que le parcours autour d’un axe se décompose en une force linéaire et une force radiaire, dite encore centripète. La force linéaire permet de tourner, ou de parcourir la circonférence. La force centripète permet de conserver la trajectoire, de rester sur la circonférence, par la dynamique qui ramène vers le centre. Faute de quoi la force centrifuge, inverse, nous éjecterait vers l’infini, si nous n’étions en permanence reliés au centre. Cette simple notion de physique éclaire par sa force symbolique toute la démarche du Maître.

Imaginons aussi le voyageur faisant le tour de la terre en suivant l’équateur. Il aurait quarante mille kilomètres à parcourir et aurait de quoi se décourager. Imaginons maintenant un autre voyageur, un sage, qui devrait lui aussi franchir les vingt-quatre fuseaux horaires. Celui-ci se trouverait au pôle, près du centre. Pour effectuer la même tâche, il n’aurait que quelques pas à faire, une douzaine de pas. Il n’aurait même pas le temps, avec le double jeu de mots d’ajuster sa montre de deux heures à chaque pas. Ainsi plus nous sommes proches du centre, plus les tâches les plus insurmontables deviennent faciles.

Une fois de plus, nous avons fait intervenir le temps , indissociable de l’espace. Voyons donc maintenant le cercle dans le temps, que nous avons appelé cycle. Nous ne détaillerons pas les différents cycles : cycle du jour, des saisons, des astres, des âges de la vie etc... Tous les bons livres en parlent et même les classiques de la symbolique maçonnique, les Ragon, Plantagenet, Boucher et autres ne manqueront pas d’y aller de leur couplet sur la Mort-Renaissance, avec les allusions au Cabinet de Réflexion et bien entendu la légende d’Hiram. Je ne voudrais ni décevoir les jeunes Maîtres, ni franchement agacer les plus anciens en leur infligeant cela. Il me paraît beaucoup plus utile de poursuivre l’étude symbolique de notre cercle en restant au plus près de ses propriétés.

Nous avons coutume de désigner le temps linéaire comme temps profane et le temps cyclique comme temps sacré. Le cercle va nous montrer le bien-fondé de cette distinction. La circonférence d’un cercle de diamètre infini serait une droite. Plus le rayon est grand, moins un arc de cercle est courbe, tendant à se confondre avec cette tangente asymptotique. Si on parcourt un cycle temporel, nous retrouverons comme tout à l’heure nos deux composantes linéaire et radiaire. La force centrifuge, coupée du centre nous emmènera vers l’infini, vers la droite, vers le profane absolu. Au contraire, la force centripète nous rappellera vers le centre, vers le point initial, le temps primordial, comme aurait pu le dire Mircéa Éliade. Nous effectuons sur le cercle un parcours de Maître, certes, mais nous restons des humains nécessairement liés au temps, et nous subissons donc cette double composante. A nous peut-être de décrire une spirale qui progressivement nous rapprochera du centre. Alors, pour accomplir le même parcours de quadrant, oserai-je dire aussi de cadran, le temps comptera de moins en moins, comme pour notre sage polaire de tout à l’heure.

Mais si nous parlons de cercle du temps, que nous avons désigné par cycle, l’inévitable question se pose : où est le compas ? Nous avons vu que le cercle et le compas qui le trace impliquaient obligatoirement une autre dimension. Là encore, et c’est souligner l’extraordinaire puissance symbolique du cercle, l’analogie reste valide. En effet, pour tracer ce cercle du temps, pour contempler la notion de cycle, nous devons forcément nous placer hors du temps.

Le compas nous amène donc naturellement à la notion d’éternité. Ses branches vont relier le temps profane au temps sacré et l’axe du centre nous conduit à cette dimension. Mais bien plus, le tracé de ce cercle pourra se faire dans l’un ou l’autre sens. Ce qui signifie que le Maître qui trace avec son compas le cercle du temps accède à la notion de temps réversible. Ne serait-ce pas là un des secrets de notre Maître Hiram, qui nous donnerait ainsi une piste pour retrouver la Parole perdue ?

Ce secret nous est d’ailleurs livré lors de la cérémonie d’exaltation. En effet, de même que nous pénétrons dans le Temple à reculons, la chronologie du déroulement est aussi inversée : nous sommes tout d’abord naturellement des compagnons, mais ceux, retour au passé, de la légende d’Hiram. Puis nous incarnons le Maître lui-même et nous subissons le meurtre, à partir duquel la Parole est perdue, en restant dans le légende.

Enfin nous retrouvons notre actualité par une sorte de résurrection, qui n’en est pas une puisqu’Hiram est définitivement mort, comme en attestent les mots substitués et le développement ultérieur de la légende. Dans ce déroulement se superposent les deux niveaux symboliques de l’actualité et de la légende. Se superposent aussi les deux niveaux symboliques d’un déroulement de temps linéaire et du temps de référence sacré. Nous retrouvons donc toutes les propriétés du cercle et la caractéristique du compas qui nous amène hors du temps, à l’immortalité si nous suivons la légende, en fait qui nous fait toucher l’éternité. Nous rapprocherons tout cela des attributs du Dagda irlandais, qui avait le pouvoir d’abolir le temps, et qui avec sa massue, puisque c’est un équivalent du gaulois Sucellos, tuait s’il frappait d’un côté, et redonnait vie s’il frappait de l’autre. De même, le druide Mog Ruith, à un degré moindre, avait le pouvoir de suspendre le temps.

Nous remarquerons que si le terme compas vient du latin et signifie compter les pas, le compas en grec se dit diabhths, de dia bainein, c’est à dire traverser. Cela convient bien à l’éternité.

Le cercle nous permet donc d’accomplir un parcours vers l’infini et l’éternité, que l’on peut, nous l’avons vu, aussi bien symboliser par la circonférence que par le centre, qui l’une et l’autre, nous amènent à cette même idée. Le Compagnon devient Maître en passant de l’Équerre au Compas, c’est à dire de la connaissance terrestre à la connaissance céleste, de la matière à l’esprit, de la connaissance apparente des choses à leur connaissance intégrale en découvrant le monde invisible, qui est celui de l’essence des choses. Avec cette connaissance, avec l’usage du compas, il pourra tracer le cercle, qui va donc aussi symboliser le tracé du Temple, construit A\L\G\D\G\A\D\L\U\, représentation microcosmique du macrocosme. Le Maître doit donc en avoir une idée claire, globale. En un mot, si j’ose dire, il doit, tel Hiram, avoir une bonne notion de la Parole. Certes, cette dernière est substituée. Cette substitution nous distingue d’Hiram, mais elle est aussi, comme nous avons essayé de la montrer, ce qui sépare l’essence de l’idée, on pourrait dire le centre de l’idée, du symbole qui lui est associé, et qui nous la révèle au sens étymologique du terme.

Une fois le cercle connu dans toutes ses caractéristiques, c’est donc au maniement du compas qu’il faudra s’attacher, car d’autres cercles, dans d’autres domaines symboliques, fourniront d’autres clés. Tracer un cercle, c’est définir un centre. Le Maître, de cercle concentrique en cercle concentrique, pourra un jour découvrir le Centre, là où, en tout état de cause, il ne pourra plus s’égarer, ayant alors la maîtrise du temps et de l’espace.

Bien entendu, tout ce qui vient d’être dit ne constitue pas une étude exhaustive sur le cercle. Cela n’en concerne que quelques aspects. Ce n’est, jouons encore avec les mots, pour être sûrs de ne pas les prendre pour des idées, ce n’est qu’un plan. Puisse-t-il être assez lisible pour pouvoir être suivi, comme il se doit, par les Apprentis et les Compagnons, et assez structuré pour indiquer aux Maîtres quelques voies pour approcher d’un centre où ils pourront espérer retrouver la Parole perdue.


J’ai dit, Très Vénérable Maître.


J\C\ T\

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