GOB Loge : NC 21/11/1998


Mystère

Le Dépouillement des Métaux

Entrée en Matière

La Franc-Maçonnerie est une activité déraisonnable. Elle nous demande beaucoup de travail, la plupart du temps étranger à nos compétences ordinaires, elle réclame de nous une assiduité excessive, tout cela pour quel profit apparent ? pour nous instruire sur peu de choses. Elle nous apprend surtout à accomplir, avec le plus grand sérieux et parfois avec une extrême sévérité, des gestes totalement inutiles. La Franc-Maçonnerie peut passer pour le conservatoire des actes gratuits.
Pourtant, le jeu Maçonnique, tout déraisonnable qu’il soit, a sur chacun de nous une action mystérieuse. A la longue, nous admettons en effet que ce jeu nous consolide, qu’il procure le talisman qui nous protège et nous fait grandir. Par lui, nous devenons les porteurs d’une conscience collective plus haute et plus agissante nous nous sentons les détenteurs d’un héritage que nous savons irremplaçable.
Que voilà donc un contraste surprenant !
Ma petite causerie de ce matin part de là : en cela, elle est philosophique, si l’on admet que le philosophe est celui qui s’étonne de ce qui n’étonne pas les autres.

L’intuition rétrospective
Sans aucun doute, l’un des effets immédiats de l’activité Maçonnique est de nous forcer à approfondir le sens des mots que nous utilisons tous les jours. Dans le cours de notre existence de Maçons, nous nous efforçons, par exemple, de cerner le concept d’absolu, l’un de ceux qui échappent le plus aisément à notre discours. L’absolu, c’est ce qui n’a besoin de rien ni de personne pour exister. Dans un univers dominé par le principe de la relativité générale, la quête de l’absolu paraît bien être aussi vaine que la quête du Graal. Pourtant, c’est à cette quête que nous reconnaissons parfois que nous sommes, quand les mots nous manquent pour dire quelle soif nous nous efforçons d’étancher.
Il en va presque de même du concept d’intuition. C’est sur ce concept léger que je vais à présent m’appesantir, sans oublier que je suis ici pour vous parler du Dépouillement des Métaux. J’en suis venu à penser que c’est en effet par le sentier de l’intuition qu’il faut grimper au pic du dépouillement des métaux.

A. Phénoménologie de l’intuition
L’école française de philosophie est divisée quant à l’intuition comme mode de connaissance mais elle se range tout de même à l’avis des psychologues, qui relèvent l’intuition comme un des phénomènes réels et constants de la vie mentale. De cet échange d’opinions et d’observations est née une nomenclature des modes d’intuition. Nous allons vite la parcourir, car je pense que nous ferons ainsi plus de chemin qu’en pénétrant dans le débat lui-même.

    a.  l’intuition empirique
Nous apercevons tout d’abord l’intuition empirique. C’est celle des formes (Gestalten) et des structures. C’est intuitivement et d’un seul coup que nous reconnaissons une figure simple ou complexe. Nous n’avons pas besoin de faire l’analyse des signes particuliers pour reconnaître un visage, c’est immédiatement que nous identifions une voix ou une démarche. Ceux que l’on appelle nos frères inférieurs possèdent cette faculté, souvent à un niveau qui dépasse le nôtre. Ceci nous porte à croire que l’intuition est une capacité primitive, antérieure en tout cas à la maîtrise logique.

    b.  l’intuition rationnelle
Puis on parle de l’intuition rationnelle, la plus contestée en philosophie. C’est celle qui participe à tous nos raisonnements et, au plus simple, nous permet d’admettre la pertinence du syllogisme. C’est aussi à cette intuition rationnelle que se rattache le principe d’analogie, inhérent à nos structures mentales, grâce à quoi nous pouvons manipuler des symboles et même utiliser un langage courant ou inventé, telle la mathématique. L’évidence est une intuition rationnelle. Le principe de causalité en relève, lui aussi. A en croire David Hume, les gallinacés possèdent une telle intuition, puisque selon ce philosophe anglais, le coq qui chante le matin croit que c’est lui qui fait lever le soleil.

    c. l’intuition métaphysique
L’on parle encore de l’intuition métaphysique. Au plus simple, c’est celle qui nous donne la certitude d’être. Elle est métaphysique en ce qu’elle pose le fondement même de cette branche fort décriée de la philosophie qu’est l’ontologie, c’est-à-dire le discours sur ce que c’est que l’être d’une chose, sur la relation du sujet réfléchissant à l’objet perçu. Si nous mettons en question cette certitude d’être que nous donne l’intuition métaphysique, nous agissons en philosophes, nous redécouvrons notre ipséité comme le fit Descartes dans ses célèbres Méditations.

    d.   l’intuition divinatrice
De là, nous passons à l’intuition divinatrice, celle qui fonctionne sans arrêt en nous. Sachant l’état présent des choses et la propension des choses à se modifier, notre intuition divinatrice tend à nous prévenir des probabilités de l’état futur. Certains prétendent posséder cette faculté à un niveau exceptionnel et être soit des voyants soit des devins. Voyants, ils disent qu’ils perçoivent dans le présent ce qui déterminera l’avenir. Devins, ils se vantent de partir d’analogies pour prédire les destinées, comme par les cartes à jouer ou le tarot, le marc de café ou le blanc d’oeuf, les jets de points ou la position des astres sur le zodiaque.
Plus intéressante est la place de l’intuition divinatrice dans le domaine de la création artistique ou littéraire. Ou dans la musique. Percevoir une mélodie, c’est anticiper intuitivement la note qu’appelle la série des notes qui viennent d’être liées.

    e. l’intuition rétrospective
Enfin, la phénoménologie de l’intuition reconnaît l’existence de l’intuition rétrospective. C’est celle qui, au départ d’indices disparates, permet de reconstituer les faits passés et d’en déterminer les causes ou les auteurs. C’est à l’intuition rétrospective que je vais consacrer votre précieuse attention.

B. L’intuition rétrospective : Solution des énigmes
Lorsque l’on nous propose une énigme, c’est l’intuition rétrospective que nous mettons en marche pour tenter de la résoudre. Notre esprit prend en compte une sorte d’inventaire incomplet et tente d’en découvrir la cohérence. Voici une célèbre énigme, qui fut soumise aux Précieuses par Boileau. Carrez vous dans vos " commodités de la conversation " et tentez de comprendre qui parle dans ces vers et suivez le cheminement de votre esprit quand il travaille à reconstituer une image au départ d’éléments insolites.
" Du repos des Humains implacable ennemie,
J’ai rendu mille amans envieux de mon sort.
Je me repais de sang et je trouve ma vie
Dans les bras de celui qui recherche ma mort. "

L’énigme
Les enfants et les primitifs ont toujours adoré les énigmes. De nos jours, l’énigme règne surtout dans trois champs très différents : les mots croisés, le roman policier et la Franc-Maçonnerie.

C.  Les Mots Croisés
Nous avons eu un maître cruciverbiste considérable, le regretté Georges Perec, qui a dit, à propos des définitions des mots croisés, ceci, qui est fulgurant de pertinence : " …ce qui est en jeu, dans les mots croisés comme en psychanalyse, c’est cette espèce de tremblement du sens, cette " inquiétante étrangeté " à travers laquelle s’infiltre et se révèle l’inconscient du langage ". Toute bonne définition doit être telle qu’en découvrant le mot, nous disions, comme le commissaire Bourel " Ah ! mais bien sûr ! "

D. L’énigme policière
Un roman d’Agatha Christie est composé de telle manière que, vers les deux tiers de l’ouvrage, le lecteur a le sentiment qu’il a lui-même découvert l’assassin, avant le détective qui piétine toujours dans la contradiction et la confusion des indices. Pourtant, l’auteur s’ingénie sans cesse à dévoyer l’intuition. Les amateurs du genre connaissent le truc génial d’Agatha Christie et savent que, chez elle, l’assassin est toujours le personnage auquel on pense le moins. Le comble de cette technique égarante qui fait tout le succès de la grande dame, c’est " Le Meurtre de Roger Acroyd ", où l’assassin se révèle aux toutes dernières lignes comme l’auteur même du récit.

E.  L’énigme Maçonnique
La Franc-Maçonnerie, elle aussi, est énigmatique. Dans ses qualités d’Ordre progressif et initiatique, tout comme Agatha Christie, elle tente de nous dévoyer, de nous assurer avec aplomb que notre mission est dans telle direction, puis de nous renvoyer à notre point de départ en nous proposant un autre trajet. Dès l’origine, elle nous soumet au moins deux énigmes.

" que venons-nous faire en Loge ? "

La première de ces énigmes nous est proposée sous la formule " Que venons-nous faire en Loge ? ". En vérité, c’est une énigme parce que, pour répondre à cette question, nous devons rassembler les éléments épars de ce que nous y avons déjà fait et tenter de donner à tout cela une unité catégorielle. Nous connaissons tous la réponse rituelle à cette question du tuilage, mais nous savons aussi que cette réponse est tout aussi énigmatique que la question, car qu’est-ce que vaincre ses passions, qu’est-ce que soumettre sa volonté, et qu’est-ce enfin que faire de nouveaux progrès en Maçonnerie, sinon poursuivre une démarche dont nous connaissons l’importance mais dont le sens nous échappe.

" quel est notre Secret ? "

L’autre énigme est celle du Secret de la Franc-Maçonnerie. Elle a déjà reçu des réponses péremptoires, dont celle-ci, que je récuse personnellement :  " Le Secret de la Franc-Maçonnerie est qu’elle n’a pas de secrets ".
Bien des discours ont été tenus sur cette question du Secret, et nous sommes tous intoxiqués par la prudence de ces discours, qui ne tendent à rien de moins qu’à nous dédouaner aux yeux du monde profane. Ce sont des propos exotériques, apologétiques, qui veulent rassurer mais n’expliquent pas. Au cours des quelques minutes qui me restent, je vais tenter de montrer que la Franc-Maçonnerie a un secret, un procédé, une recette, un moyen, qu’elle dissimule même à ses adeptes et qui explique sa mystérieuse puissance.

Le mystère
Nous avons déjà vu que la Maçonnerie était énigmatique. Elle met constamment en oeuvre notre intuition rétrospective. Je viens d’affirmer que la Maçonnerie était secrète, non seulement parce qu’elle est en position stratégique constante de dissimulation mais surtout parce qu’elle possède un Secret. Tout ceci s’explique par le fait que, par-dessus tout, la Franc-Maçonnerie est mystérieuse.
Elle est, de l’avis unanime, l’héritière honorable des anciennes sociétés à mystères. Nous pouvons nous ranger à cette opinion, qui n’engage que notre sens critique de l’histoire.
Mais en plus, elle est mystère elle-même. Elle fonctionne depuis bientôt trois siècles avec le même étonnant succès, malgré ses avatars, ses déchirements, ses revirements et ses défauts visibles. Toute réflexion faite, je me suis dit qu’il fallait d’abord parler de ce mystère avant de chercher le Secret.

F. Enigme et Mystère : distinguo
Entre l’énigme et le mystère, il y a une relation sémantique évidente. Je puis dire indifféremment " La Bourse est pour moi une énigme " ou " La Bourse est pour moi un mystère ", et tout le monde aura compris que je n’y connais rien au marché des valeurs mobilières.
Mais ici, dans cette Loge, nous ne pouvons pas nous contenter d’à-peu-près, nous devons mettre de l’expertise dans les termes que nous employons et ne pas flotter entre l’extériorité de l’énigme et l’intériorité du mystère. Dans les deux cas, il existe un obstacle mental.
Celui qui a fait le plus nettement la distinction entre l’énigme et le mystère, c’est peut-être l’existentialiste chrétien Gabriel Marcel. Dans " Etre et Avoir ", Gabriel Marcel, en 1932, parle en ces termes. Remplacez simplement le mot " problème " par le mot " énigme ".
" Le problème est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de ne pas être tout entier devant moi ".
Je dirai les choses simplement comme ceci. Devant une énigme, je sens que l’obstacle est dans l’énigme. Devant un mystère, je sens que l’obstacle est en moi.
J’ajouterai que le mystère a le don de nous effrayer. En cela, il participe de la vie spirituelle et de la nature du sacré, si l’on en croit Rudolf Otto, le phénoménologue du numineux ou sentiment du Sacré, qui définit ce sentiment comme une vibration entre ce qu’il appelle un mysterium tremendum et un mysterium fascinans, crainte et fascination. Le sacré et le sublime se rejoignent sur ce caractère clignotant.

G. Le Mystère de la Franc-Maçonnerie
C’est en soi qu’il faut chercher en quoi la Maçonnerie est mystérieuse. Le mystère de la Franc-Maçonnerie tient en ceci qu’elle répond à la demande d’une zone jusqu’alors insatisfaite de l’esprit humain. Elle étanche en nous des soifs inconnues. Au début de cette causerie, je vous disais mon étonnement devant l’importance des effets que produit en nous le travail Maçonnique, au regard de son ostensible futilité et même, de l’absurdité apparente de son jeu. Là est à mes yeux le mystère de la Franc-Maçonnerie. Pour qu’elle puisse maintenir ce mystère, il faut nécessairement qu’elle ait un Secret.

Le Secret
Nous voici donc arrivés enfin à notre sujet. Trois questions restent à résoudre. Sommes-nous sûrs de l’existence du Secret, quelle en est l’origine et en quoi consiste-t-il.

H.  Certitude du Secret
La raison pour laquelle je suis sûr que le Secret existe, c’est qu’il est précisément l’objet de notre énigme et se déduit de notre mystère. Ce en quoi notre méthode est initiatique, comparable en cela à la méthode hermétiste, c’est qu’elle nous met sur une voie, dite Royale, au terme de laquelle le Secret est à découvrir. La preuve que le Secret existe est que le mystère ne persisterait pas s’il n’y avait rien à chercher, de même que, sans la materia prima, il n’y aurait pas de Grand Oeuvre.

I.  Source du Secret
Quant à la source de ce secret, j’ai les plus grands doutes. Je ne puis croire qu’il a été placé sur notre parcours par un instituteur de génie. Comme les grands mystères de la vie, il s’est trouvé pris dans notre système en vertu de la loi de l’évolution, il ne peut être que le fruit du hasard et de la nécessité.

J.  Objet du Secret
Si maintenant nous voulons nous mettre à la recherche de notre Secret, il est vain de parcourir toute l’étendue de l’espace Maçonnique. Pour trouver la clef efficace de l’énigme, nous devons nous mettre, par empathie, à la place de celui qui a dissimulé l’objet tant convoité.
Si nous étions l’instituteur de génie qui a conçu notre Secret, où irions-nous le placer pour qu’il garde toute son efficacité et cependant échappe à notre sotte curiosité ? Bien entendu, dans le rituel de réception de profanes. Ceci répond à l’adage qui veut que toute la substance de la Maçonnerie est contenue dans l’Initiation au premier degré.
Où, dans le rituel, irions-nous placer un objet aussi précieux, afin qu’il reste toujours visible et cependant inaperçu ? Evidemment, entre le cabinet de réflexion et la porte basse, là où plus personne n’ira plus jamais voir.

Le Dépouillement des Métaux
Vous l’avez compris. Notre Secret est blotti dans le geste traditionnel et incompréhensible du dépouillement des métaux.

K.  Enigme du Dépouillement des Métaux
Avant toute chose, le dépouillement des métaux est une énigme. Que répondre à la question : " Pourquoi, avant de faire les trois derniers voyages, avez-vous été dépouillés de vos métaux ? ", sinon une de ces banalités que l’on trouve dans tous les manuels de la Franc-Maçonnerie, du style " afin de me présenter pur à l’Initiation ".

L.  Mystère du Dépouillement des Métaux
Le dépouillement des métaux est aussi un mystère. Il est indéniable que nous participons à son accomplissement non pas seulement pour sacrifier à ce qui s’impose à nos yeux comme une tradition respectable ni pour nous soumettre à la volonté de nos Initiateurs mais parce que nous sentons très confusément qu’il répond à une nécessité. Quelque chose en nous cependant fait obstacle à ce geste : nos habitudes mentales et notre attachement à ce qui nous appartient luttent avec notre adhésion au sacrifice momentané de notre droit de propriété. Le dépouillement des métaux présente donc tous les caractères de l’insolite qui ne se trouve pas entièrement devant moi, c’est-à-dire tous les caractères du mystère.

M.  Secret du Dépouillement des Métaux
Enfin, le dépouillement des métaux est notre Secret. J’ai fait tout ce long chemin pour en arriver ici. Je suis enfin au coeur de mon propos. Si je n’avais fait ce détour, je sais que les choses que je vais vous dire à présent vous auraient paru incongrues et probablement inacceptables.
Le dépouillement des métaux contient le secret du bonheur Maçonnique. Si nous prenons le temps et la peine d’investir toutes nos forces spirituelles ou, pour parler un langage moins coloré, toutes nos facultés mentales, dans l’acte de nous dépouiller totalement de nos métaux, nous parviendrons à nous réaliser totalement, c’est-à-dire à devenir qui nous sommes et non qui nous croyons ou voulons être, à devenir tout ce que nous sommes capables de devenir.
Je n’ai trouvé trace de cette prégnance du geste chez aucun de nos auteurs favoris.
L’un des plus profonds penseurs belges de la symbolique systématique, Raoul Berteaux, dans sa " Symbolique au Grade d’Apprenti ", s’en tient au pur symbole et dit notamment
" Tout porteur de métaux capte à son insu des ondes électromagnétiques. Il est à tout moment soumis à des influences qu’il ne perçoit pas et, a fortiori, qu’il ne contrôle pas ".
Edouard Plantagenêt rattache le dépouillement des métaux à l’épreuve de la terre, puisque c’est après le cabinet de réflexion que le Prof. est dépouillé. Pour lui, le Dép. des Mét. écarte l’influence mercurielle et constitue la première purification.
Je sais que dans toute Loge, il y a au moins un Yunguien convaincu. Citons donc K.G. Jung. Celui-ci estime que les métaux ont été assimilés à la libido : leur caractère souterrain les apparente au désir sexuel.
Dans la Maçonnerie anglo-saxonne, le dépouillement des métaux est tombé en désuétude. Le rite consacre beaucoup de soins à la préparation du candidat, insiste très fort sur le fait qu’il doit se présenter à l’Initiation " nor naked nor clad ", ni nu ni vêtu. Les Américains du rite Emulation, même, obligent le récipiendaire à se déshabiller complètement et à endosser une sorte de pyjama. Mais ils ne parlent plus ni des quatre éléments ni des métaux, avec autant d’insistance que la Maçonnerie continentale.

Il convient aussi de dire que beaucoup de nos Loges symboliques ont laissé tomber en désuétude le geste initiatique et ne se réfèrent plus au dépouillement des métaux que comme à une métaphore commode, comme à une invitation à l’ascèse sociale.
Je vais donc me conduire en hérétique, m’éloigner complètement de l’opinion classique, et tenter de vous montrer que le dépouillement n’est pas un geste symbolique, mais un acte réel, qu’il n’est pas d’ordre moral mais d’essence psychologique, qu’il n’est même pas un devoir Maçonnique mais une grâce donnée à quiconque met toute son âme à le réaliser.

Le Bonheur Maçonnique

N.  L’acte de dépouillement
Le dépouillement des métaux, qui se fait traditionnellement dans la coulisse, devant quelques rares témoins, dans l’intervalle qui sépare le cabinet de réflexion du passage sous la porte basse, n’est pas un geste symbolique. En tout cas, si les préparateurs agissent en conscience, ils dépouillent réellement le récipiendaire de tous ses métaux, sans exception. Nous admettrons que notre vocabulaire étend la signification du mot " métaux " à tout ce qui les représente, et que tout le contenu du portefeuille ou du sac à main, même s’il est papier-monnaie, est inclus dans la réquisition. Le récipiendaire lui-même collabore à la confiscation, signale à l’attention des préparateurs des objets qu’ils auraient pu omettre et sait alors qu’il est urgent et important que rien ne vienne s’interposer entre ce qu’il est et ce qu’il va devenir.
Car le véritable effet de ce dépouillement des métaux est de nous amener à l’état d’êtres purs, tels qu’en nous-mêmes, au lieu que s’il n’avait pas lieu, nous serions les voyageurs chargés de bagages, incapables de savoir si nous passons l’octroi pour ce que nous sommes plutôt que pour ce que nous avons.
Il fallait donc que ce dépouillement soit consommé, afin que nous passions de la condition de l’avoir à l’état de l’être.
Cet acte, que nous avons accompli une première fois alors que nous étions encore dans les ténèbres, nous sommes censés le répéter en pensée chaque fois que nous pénétrons dans le Temple. L’on dit, selon nos habitudes de redire ce que nous avons appris, que dépouillé de ses métaux, le Maçon renonce à tout ce qui le rattache aux possessions terrestres comme aux mérites profanes. S’il en était ainsi, l’ascèse serait trop facile et ne mériterait aucune mention. L’action mentale de dépouillement doit au contraire s’approfondir, s’amplifier, atteindre les points de résistance les plus douloureux, et nous mener, de proche en proche jusqu’à l’absence de tout désir d’être.
Je vous invite à considérer avec toute votre lucidité qu’il y a un monde entre être, dans toute la force naturelle de son être, et vouloir être, cultiver en soi le désir insatisfait d’être reconnu comme tel, qui suppose qu’au fond quelque chose reste irréel, imaginaire, inexistant. En bref, il ne faut pas confondre le désir d’être avec l’acceptation sincère de soi.

O.    Le contenu psychologique
Cette première réflexion a le mérite de nous indiquer, de toute évidence, que nous avons définitivement quitté le terrain de la morale victorienne où tant de nos devanciers avaient confiné la démarche initiatique. Nous sommes en plein coeur de la psychologie des profondeurs. En deux mots, le dépouillement des métaux est une pressante invitation à être plutôt qu’à paraître.

Réalisation de Soi 
L’idée de la réalisation de soi-même et de la nécessité d’abandonner tout désir de paraître m’a été révélée avec une évidence éblouissante un jour de désoeuvrement, il y a bien des années de cela, où j’observais un athlète des jeux olympiques. C’était un champion du saut en hauteur.
Avant de faire déferler comme un torrent toute la puissance de ses muscles, il se concentrait. Au vrai, il se dépouillait de ses métaux. Au moment de s’élancer, cet homme était totalement réalisé. J’entends qu’il n’avait plus ni nom, ni nationalité, ni vanité personnelle. Il était devenu le saut lui-même.
Si, durant une seule fraction de seconde, il avait perturbé l’harmonie de sa préparation par la pensée qu’il était Yvan ou John en train de conquérir une médaille, je ne dis pas qu’il n’aurait pas passé la barre, je dis qu’il aurait perdu sa valeur de symbole.
De cette puissance, je pense que nous sommes tous capables, parce que nous sommes tous Maçons. Pour nous, il ne s’agit pas de battre un record. Il n’est question que devenir tout ce que nous sommes capables de devenir, c’est-à-dire de nous réaliser.

La Voie du Bouddha
Je vous donnerai brièvement un autre modèle, probablement bien connu de certains d’entre-vous. C’est celui du Bouddha de la triple corbeille, celui du bouddhisme primitif.
Pour ce Bouddha, le bonheur de l’homme est fait du chemin sacré en huit branches qui passe par la foi pure, la volonté pure, le langage pur, l’action pure, les moyens d’existence purs, l’application pure, l’attention pure et la méditation pure.
Ici encore, il est facile de se méprendre, d’entendre les choses au premier degré et de donner à ces mots une signification morale. Cianamurti ne donne pas là des règles de conduite sanctionnées par l’approbation ou la désapprobation. Il se place sur le plan de la psychologie de l’être. Le mot " pur " ne doit pas être pris ici dans son sens de " dépourvu de toute souillure ", mais de " hors de toute volonté d’être distingué ".
Qu’était-ce, aux yeux de Bouddha, que la foi pure ? C’était l’adhésion confiante à la réalité, à la constance des lois naturelles, au cycle des saisons, à la destinée de tout être vivant voué à subir le processus inévitable de la vie, sans l’espérance particulière d’échapper à ces réalités ni surtout sans investir dans cette foi l’idée qu’elle sauve de quoi que ce soit.
Qu’est-ce que l’action pure ? C’est celle qui est faite sans autre intention que de la faire, loin de tout souci d’en être récompensé. Qu’est-ce que l’attention pure ? Elle veut dire qu’il n’y a pas de concentration efficace sur l’objet observé s’il entre, dans l’observateur, un désir quelconque d’être celui qui observe.

La sublimation du désir d’être
Je vous dois de récapituler. L’idée directrice de mon exposé est celle-ci. En travers de notre route vient le dia-bolos, le diable, c’est-à-dire le résidu de notre vie profane, le vieil homme qui est en nous et que nous ne terrassons jamais totalement. La sagesse Maçonnique serait de nous purger de ce résidu encombrant, de nous réaliser pleinement. Ainsi, nous serons syn-bolon, symbole d’humanité.

En nous invitant à nous dépouiller de nos métaux, ce dont la Franc-Maçonnerie, dans son langage de mystère, nous engage à nous départir, ce n’est pas de nos pulsions instinctives, de nos élans naturels, de nos réflexes salvateurs. S’il en était ainsi, elle serait grotesque et non sublime comme nous la souhaitons. Ce qu’elle souhaite de nous, c’est que nous abandonnions toutes nos névroses et en particulier notre puissante névrose de l’ego.

P.  Le Secret du bonheur
Le secret du bonheur Maçonnique est le dépouillement des Métaux. Mais l’on ne se dépouille pas de ses métaux par un déclic, on ne se réalise pas soi-même par une décision soudaine. L’initiation est une voie, non un baptême. Nous ne sommes que parce d’autres nous reconnaissent comme tels. Ce n’est donc que dans le groupe que nous accéderons à la qualité de l’être réalisé. La réalisation de soi réclame un savoir-faire éprouvé. De tous les moyens imaginés par les hommes pour élever les individus réputés en bonne santé mentale de l’état de l’être imaginaire à l’état de l’être réel, c’est encore la Franc-Maçonnerie qui offre les meilleures performances.
Dans la vie de chaque Maçon, il y a des péripéties diverses. Le chemin est parcouru de grandes joies et de profonds chagrins. Mais il conduit quelque part. Il n’est pas le labyrinthe au milieu duquel se perdent la plupart de nos contemporains profanes et où l’on se demande pourquoi l’on a vécu.
Cette profession d’optimisme n’est pas de circonstance. Sa permanence est bâtie sur une longue méditation et sur une conviction. Personnellement, je resterai fidèle à ma conviction philosophique que c’est par l’abandon sincère de leurs métaux que les Maçons trouveront et conserveront le pur, le vrai, le merveilleux bonheur Maçonnique.

M\ W\

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