Obédience : NC Loge : NC 03/02/2012


Les Sept Arts Libéraux

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L’Hortus Deliciarum, gravure de 1180.

Lors de la cérémonie de mon passage de la Perpendiculaire au Niveau, j’ai été frappé par cet escalier à 7 marches, dont la présence centrale et le volume montraient bien l’importance dans le rituel. Je me souviens avoir pensé à la fin de la cérémonie qu’il symbolisait la progression continue et régulière que je devais accomplir parmi vous, et qui seule permet de s’élever grandement - clin d’œil au grand saut dans la maçonnerie…

Chacune des marches représentant un art libéral, évoqué par le rituel, j’ai choisi de les étudier plus en profondeur pour ma planche de compagnon, afin d’en présenter la logique.

« Arts Libéraux » est un terme qui désigne les disciplines intellectuelles fondamentales dont la connaissance depuis l’Antiquité grecque et romaine était réputée indispensable à l’acquisition de la haute culture. Pour Saint Augustin, la connaissance des Arts Libéraux était même considérée comme l’étape préalable à l’étude de la théologie fondée sur l’Écriture Sainte, qu’il importait de comprendre et d‘interpréter.

Les Arts Libéraux portent ainsi sur de la matière intellectuelle et intangible, ce en quoi ils se distinguent des Arts Serviles (comme la menuiserie), qui transforment de la matière tangible. De même, ces Arts visent la connaissance du Vrai, alors que les Beaux-arts visent la contemplation du Beau.

Le manuscrit Regius de 1390 indique enfin que « ce sont les sept sciences », et que « celui qui s’en sert bien peut bien gagner le ciel ».

Historiquement le qualificatif de « Libéral » a été choisi par opposition à « Mécanique », la liberté s’entendant ici comme libératoire des travaux manuels (rappelons d’ailleurs que le mot travail dérive du tripalium, un instrument de torture…). C’est donc avec logique que ces Arts ont rejoint nos rituels, en prenant comme signification profonde « Arts ouvrant la voie vers la Libération », au sens de « s’affranchir de tout état conditionné ».

Le grade de compagnon étant le grade de la Science, je vous invite donc à parcourir avec moi l’escalier, en nous arrêtant particulièrement sur les marches me parlant le plus.

Les trois premiers Arts Libéraux constituent le Trivium (ce qui signifie « 3 chemins ») des anciens : c’est le premier cycle, celui des Arts de la Parole. Par l’éloquence, on peut ainsi exprimer ce que l’on sait - d’autant que le compagnon vient de retrouver cette parole tue durant son apprentissage.

Nous voilà ainsi sur la première marche de la construction : la Grammaire. Son nom vient du grec graphein qui signifie « écrire ». C’est la science qui nous permet d’écrire et de parler correctement. C’est donc le fondement et la base des Arts Libéraux ; elle fournit l’ossature du discours.

Le symbolisme maçonnique utilise ainsi fréquemment la parole : mots de passe, mots sacrés, expression rituelles, mots « lire » et « épeler », utilisation des initiales - qui « initient », en mettant sur la voie sans s’enfermer dans un mot.

Comme l’alphabet, qui est la totalité des lettres, symbolise l’Univers, on peut dire que pour le Franc-maçon, le langage symbolique est comme un alphabet, qu’il apprend peu à peu à déchiffrer, et dont le sens ne se discerne que progressivement.

La Grammaire Maçonnique comprend ainsi l’utilisation de la terminologie maçonnique : des prescriptions rituelles (ouvertures / fermeture des travaux, cérémonies initiatiques…), du port des « décors » traditionnels, et de l’usage correct de nos gestes. Elle se doit ainsi d’être parfaitement maitrisée pour que la communication soit possible.

La Grammaire invite donc à rechercher « l’esprit caché sous la lettre », en témoignant du caractère fondamentalement spirituel de notre symbolisme et plus précisément de sa partie verbale.

Personnellement, j’attache une importance particulière à cette première marche, base de notre escalier, cultivant le goût de l’écrit et de la langue française.

Je trouve donc éloquente la perte actuelle de maîtrise de cet art, touchant toutes les classes sociales. À titre d’exemple, je me rappelle mon grand-père, simple serrurier, qui à 90 ans maîtrisait bien mieux l’orthographe que bon nombre d’étudiants actuels de l’Université. Cela en dit long, pour moi, sur la perte de repères de notre société - qui oublie finalement sa langue comme elle a tendance à oublier son histoire, ses valeurs… De plus, nous qui clamons haut et fort notre attachement à l’Égalité, ne devrions-nous pas nous interroger sur l’exclusion croissante par l’illettrisme et désormais le « mal-lettrisme ». Peut-être verrons-nous bientôt apparaitre dans les C.V. « Français : lu, écrit, parlé ». Souvenons de Cioran disant qu’« On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre ».

Armés de la maitrise de la langue nous pouvons passer à la deuxième marche : la Rhétorique, dont le nom vient du grec rhêtorikê, signifiant « art de bien parler ». Elle est l’art oratoire, du langage soigné et subtil, de la persuasion. Elle étudie les techniques d’expression, toutes les méthodes permettant de faire image, d’appuyer la conviction du discours.

En Maçonnerie, la Rhétorique permet ainsi d’éclairer les esprits en touchant les cœurs, elle permet au maçon d’exprimer élégamment et clairement ce qu’il est susceptible de communiquer à autrui. En prenant la parole en Loge, il doit s’interroger sur le sens de ce qu’il veut dire et veiller à ce qu’elle soit dirigée dans l’intérêt de la maçonnerie en général et de son atelier en particulier. La Rhétorique est ainsi un moyen de travail sur nous-mêmes et sur ce que nous émettons.

Après la « forme mécanique » du discours puis sa « forme esthétique », la troisième marche de l’escalier nous conduit à la maitrise du fond par la Dialectique, souvent retenue sous le vocable de Logique. Son nom vient du grec dialegein, signifiant : « trier, distinguer ». Elle est l’ensemble des moyens mis en œuvre par l’orateur pour établir son discours. Elle rend apte aux recherches et aux définitions, aux explications.

Elle utilise donc abondement la Logique, dont le nom vient du grec logos signifiant à la fois raison, langage et raisonnement. Ainsi, en faisant se confronter des opinions contradictoires, elle permet d’améliorer les connaissances et d’amener à une synthèse. Elle permet de comprendre comment la Maçonnerie peut, sans crainte, laisser les uns et les autres s’exprimer différemment sur certains sujets sans se disputer et, même, au contraire, en tirer parti pour le plus grand bien des membres de la Loge.

Toutefois, par une forme de clin d’œil étymologique, ne pourrait-on justement pas voir un signe en rapprochant le Temple Maçonnique, sous son vocable de « Loge », du grec « logos », signifiant ainsi le rôle majeur de la Parole dans nos travaux (1) ?

En synthèse, le Trivium met ainsi le compagnon en quête du sens véritable caché sous les symboles du rituel et l’aide à approfondir ceux qu’il avait rencontrés comme apprenti. Notre rituel indique d’ailleurs que dans notre symbolisme, le Trivium est relié aux trois premières marches gravies au cours de la Cérémonie de Réception au grade d’Apprenti. C’est donc durant son compagnonnage que l’Apprenti comprendra ce sens caché.

Ainsi :

  • la Grammaire permet de comprendre que les lettres ont un pouvoir ;
  • la Rhétorique permet de mettre en forme le discours ;
  • et la Dialectique permet de fonder l’argumentation et de démontrer.

La Logique vient donc ainsi couronner un ensemble de techniques du langage permettant à l’Homme de progresser encore plus haut, grâce aux autres Arts Libéraux. Tout comme la maitrise de la Parole était une condition d’accès au Pouvoir dans la Grèce Antique, elle est dans la maçonnerie une condition d’accès à la Vérité.

Après le premier cycle des Arts de la Parole, vient le Quadrivium, dont les quatre chemins forment le cycle des Arts des Nombres, des sciences du raisonnement.

Maitrisant désormais sa relation à l’Autre, le maçon va pouvoir se confronter à la Nature en atteignant la quatrième marche : l’Arithmétique. Son nom découle du mot grec arithmos qui signifie « chiffre ». Elle est la science des nombres et de leur maniement, première des sciences mathématiques car elle ne présuppose aucune autre connaissance.

L’Arithmétique est le socle indispensable aux autres Arts du Nombre. Elle occupe d’ailleurs une place particulière, servant en quelque sorte de centre, ou plutôt de ligne de démarcation, entre les trois sciences du Trivium et les trois dernières du Quadrivium.

Notre vie Maçonnique est jalonnée de nombres ; il nous faut donc en étudier le symbolisme pour en découvrir le sens caché…

Cette marche est très importante pour moi, puisque c’est celle sur laquelle j’ai bâti mon métier. C’est en effet par goût des mathématiques que j’ai choisi le cursus scientifique qui m’a mené jusqu’à mon activité d’actuaire. Ainsi, je comprends assez bien la pensée de Platon pour qui « Les nombres sont le plus haut degré de la connaissance. Le Nombre est la Connaissance même ».

Mais il convient toutefois de savoir prendre du recul, puisque la Crise que nous traversons trouve en partie sa cause dans la mathématisation à outrance du Monde, où des modèles fous bâtis pour assouvir la cupidité des hommes se retrouvent à menacer la stabilité de nos sociétés. Ce mouvement s’inscrit d’ailleurs dans une tendance plus vaste à la sanctification de l’innovation scientifique pour elle-même. Nos sociétés semblent prêtes à tout expérimenter du moment que c’est « nouveau » et « scientifique » : produits financiers structurés, génie (?) génétique, nucléaire…

C’est pourtant oublier souvent des principes élémentaires de prudence, le scientifique se devant de cultiver le doute méthodique, mais également s’interroger sur les conséquences sociétales de ses actes. Comme le notait fort justement Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : l’Éthique se doit de toujours accompagner le scientifique…

Maîtrisant les nombres, base des mathématiques, nous pouvons accéder à la cinquième marche, celle de la maîtrise de la terre : la Géométrie. Son nom vient du grec géomètre, signifiant « géomètre, arpenteur ». Ce n’est pas innocemment qu’elle occupe la marche correspondant au chiffre du Compagnon, car le mot Géométrie était originellement employé comme un synonyme de la Maçonnerie. Les maçons considéraient cette science comme la philosophie de leur Art - ses outils sont donc logiquement la base de notre symbolisme. C’est pourquoi elle est un des sens généralement attribués à la lettre G.

Ainsi, recelant une véritable métaphysique, la Géométrie est la science qui s’applique à la construction universelle et enseigne à façonner les Maçons en vue de leur permettre de tenir leur place dans l’édifice social, puis à les unir harmonieusement. C’est pour cela qu’elle mérite de tenir la première place dans nos préoccupations.

En atteignant la pénultième marche, la Musique, on passe de la Géométrie du tangible à la Géométrie de l’intangible. Son nom vient du grec moûsa, « Muse », inspiratrice des artistes, dérivant lui-même du verbe maïno, « penser, comprendre, s’exalter ». Schoeneberg la définit d’ailleurs comme « l’architecture dont le matériau principal est le son ».

Elle était un des fondements de l’éducation en Grèce, car, comme le rapporte Quintilien, « elle façonne les mœurs par ses harmonies et amène un bel ordre dans le corps par ses rythmes ».

Cette recherche d’harmonie a parfois pu servir de noirs desseins d’harmonie collective, signifiant alors « robotisation » et « parcellisation » de l’humain, voire suppression des « fausses notes humaines ». On observe souvent dans les régimes totalitaires une telle utilisation de la musique - le paroxysme en étant la « musique militaire », l’adjectif « militaire » gâchant ici le nom, comme pour la « justice militaire ». Ainsi la Marseillaise, instrument de « galvanisation militaire », a su devenir un chant symbole de Liberté.

Mais dans nos rituels maçonniques, l’harmonie recherchée doit plus s’entendre comme la recherche d’une harmonie personnelle et interpersonnelle.

C’est pour cela que la Musique, véritable langage par le son, accompagne, depuis l’origine les travaux de nos Loges, en participant à nos rituels. Rappelons que les textes d’Anderson de 1723 comprenaient en annexe 4 chants.

Arrivés à la dernière marche, maîtrisant la parole, les nombres, la terre et l’intangible terrestre, nous voilà tout en haut de l’escalier, n’ayant plus que la voute céleste à contempler, le ciel à tenter de maîtriser. Cette marche est donc logiquement celle de l’Astronomie, dont le nom nous vient des mots grecs ástron et nómos signifiant « la loi des astres ». C’est donc la science des mouvements des corps célestes.

Cette position faîtière dans notre symbolisme correspond évidemment à la position physique de l’objet de cette science, c’est sans doute également une manière de saluer celle qui est probablement la plus ancienne science. Elle date du moment où l’homme a commencé à lever la tête vers la fascinante voute céleste, enrobée de beauté et de mystère, appelant aux pensées les plus élevées, l’arrachant à lui-même et au monde étroit de son domaine terrestre. C’est alors qu’il s’est aperçu avec réconfort de la régularité constante des phénomènes célestes. Le ciel symbolise ici la transcendance, la force, l’immuabilité par son existence.

Nous éclairant sur notre valeur relative, cette science joue un rôle éminent en Maçonnerie, puisqu’elle régit tout le symbolisme spatial et temporel. Elle sacralise le Temps, en mettant en valeur son caractère cyclique, ainsi que l’Espace en reliant le centre de la Loge avec l’étoile polaire. Elle permet ainsi de situer le Franc-maçon entre Ciel et Terre. Elle l’y amène en l’incitant à chercher le lieu et le moment justes pour son action, à savoir attendre le moment favorable et à se placer au bon endroit pour bénéficier de la Lumière - tels les cœurs de ces temples égyptiens baignés par la lumière le jour des solstices.

Dernier clin d’œil : en écrivant ces lignes, je revoyais les soirées d’été à la campagne passées à observer les étoiles, à regarder la lune avec des jumelles, à parcourir les Atlas Célestes. Et évidemment à méditer, à songer à l’intemporalité, baignée par cette obscure clarté fascinante et apaisante. J’ai donc toujours eu un attrait particulier pour cette science, qui correspond parfaitement à mon côté très introverti. Je ne peux donc que faire mienne cette réflexion d’Emmanuel Kant :

« Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ». (Emmanuel Kant, « Critique de la raison pratique », 1788).

En conclusion, alors que le Trivium, par l’approche de la Parole, invite le compagnon à rechercher le sens des symboles qui lui sont présentés, le Quadrivium, par l’étude des Lois du Cosmos donne une direction à son action.

Le théorème de Pythagore, qualifié par le pasteur Anderson « de fondement de toute Maçonnerie sacrée », est une illustration du pouvoir de la Géométrie, et donc de la Maçonnerie. Faisant référence à la manière de tracer un angle droit à partir de côtés d’un triangle mesurant 3, 4 et 5, Plutarque a dit : l’hypoténuse « Cinq est le résultat, le fruit de l’action spirituelle du trois vertical, sur la base horizontale de quatre ».

Ainsi, symboliquement, après son travail d’Apprenti sur Soi (le 3 vertical), le Compagnon (le 5), « passant de la perpendiculaire au niveau », va pouvoir commencer à travailler sur la Société, sur ses relations aux autres, « horizontalement » (le 4).

C’est à mon sens un bon résumé du Compagnonnage.

J’ai dit.

O\ B\

Note : (1) Comme chez les Grecs anciens : « Ce qu’implique le système de la polis, c’est d’abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l’outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l’Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui ». Et Jean-Pierre Vernant, auteur de ces lignes, de préciser que les Grecs ont fait de la puissance de la parole une divinité, Peitho, la force de persuasion. (JP Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF (Quadrige), 2009 (1962), p.44-45). Il y a un lien étroit, donc, entre le logos et le politique, idée à creuser dans le cadre de la maçonnerie.

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