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La Pierre Taillée


En m'expliquant  sur le processus qui m'avait permis de mettre de l'ordre dans mon Chaos à Bordeaux, j'avais écrit dans ma dernière planche que,  "

Tailler sa pierre, ne pas la laisser brute, c'était aussi lui permettre à terme de pouvoir s'intégrer dans l'édifice. "
En effet la taille de la pierre n'est pas une fin en soi.
  Dans ma vie profane de bâtisseur, j'ai chaque jour l'occasion de le vérifier : les maisons ne se vendent pas pierre à pierre mais se montent, par contre, bien de cette manière, cet acte résultant, à la fois, d'un travail d'architecture préalable, et d'une mise en oeuvre précise dans, pour ce qui me concerne, un environnement d'hommes exigeants et quelquefois dubitatifs sur le savoir-faire féminin, du moins en la matière.

En préparant cette planche j'ai découvert un ouvrage intitulé,  " Le manuel de coupe des pierres ou l'art du trait ", de Monsieur Poussain, qui dit, je cite :  " Le tailleur de pierre est l'ouvrier qui taille et qui façonne la pierre, afin de lui donner la forme convenable pour l'emplacement auquel on la destine ". 


L'objectif recherché dans ce travail de taille m'apparaît finalement avec assez d'évidence, et le travail que je peux faire sur moi pour y parvenir m'est familier.


Pourtant, en réfléchissant à mon parcours, en reprenant mon entrée en maçonnerie depuis son origine, et surtout, en essayant de poser  ce que ce passage à la maîtrise pouvait signifier pour moi,  ma réflexion sur la pierre taillée s'est orientée de telle manière que je pourrais la résumer en les trois questions suivantes :


Qu'entend-on, en premier lieu, par pierre, et, en second lieu, par pierre " taillable " ?

Enfin, troisième et dernière question, non pas, " comment est-ce que l'on taille sa pierre " mais " qu'est-ce que tailler sa pierre concrètement "  ? 

Pour répondre à ces questions,  je me suis appuyée sur un traité de gemmologie. La mise en  parallèle de ces deux mondes,  minéral et humain, m'a donné une autre grille de lecture que le guide des symboles et outils ; les parallèles m'ont paru d'autant plus troublantes.


A quel titre sommes-nous des pierres  ?


L'origine des roches, et donc des pierres, précieuses ou pas, est liée, disent les géographes, à des phénomènes magmatiques, sédimentaires et métamorphiques, ainsi qu'à certains processus d 'altération.

Ce sont les actions consécutives de la nature, de l'extracteur, puis du tailleur de pierre qui ponctuent à nos yeux le chemin de la pierre brute à la pierre taillée.

L'homme, pierre en devenir de l'humanité, naît aux autres, bébé innocent, avant de naître à lui-même en conscience, beaucoup plus tard.  C'est dans le cadre de cette prise de conscience, que j'ai demandé, un jour, à devenir maçon. Ensuite,  il m'a semblé être, à la fois  matière, et tailleur, de ma propre mutation.

Mais est-ce totalement exact ? 

Le gisement des hommes en devenir a la dimension de notre planète..  Si l'on reprend maintenant le  parallèle avec les couches sédimentaires, nos sociétés, comme autant de strates, ont généré des clivages économiques, sociaux ou culturels, à l'échelle du monde dans lequel s'inscrivent  nos existences.

Quel est donc le processus d'extraction du maçon  dans ce gisement humain ?  Comme les pierres brutes de la carrière, nous n'en sommes pas totalement maître. Certes nous portons en germe notre devenir de pierre " taillable ", mais d'autres doivent nous découvrir, nous extraire, ou à défaut nous répondre, ce qui suppose également de notre part l'acceptation d'yeux critiques.


Pierre brute du gisement humain, je me rappelle de longues conversations avec celle qui devint ma marraine, Marlène, puis les enquêtes, et le bandeau et mon initiation.

Puis un parcours personnel qui m'a amenée à l' étranger, pour être à mon retour, après un long sommeil, présentée de nouveau à une nouvelle personne, Claire, par un tiers avec lequel j'avais repris les passionnantes conversations trop longtemps  laissées en suspens.

Et qu'ont donc vu  les yeux de ceux qui  sont aujourd'hui mes frères et sœurs, pour, à deux reprises, m'amener sur les chemins  de cette obédience ?

Pierres taillées, savaient-il au nom de leur patient travail sur eux-mêmes, apprécier l'intérêt que je pourrais trouver moi aussi à suivre leur traces ?
Ont-il exercé à mon égard ce que les tailleurs de pierre avertis pratiquent en examinant chaque jour des pierres brutes ? Ce qu'à notre tour, nous sommes, tous et toutes amenés à pratiquer. 
Mais comment apprécier en une pierre brute sa capacité à être taillée en temps que telle, suffisamment pour qu'elle s'intègre, aussi, dans cet ensemble subtil qu'est la loge et son égrégore. Dure responsabilité pour tous ceux et celles qui en ont la charge,  mais passage obligé pour la pérennité de l'ouvre.

Apprécier la taillabilité d'une pierre, qu'est-ce donc ?

Que chercher ? La structure de l'être comme on apprécie celle d'un minéral ? Au fait que regarde-t-on au juste chez un minéral ? Le traité de gemmologie précise qu'il faut considérer quatre caractéristiques et deux propriétés.

Voyons d'abord les quatre caractéristiques.


En premier lieu, on observe la dureté de la pierre. Il ne s'agit pas, au premier degré, d'une caractéristique physique, mais de sa cohésion. Il n'existe pas d'échelle de mesure ou de comparaison, on apprécie la résistance d'une pierre à sa manière de réagir à différents types d'abrasifs extérieurs. Il faut que la pierre, même soumise à cette usure, garde les qualités intrinsèques de sa nature.

Or à quels abrasifs l'homme est-il soumis ? A la matérialité de la société, au leurre des discours idéologiques extrémistes, aux modes, à la perte de repères .La dureté à ces abrasifs n'est-elle pas  la capacité à conserver son intégrité, sans sous-estimer la puissance de tous ces mirages tentateurs ou spécieux. N'est-ce pas  là aussi une caractéristiques essentielle de base de la pierre taillable ? 

En second lieu, en matière minérale, on examine la transparence. Là encore, plus qu'un caractère physique, il s'agit de l'absence d'inclusions de corps étrangers à la matière de la pierre elle-même. Cela m'a fait penser aux corps étrangers que sont les  dogmes pour l'être pensant. Certes, la pierre peut avoir des fissures ou des fêlures, comme l'homme des blessures de vie. C'est un état de fait, une marque de son histoire.  Il suffira d'en tenir compte durant la taille pour que le résultat soit optimal.


En troisième lieu  est examinée la couleur . La couleur est celle que la nature a donné à la pierre. Rien ne saurait l'altérer. Elle est. D'aucuns y seront plus sensibles que d'autres. C'est un peu le cas, me semble-t-il avec notre propre couleur, nos origines sociales et nos histoires respectives .


En quatrième et dernier lieu, l'effet lumineux . Soumises à la lumière, certaines pierres sont directement traversées sans l'altérer, d'autres chargent subtilement cette lumière de leur couleur naturelle. La chaleur environnante peut éventuellement influencer le résultat, mais dans tous les cas, aucune pierre, artificielle, ne saurait égaler l'indice de réfraction d'une pierre naturelle. En effet lorsqu'une pierre naturelle est travaillée correctement, l'axe de réflexion est double : vers elle-même et vers l'extérieur. Intéressant, n'est-ce pas ?


Les deux propriétés appréciées pour les minéraux sont  l'éclat et la densité. 


L'éclat fonctionne par réflexion  et dispersion. Il est d'autant plus intense que la taille est subtile.

Certaines pierres présentent des formes internes équilibrées définies par les lois de la symétrie, en cristaux, d'autres n'ont aucune structure cristalline, elles sont dites amorphes ? et ne sont pas retenues. 

En maçonnerie, les métaux restent à la porte du temple dit-on. La beauté, l'aisance, l'apparence ou le statut social affichés restent vains sans, l'éclat et la force, que donnent des dispositions à l'autocritique vis à vis de soi même, à la bienveillance pour les autres, et de manière plus générale, à  l'écoute et à l'amour, ultime éclat, bien sûr. 

Dernière propriété des minéraux à être vérifiée, la densité qui permet à la pierre de supporter le contact de la taille et évite perte d'éclat, endommagement voire destruction. 

Le travail sur soi est infiniment difficile. Combattre ses démons, ou au moins les connaître et les apprivoiser, demande un effort permanent.  Mesurer la capacité d'aucun à engager valablement ce combat, c'est peut-être ce qui va distinguer, entre autre l'engagement maçonnique de la participation même très active à tel ou tel autre cénacle. La démarche est commune à d'autres traditions de recherche et de perfectibilité des individus.
C'est là qu'intervient me semble-t-il l'effet croisé de l'égrégore, comme résultant de l'ensemble des apports individuels et de la manifestation à par entière de la valeur de ce travail.
Ainsi, retenir une pierre brute n'est pas retenir la plus spectaculaire, d'ailleurs, toutes les pierres brutes ne sont pas flamboyantes. C'est là que commence l'importance et la qualité de leur façonnage possible. Le résultat du travail ne dépend pas bien sûr du seul matériaux brut. Un pierre superbe mais mal taillée n'égalera jamais une pierre plus modeste mais façonnée avec habileté. Identifier la pierre, sa taillabilité n'est pas suffisant, il faut qu'un travail effectif se fasse ensuite.

Alors en quoi doit consister ce travail de taille concrètement ? 

Pour y répondre, je reprends le parallèle avec le monde minéral.

Je crois que tailler une pierre n'est pas simplement la graver. Nous avons  tous pu admirer les sceaux ou chevalières. Ils témoignent plus d'un état ou d'une représentation symbolique que d'un processus de métamorphose profonde.

Pour moi, la taille d'une pierre, c'est le changement de sa géographie personnelle . Tailler une pierre c'est y imprimer une volonté, y manifester un travail pour lui donner d'abord la dimension de sa propre unité avant d'en préciser les dimensions en travaillant chacune de ses faces.  
Donner un éclat à une pierre, en la polissant simplement, ne permet pas de révéler sa véritable beauté, seule la taille  le peut. 
Tailler correctement une pierre requiert des connaissances théoriques et pratiques, du travail et un sens esthétique, sagesse, force et beauté.
Le vocable de taille  a d'abord été utilisé pour les diamants. A une surface plane, la table, on ajoute un certain nombre de facettes. Quatre, tout d'abord.
Aujourd'hui on instruit les tailleurs de pierre en devenir soit à partir des lois et connaissances concernant l'optique cristalline, soit par la géométrie . de l'espace. Dans tous les cas de figure ils doivent se servir d'outils bien particuliers.
Entreprendre la taille avec ceux-ci c'est d'abord apprendre à connaître ce qui doit être taillé, projeter la forme définitive que l'on souhaite donner, bien programmer les étapes qui y mènent.

PESER d'abord, OSER ensuite, disent les maîtres en gemmologie.

 
Or tout ce travail doit se faire aussi dans le tumulte de notre vie, et d'une certaine mesure lorsqu'on le pratique vraiment, nous donner une force nouvelle, une intuition affinée, une relativité de nature à alléger le poids de ce qui nous heurte. Parallèlement à mon cheminement dans cette loge, j'ai dû affronté la mort, celle de mon père, le passage de mon divorce, les remous d'un parcours professionnel au combien difficile.  J' ai trouvé à mes côtés de véritables sœurs, qui n'étaient pourtant pas membres de ma famille biologique, et qui ont su être là, tout simplement.  J'ai aussi partagé les joies ou douleurs de certaines d'entre-elles, et je m'étonne de ce processus qui nous fait devenir finalement si proches les unes des autres.

Tailler sa pierre n'est pas un processus totalement individuel, c'est aussi une interaction subtile entre nos propres cheminements. 


Que dire en conclusion ?


Dans le manuel de coupe des pierres,  Toussaint dit encore : " le détermination de la forme générale est du ressort de l'architecte car elle suppose de sa part des connaissances qui sont généralement étrangères à ceux chargés d'exécuter la pensée de l'architecte. L'exécution appartient au bâtisseur. Si celui-ci est familier avec la géométrie il y parviendra avec une grande facilité. Mais comment  nous efforcer de le rendre intelligible au simple ouvrier qui n'a jamais pu se livrer à cette étude. "


J'ai été un jour ce simple ouvrier, et peut-être d'une certaine manière le resterai-je toute ma vie. D'apprenti à compagnon, les maîtres de la loge, mes frères et sœurs en maçonnerie avez su m'accompagner jusque là. J'aurai bien sûr une pensée toute particulière pour Marlène ce soir. 


Superbe aventure. Des liens se sont tissés, des moments sont devenus souvenirs, une histoire s'est écrite. Toute modeste, à l'échelle de notre vie, infime par rapport à celle de l'ouvre à laquelle nous participons, mais partie intégrante du tout, n'est ce pas ? 


En tout état de cause, merci.

J'ai dit vénérable maître.
 
M
\ D\

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