Obédience : NC Loge : NC 10/2003

Le Niveau

Les ouvriers usent aussi d’un niveau, pour justifier et niveler les pierres lesquelles ils mettent en œuvre, et se fait ledit niveau d’un plomb réglé, et aussi d’un plomb avec une ligne ou filet bien délié, lequel on pend tant bas que l’on veut, comme de toute la hauteur de l’œuvre s’il est de besoin, pour connaître si la besogne est faite perpendiculairement, c’est à dire droitement et à plomb, ou bien si elle se renverse et jette au dedans ou dehors.
 
C’est en ces termes que Philibert DELORME, Architecte Royal officiel sous le règne de Henri II, évoquait le Niveau dans son Traité d’Architecture en 1560. Ce texte est savoureux pour nous hommes du XXI° siècle mais un peu compliqué pour expliquer la fonction de l’outil.

Pour la petite histoire, rappelons que Philibert DELORME construisit, entre autres, le Château d’Anet et le corps principal des Tuileries et cet homme, pétri de talents, avait paraît-il beaucoup d’humour sans parler de son goût pour l’ésotérisme. Par exemple, il a aussi écrit en 1561 un autre traité, au titre évocateur, qui ne déparerait pas les rayons d’aujourd’hui   : « Nouvelles inventions pour bien bâtir et à petits frais ».

En tout cas, le Niveau dont il parle est  strictement le même que celui qui figure sur le sautoir de notre F\1er S\. C’était le Niveau utilisé par les opératifs de son époque et ce n’est que bien plus tard qu’est apparu le niveau à bulle.

Ce Niveau sur le sautoir de notre F\Marc donne l’horizontale et les opératifs devaient à coup sur ne pas trembler et être très attentifs dans son utilisation car il me semble que, pour correctement l’utiliser, il fallait  être très habile et le tenir à deux mains. Obtenir la parfaite mesure devait relever à la fois d’une excellente vue et d’une parfaite maîtrise de mouvements avec d’évidentes possibilités d’erreurs de quelques  centièmes voire dixièmes de degré.

On pourra me dire « Ce n’est pas sur », « tu spécules » et je répondrai « oui, peut-être » mais c’est l’idée que je m’en suis fait en l’étudiant. Ceci dit, je suis ouvert à la discussion et à l’information.

La chose pouvait, quand même, avoir des répercussions sur la construction d’un bâtiment mais ils disposaient d’autres outils comme, par exemple, l’équerre ou la règle pour compenser, affiner, réussir. Et les cathédrales ne se sont pas écroulées, bien au contraire, ce qui semblerait indiquer que mon hypothèse d’utilisation approximative n’est  pas complètement fondée.

Tous les jours de notre vie nous procédons de même : nous essayons, nous compensons, nous affinons, nous réussissons – ou pas - nos entreprises. Alors …. il est toujours possible que le Comp\, responsable que d’une partie du travail à accomplir, n’ait qu’une vue parcellaire de l’œuvre.

 La franc-maçonnerie n’étant pas sortie du néant en 1723, de tels outils devaient forcément faire réfléchir ceux qui s’en servaient. Ceux qui les utilisaient ont vu les qualités, la noblesse même, des fonctions des dits outils se retrouver en eux, au moins pour certains d’entre eux.

Voilà bien l’osmose de l’homme, de quelques hommes et  des moyens qui leur permettaient d’être utiles dans la société, des hommes qui devaient réfléchir à cette utilité et à ces moyens qui le leur permettaient. C’est aussi ce que nous faisons à chaque minute de notre vie et les F\M\ ont, en plus, la chance de disposer de toute la puissance symbolique des outils en question.

Maîtriser la richesse de ces symboles, en comprendre la quintessence pour une application aussi efficiente et profitable que possible à tous n’est pas chose facile. Ce n’est pas inné, me semble-t-il, aussi nous y travaillons et, de temps en temps, il est nécessaire de s’arrêter de construire pour se remettre à dégrossir un peu plus notre pierre. Ainsi, l’humanité avance , nous avançons. 

Le mot « Niveau » vient du latin «libella » mais aussi et plus précisément du bas latin « libellus » qui aurait donné libra, la balance ( les librations sont les balancements apparents - depuis la Terre - de la Lune autour de son axe ). Avec la balance, nous retrouvons  les notions évidentes d’équilibre et d’égalité. Pourtant, une balance peut ne pas être convenablement tarée et l’iniquité peut survenir.

Le mot « niveau » est employé dans d’innombrables acceptions : en architecture, en géographie. On parle aussi de niveau de prix, de niveau d’eau, de niveau mental, de niveau de vie, etc. etc.

Là, je ne m’éloigne pas du sujet car, dans tous ces sens, nous pouvons y voir cette fameuse notion d’égalité et pas seulement au premier degré d’un étagement quelconque de la valeur considérée.

J’ai évoqué l’époque de Philibert DELORME et, au siècle suivant, en Angleterre, Oliver CROMWELL, tyran militaire qui, soit dit en passant, a permis le rétablissement définitif de la monarchie anglaise, donc CROMWELL a combattu et exterminé en 1648/1649 les « niveleurs » ( levellers, dans le texte ) qui avaient déclenché une guerre civile pour abattre la Monarchie et instaurer la République.

Certainement, ce principe d’égalité clairement républicaine était leur credo avec ce symbole du Niveau puisqu’en anglais le mot « level » désigne aussi l’outil comme en français. Existe-t-il en Angleterre des liens entre ces événements et la Franc-Maçonnerie ? Je n’ai pas vérifié.

Au passage, notons qu’un niveau à bulle se traduit dans la langue de Shakespeare par « spirit-level », expression plutôt jolie qui mérite une explication. Notre F\ Marc a une version que je lui demande de nous donner tout à l’heure, s’il le veut bien. 

En passant de la Col\ du Nord à la Col\ du Midi, l’App\ devient Comp\ après avoir accompli cinq voyages symboliques. Le quatrième de ces voyages est celui du Niveau, outil qui figure les efforts à faire pour réaliser l’égalité sociale.

Le livret de Comp\ dit aussi que le Niveau honore et rappelle l’exemple des bienfaiteurs de l’humanité. Encore un joyeux paradoxe : voilà des hommes et des femmes qui prônent l’Egalité avec une sincérité insoupçonnable et qui bénéficient pourtant d’un régime « supérieur ». Supérieur avec des gros guillemets si vous voyez ce que je veux dire.

Plus qu’un outil, le Niveau est un instrument de contrôle, de comparaison. Il permet d’établir l’horizontale et est ainsi assurance de stabilité, d’équilibre. Allié à la perpendiculaire il garantit l’aplomb du travail exécuté.

C’est vrai aussi qu’il peut tout aussi bien marquer une inclinaison et donc il n’y a plus d’aplomb régulier dans ce cas. En même temps, on construit en milieu incliné et les mêmes lois s’appliquent mais on peut penser que c’est plus difficile. De même pour un homme en recherche d’équilibre, en quête d’une quelconque égalité pour lui-même ou pour d’autres qui se trouvera dans cette situation instable. Ce sera forcément plus difficile que dans le cadre d’une conjoncture claire et stable.

Grâce à ce nouvel outil, le Comp\ acquiert clairement une autonomie certaine, puisqu’il peut ainsi contrôler lui-même son travail dans deux dimensions. Après toute la symbolique de la perpendiculaire que l’App\ utilise pour travailler sur lui-même, le Comp\ peut y ajouter l’espace que l’horizontalité lui donne et tous les contacts qui lui sont ainsi permis.

D’introspection de l’App\ peut-on dire qu’on passe à …. l’inspection du Comp\ ? Cette notion   m’a tenté mais, à la réflexion, c’est de la mauvaise rhétorique et ce n’est pas possible puisque le Comp\ ne peut à l’évidence pas « inspecter » une œuvre dont il n’a encore qu’une idée incomplète.

Donc, j’ai parlé de deux dimensions qui seraient limitatives si l’horizontalité ne tournait pas autour de son axe perpendiculaire, comme la circonférence d’un cercle à 360°. Heureusement, il y a une différence de taille puisqu’il n’y pas de cercle, donc pas de limites à l’inspection, à la découverte, au travail.

Niveau, niveler, mettre à niveau sont des sens corollaires évidents et nous pensons toujours au principe d’égalité.

Le Comp\ F\M\ constate que tous les F\M\ sont égaux en droit mais aussi et surtout que tous les hommes le sont ou, à tout le moins, devraient l’être.

Pourtant, les hommes sont tellement différents par nature que la Justice humaine doit sérieusement s’employer, c’est le moins qu’on puisse dire, à faire respecter cette égalité de droits. Son  symbole  est là « la Balance », source étymologique du Niveau.

Le thème du quatrième voyage de l’App\ qui devient Comp\ est l’Humanité et il rappelle que les Francs-Maçons travaillent à son épanouissement et à son bonheur.
Pour cela, les hommes ont des moyens qu’ils inventent au fil des années, au fil des siècles pour atteindre les objectifs que sont ces valeurs. L’esprit même du Niveau est à lui seul symbole de cette humanité dont l’égalité est un des buts essentiels.
Ce symbole d’égalité, dans sa version « fil à plomb », a sans doute une origine antique puisqu’il apparaît sur de nombreux tombeaux romains du début de l’ère chrétienne.
 
Là, c’est l’égalité devant la mort et s’il y a bien une chose devant laquelle les hommes sont égaux c’est bien la mort. C’est du moins ce qu’on entend souvent, ce que j’ai entendu toute ma vie autour de moi, mais là non plus ce n’est pas aussi simple que cela.

On parle de « belle mort » quand, par exemple, quelqu’un s’en va pendant son sommeil et cela paraît effectivement une plus belle mort que de mourir dans un accident de voiture ou égorgé en Kabylie, ou encore que de souffrir pendant des mois voire des années. Les exemples sont infinis.

On parle aussi de « morts-delivrances », sentiment que j’ai éprouvé avec mon  père mort à 66 ans après de très longues souffrances. Il ne pouvait plus parler ni écrire, seuls ses yeux étaient expressifs et je n’y ai pas vu la paix, de la souffrance uniquement et des choses horribles me sont passées par la têtesans suite. Non, il n’y a vraiment pas d’égalité devant la mort, y compris pour ceux qui restent.

Ma mère disait que ce qui compte, c’est ce qu’il y a après, à supposer qu’il y en ait un d’après. S’il y en a un, nous nous plaisons à imaginer que Hitler, pour ne citer que celui qui est le bout du bout de l’extrémisme et de l’horreur, ne sera pas logé à la même enseigne que le commun des mortels.   

Qui aurait envie de boire le thé de l’au-delà avec Adolf  ? Si vraiment il y a un après, peut-il y avoir des traitements différents où se retrouveraient les notions humaines de Paradis et d’Enfer ? Alors, espérons. C’est ça la vraie question :  après, aurons-nous droit au principe d’Egalité tellement humain , tellement vivant ?

Y-a-t-il égalité devant la mort pour les dizaines de milliers de noyés annuels du Bengladesh et ceux du World Trade Center ? Que dire des morts de faim du Sahel ou d’ailleurs ?  Que dire des morts afghans sous les bombes américaines ? La liste est sans fin.

Toujours dans l’antiquité, nous pouvons voir à Pompéi la Maison du Collège des Architectes, appelée aussi Maison des maçons. Dans cette maison, il y avait une mosaïque, aujourd’hui conservée et visible au Musée de Naples. Elle représente un Niveau identique à celui du sautoir de notre F\Marc.

A deux reprises je suis allé visiter le site de Pompéi en 1974 et en 1988 mais je n’ai visité le musée qu’une seule fois, en 1974. Malheureusement, je n’étais pas franc-maçon à ces époques et je ne me souviens pas l’avoir vu. J’ai bien fouillé dans mes bouquins mais en vain.                                                                                                                                               

Les Romains encore : ils ont prouvé leurs talents d’architectes et la qualité de leurs constructions est avérée. Mais ils ont toujours eu une grande difficulté qu’ils n’ont jamais vraiment surmontée : en effet, s’ils savaient faire des plans horizontaux, verticaux, angulaires, ils ne maîtrisaient pas l’art de faire des pentes. Bien entendu, ils y sont arrivés et même plutôt assez bien mais empiriquement.

On peut encore le vérifier aujourd’hui avec les conduits des aqueducs qu’ils ont construit et, par exemple, ceux du Pont du Gard sont très clairs de ce point de vue. Mes modestes recherches en travaillant cette Pla\ m’ont permis de voir qu’ils utilisaient de curieux outils ( par exemple : le chorobate - un niveau avec quatre fils à plomb – et la groma – un autre appareil avec des fils à plomb pour déterminer les verticales),  mais apparemment pas notre Niveau.
Encore plus loin dans le temps : on a pu voir à Paris, en 1976, lors de l’exposition  Ramsès le Grand, des outils utilisés par des artisans égyptiens de l’époque des dynasties pharaoniques. Il y avait notamment un Niveau en bois ainsi décrit : « deux montants formant un angle droit avec une barre transversale qui les relie et un fil à plomb partant du sommet de l’angle ».

Il semble bien que ce soit là une copie assez conforme de notre Niveau.

La Franc-Maçonnerie a adopté ce Niveau dès les tous débuts de l’ère spéculative et la Révolution Française a repris ce symbole, peut-être sous influence maçonnique. La Révolution a  en effet symbolisé les trois principes républicains par le bonnet phrygien pour la Liberté, des mains serrées pour la Fraternité et le Niveau pour l’Egalité.

Le Niveau a eu ensuite une vie intense en Maçonnerie puisqu’il a été mentionné dans des chansons, sur des tableaux, des dessins, des statues. Ainsi on peut voir un Niveau sculpté dans l’Allégorie de l’Egalité qui est au pied de la Statue de la République sur la Place éponyme de Paris.

Nous le voyons bien : le Niveau a toujours eu clairement cette vertu d’égalité revendiquée par les hommes.

L’inconscient et le conscient collectifs, concernant les traditions comme bien d’autres valeurs, sont des choses extraordinaires. Nous, francs-maçons, ne sommes pas vraiment mystiques - pour ce que j’en sais et ceux que je connais - pourtant nous nous employons à devenir meilleurs, à être tolérants en basant nos idées modernes sur de vieux rites, des symboles anciens qui eux sont plutôt mystiques. Encore un paradoxe étonnant mais ça me va bien.

Encore plus loin dans le temps : même la Bible mentionne le Niveau dans le Livre d’Isaie – Prophéties sur Samarie et Jérusalem -  En parlant de la fondation de Sion, l’Eternel exprime sa colère aux chefs de Jérusalem et dit :  « Je ferai du droit le cordeau et de la Justice le niveau ».

J’ai trouvé cela en travaillant cette pla\ mais je ne suis pas instruit en la matière et je ne fais pas de commentaires sur ce texte. D’ailleurs, j’ai tendance à penser que le mot « niveau » dans ce cas n’a pas de rapport avec mon sujet.

Considérant qu’il n’y pas d’égalité naturelle, le Niveau évoque une égalité construite, bâtie par le travail et cette égalité existe en L\ puisque tout F\M\ laisse ses métaux hors le Tem\.

En L\, notre F\1er S\ supplée le V\M\ en cas d’absence de celui-ci. Le Niveau de son sautoir, symbole de sa fonction dans l’At\, indique bien l’égalité en droits de tous les FF\. Le simple fait que le 1er S\, avec son niveau, supplée le V\M\ indique clairement à tous qu’il est le garant de l’Egalité qui doit régner pendant nos travaux.

Cette égalité, je l’ai vécu intensément dans cet At\ en tant qu’App\ . En effet, s’étant rapidement avéré que les droits fondamentaux sont strictement les mêmes pour tous les FF\, je souhaite évoquer l’égalité entre App\ que j’ai vécu pendant 16 mois.

Le parfait bon exemple me semble concerner le Tra\ pris chacun à son tour par tous les App\. Ceux-ci, astreints au silence que je considère comme le tout premier outil mis à leur disposition, ont ainsi une participation active aux travaux puisqu’ils sont chargés de les relater par écrit puis de les lire.

Le Tra\ est ainsi « un véritable moyen d’expression pour l’App\ des Compagnons Réunis puisqu’il peut rapporter le cours de la Ten\ avec son propre style. On peut même y prendre du plaisir, ce qui fut souvent mon cas. Il est surtout le bon outil pour bien connaître sa propre L\, son fonctionnement, le rituel, le rôle des Off\, les Plat\ etc. etc.

Par extension de ce que je disais au sujet du sautoir du 1er S\, les sept symboles qui figurent sur les sept sautoirs des sept Off\ rendent la L\ juste et parfaite et ces symboles, en se complétant, permettent cette justice et cette perfection. Là je déborde un peu mais j’annonce aussi un éventuel futur travail.

L’homme, quant à lui, évolue dans les deux directions de l’espace qui font alliance pour constituer toute la richesse symbolique du Niveau. La troisième dimension est implicite comme je l’ai expliqué il y a quelques minutes.

Ces deux directions se retrouvent clairement dans le dessin du Niveau maçonnique avec l’association d’un triangle Terre / Lumière / Homme et de la croix formée par l’horizontalité et la verticalité. Le Niveau exprime bien ainsi les fonctions premières du Franc-Maçon qui, simultanément, vit une vie matérielle - la Terre -  et cherche à élever son esprit - la Lumière. Notre ambition est d’œuvrer pour que l’humanité entière puisse avoir ces aspirations.

Enfin, nous pouvons aussi décliner nos pensées avec le niveau à bulle d’aujourd’hui : que penser d’une bulle qui ne serait pas à sa bonne place – un outil abîmé ou déréglé, par exemple – une bulle qui n’indiquerait pas l’égalité ?

Allez, j’ose :  transposons l’homme à la place de la bulle, l’homme qui se bat depuis toute éternité pour surnager, pour vaincre les éléments, ses semblables, mais qui se bat aussi pour le Droit, pour le faire respecter, pour être au milieu des problèmes et les traiter également.

Là, l’homme qui cherche son équilibre est la bulle qui cherche et parvient à cet équilibre.

Après tout, l’Humanité est en recherche permanente d’équilibre, alors le Monde est un immense Niveau   la bulle est l’homme.

J’ai dit
                                                                           
R\ N\

" Je crois qu’on ne peut mieux vivre qu’en cherchant à devenir meilleur,
ni plus agréablement qu’en ayant conscience de son amélioration."
SOCRATE

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