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Le Symbolisme des Masques

L’Afrique a donné naissance à un très grand nombre de masques qui n'ont évidemment pas une seule fonction, ni une seule signification. Il s sont fondamentalement des symboles du sacré en tant que supports temporaires d'un dieu c’est-à-dire tout être ou force qui est invisible parce qu'il ne se confond pas de façon permanente avec l'humain. Cette signification est fondamentale pour définir les masques et pourrait être commune à la majorité des sociétés traditionnelles du monde, celles qui, à l'aube du 19ème siècle, résistaient encore à la fois à l'influence de la culture des puissances coloniales et à celles des grandes religions monothéistes. Les masques ont souvent disparus là où le christianisme et l'islamisme ont été adoptés.

Traiter un sujet sur les masques pose inévitablement un délicat problème d'équilibre à trouver entre ethnologie et esthétique, entre exoterisme et ésotérisme, deux approches indispensables l'une que l'autre. Aborder les arts de l'Afrique sous l'angle exclusivement esthétique aboutit à les priver d'une grande partie de leur signification, de leur poids de l'humanité. Pour sentir toute la beauté d'une œuvre, il faut connaître sa raison d'être et son but, son sens mythique pour celui qui l'a créé et pour ceux qui l'ont vécue. Faute de quoi, on la mutile. Si, choisissant la solution inverse, on privilégie l'ethnologie aux dépens de l'esthétique, on mutile également une création ; on la réduit au niveau d'objet, fût-ce un objet à but sacré.

Au début de ce siècle, Matisse, Picasso et autres peintres cubistes, ont les premiers exploiter la beauté ou l'intérêt de certaines formes de l'art nègre. Mais, on peut se demander s'ils avaient une vision complète de ces œuvres ou simplement s'ils recherchaient en priorité la solution à certaines problèmes plastiques. En effet l'appréciation totale des arts de l'Afrique passe par un effort conscient, une abstraction des modes de raisonnement cartésien, une adoption de la vision de l'homme qui a créé l'œuvre ou qui l'a vécue. Dans ces conditions, l'art apparaît comme l'aboutissement final, la réalisation la plus parfaite d'un moment de vie et non comme un concept parmi les plus dangereux du monde moderne, le concept d'art qui ne considère que la beauté de l'objet en lui adjoignant une valeur financière artificielle avec comme corollaire le pillage, les trafics, la spéculation et l'exploitation touristique.

Sous l'apparence matérielle du masque, sous son attrait esthétique, il ne faut pas oublier qu'il y a presque toujours une dimension philosophique : l'objet est le support d'un rite ou d'un principe de vie. La première raison d'être de ces objets n'est pas le plaisir de l'œil. Leur destination profonde est ésotérique, axée sur les cultes ancestraux ou mythiques : faire revivre des mythes fondateurs, perpétuer la mémoire des ancêtres, agir de manière positive sur des forces surnaturelles ou sur les émanations de l'au-delà ce qui entraîne de nombreuses implications dans les domaines de la morale et de la sociologie. En d'autres termes, les masques permettent d'assurer la cohésion et la hiérarchie sociales, le respect des lois coutumières et la répression des comportements non admis dans un groupe. Le masque garantit un mode de vie.

Les mythes qui relatent l'existence d'un dieu créateur ou l'intervention des astres dans la vie quotidienne sont très nombreux dans les sociétés africaines animistes. On conçoit aisément que les conjonctures célestes prédéterminent ce qui se passe sur terre et inversement chaque événement terrestre a ses répercutions dans le ciel. L'homme a toujours voulu dépasser les limites de ses cinq sens afin de pouvoir franchir le seuil du surnaturel. Ainsi de tous temps, les hommes ont imaginé et élaboré des intermédiaires et presque toute l'Afrique connaît et utilise des masques. Le masque est apparu comme l'expression symbolique de certains aspects du surnaturel. Il permet d'entrer sans danger en contact avec le transcendant. Cette prise de conscience avec le monde surnaturel se retrouve non seulement dans les masques proprement dits, mais aussi dans des statuettes ou même des amulettes avec une représentation très variée.

En visitant pour la première fois un musée consacré à l'art africain, j'ai été frappé par l'absence de vie des pièces exposées, des pièces totalement amputées de leur richesse ésotérique pour ne conserver que le coté esthétique devant lequel d'ailleurs les visiteurs semblaient satisfaits. Isolés de leur monde, de leur milieu d'origine dans lequel ils avaient un sens, rangés dans des pièces froides, prisonniers des vitrines, ces masques ne sont plus des objets vivants destinés à servir la religion des peuples auxquels ils appartenaient. Désormais, ce sont des objets morts et comme tels ils sont défonctionnalisés. Alors qu'à l'origine, ils étaient indissociables de la musique, des rythmes, des danses, des chants, des sacrifices et de tout le rituel qui les animait. Immobile et solitaire, le masque a gardé son signe mais il a perdu son sens. A quel but répondait-il ? Quel était son sens ? A quelle réalité contemporaine, à quel vécu d'aujourd'hui pouvait bien correspondre cette pratique ?

Le monde des masques est aussi complexe, proliférant et inextricable que la forêt équatoriale, mais on peut tenter de dégager quelques éléments pour répondre à ces trois questions.

Le terme "masque" est couramment utilisé avec des sens différents, et il apparaît que l'on pouvait facilement passer d'une définition à une autre :
- déguisement plus ou moins grotesque : c'est un faux visage pour se donner un aspect différent :
- dans le cadre physique, le masque peut signifier le faciès, l'aspect réel d'un visage humain ou bien son aspect anormal lorsqu'on est malade
- dans le cadre plastique, un masque peut être un modelé de visage, un motif ornemental reproduisant une personne ou un animal. Un masque peut se réduire à une couche de crème, de fard plus ou moins gracieusement appliquée sur le visage
- dans le cadre pratique, le masque désigne généralement une sorte de protection, le masque pour anesthésier, le masque à oxygène, le treillis des escrimeurs, le masque des soudeurs, cette liste n'étant pas exhaustive...

On pourrait ajouter le terme "mascarade" qui se rapporte de très près à celui de masque en désignant parfois une mise en scène ou une attitude trompeuse ou hypocrite. Ce dernier aspect est possible parce que l'homme peut se masquer sans porter de masque en se composant une attitude afin d'apparaître de façon plus ou moins dissimulée. L'animal est également capable de se masquer mais à la différence de l'homme qui pense, il est guidé uniquement par son instinct pour attraper ses proies, se fondre dans un environnement ou adopter une attitude terrifiante pour faire fuir ses prédateurs.

Le masque peut et même doit, à travers tous ces aspects, permettre la dissimilation par la perte factice de l'individualité, la métamorphose par l'adoption d'une apparence et enfin l'intimidation qui peut chez l'homme aller jusqu'à l'épouvante.
Cette classification que j'ai empruntée au Petit Robert est nécessairement artificielle parce qu'un masque quel qu'il soit peut appartenir à plusieurs de ces catégories. Et le masque africain, grâce à son pouvoir de personnification de la tradition par le culte des ancêtres, résume bien tous ces aspects.

Pour être cosmique, le masque africain emprunte ses éléments à la nature mais il les recompose en fonction de la culture dont il émane et en fonction également de l'idée ou de l'impression qu'il doit communiquer.

Le masque est généralement fabriqué en bois mais il emprunte aussi au règne végétal d'autres éléments comme les feuilles, les fibres et les teintures. Les masques de feuilles sont destinés à être détruits immédiatement après utilisation. Le monde animal n'est pas en reste. Le masque utilise les cornes, les coquillages, les dents et même la peau de bête. La plupart des masques Kuba au Zaïre sont décorés à l'aide de cauris qui font partie intégrante du masque. Trois concepts pour expliquer l'utilisation des cauris : tout d'abord, symbole de richesse grâce à la valeur économique du cauri en cours dans le royaume Kongo ; symbole de pouvoir par l'évocation de l'ancêtre mythique, héros fondateur de la dynastie Kuba qui épousa sa soeur, il témoigne de l'omnipotence du chef et de la prohibité de l'inceste ; métaphore du sexe féminin, il est associé à la notion de fertilité et de fécondité et donc à la prolifération des êtres humains. Pour les cornes, ils sont pour l'animal qui les possède ce que les pousses des végétaux sont à la terre et par analogie, elles renvoient à ce qu'il y a de plus profond en nous.

Le masque, quel qu'il soit, se distingue des autres formes de représentations comme la statuette sculptée du fait qu'il est souvent la figure anthropomorphe la plus représentée et la plus exotérique possible avec toutes les variantes possibles pour ce qui est du relief depuis la circonférence absolument plate jusqu'au relief le plus profond avec parfois un saisissant réalisme.

L'aspect du visage a une signification précise à travers les traits faciaux : un regard avec des yeux fendus correspond à une expression de possession spirituelle alors que les traits faciaux saillants avec des yeux orbitaux se retrouvent sur les masques destinés à faire peur. Certaines sociétés secrètes utilisent directement un crâne humain porté en haut de masque par un initié dissimulé par le costume d'accompagnement.
Il est souvent porteur de combinaisons formelles surprenantes unissant très souvent l'humain et l'animal, créant ainsi un être hybride qui incorpore à l'humain non seulement sa forme mais recrée avec lui un ensemble complexe recomposé en fonction de la culture dont il émane et en vue de l'idée et de l'impression qu'il doit communiquer : la crainte, la joie ou l'épouvante.

Les masques zoomorphes sont encore plus variés comme chez les Baoulés en Côte-d'ivoire le masque antilope lié aux cérémonies d'exorcisme et d'invocation des forces de la nature ou le masque bovidé dans les îles Bissagos en Guinée Bissau.

Les masques de coloration blanche, couleur de la mort représenterait l'esprit d'un défunt, sont utilisés pendant les funérailles ou les cérémonies de fin de deuil alors que le rouge représente le courage, la vie, et la santé. Certains masques sont polychromes ce qui donne au visage son maximum de qualité expressive. Exemple de masque de devin chez les Vili du Sud Congo où le blanc signifie la fortune, la santé, le rouge représente la femme, le danger et le noir est le malheur, le deuil. Cette situation de glissement sémantique montre bien l'équivoque qui imprègne de manière constante toute interprétation d'un symbole en dehors de ses relations avec la culture dont il dérive. Nous y reviendrons.

A partir de tous ces éléments, l'intention esthétique du sculpteur se manifeste souvent dans la variété des formes des masques même si celui-ci doit toujours respecter le modèle. Leur port offre également une grande diversité : la plupart couvrent la face, d'autres se placent sur le front du danseur ou au sommet de sa tête ou se portent comme un casque. Bien souvent, le reste du corps est couvert par le costume d'accompagnement. Il s'y ajoute des parures et des accessoires. Le costume est constitué de fibres, de feuillage, en peau de bête ou tout simplement en tissu épousant parfois jusqu'à la forme des mains  et des pieds.

Avant d'être utilisé, le masque doit être consacré par les dignitaires initiés pour le rendre apte à intégrer l'esprit de la divinité qu'il est censé représenter et acquérir par ce fait la valeur sacrée. Ainsi chez les Bamoun du Cameroun, il existe des masques appelés Tu Ngunga représentant le singe que l'on sculpte en brousse à l'abri de tout regard. Lorsque le sculpteur a terminé son travail, il porte le masque enveloppé, jusqu'à la maison où il n'est vu que par les initiés et seulement après leur consécration. Si, avant la consécration, il est vu par quelqu'un d'autre (même par un initié) que le sculpteur, il est considéré comme souillé et par conséquent inapte à représenter la divinité.

Le masque s'accommode de diverses fonctions. Certains masques sont portés lors des cérémonies publiques auxquelles participent les jeunes robustes et auxquelles assistent les autres membres de la communauté, femmes, vieillards et enfants. Ces cérémonies constituent à la fois un rituel par les chants, les rythmes et les cris et un divertissement qui coïncide avec les activités collectives : rites d'investiture des chefs du village, réjouissances accompagnant le retour d'un membre de la communauté, chasses, récoltes et pêches communes, etc. L'objectif de ces cérémonies n'est pas que purement jouissif même s'il est vrai que les spectateurs manifestent une certaine satisfaction émotionnelle en observant les masques danser. L'existence d'un tel sentiment a pour but de favoriser la cohésion de la communauté. Dans ces catégories, je peux évoquer les masques observés lors de nos fêtes et autres carnavals, où ces éléments de base des fêtes masquées primitives  se retrouvent avec une similitude frappante.

Il y a des masques exclusivement agricoles, considérés comme le support des forces surnaturelles associées aux pluies, aux germinations, à l'entretien des cultures et aux récoltes. Ils n'ont pas un caractère secret puisqu'il est possible de voir le porteur de masque danser publiquement dans les champs en encourageant les travailleurs.

Il y a également des masques d'initiation, objets d'interdits rigoureux, placés sous la garde des responsables initiés et conservés quand ils ne dansent pas, à l'abri des regards. Ces masques reçoivent un culte dès leur fabrication et sont même nourris avec le sang des sacrifices d'animaux et avec des offrandes régulières. Ils ne sont portés que par les initiés pendant ou à la fin des cérémonies qui accompagnent les rites de passage, initiation, circoncision ou funérailles des initiés. Les sociétés secrètes qui regroupent soit les hommes, soit les femmes, jamais les deux  utilisent des masques qui sont des témoins et des supports des forces spirituelles du groupe concerné. Ils reçoivent comme ceux d'initiation, des offrandes et le sang des sacrifices. Interdits à la vue des non-initiés, ils sont parfois détruits après usage.

Enfin, il existe dans les villages, des objets (entre autres des masques) que toute personne même étrangère au groupe peut voir et la place qu'ils occupent correspond à leur destination. C'est le cas des autels. L'autel de famille, installé en face de l'entrée de la maison, est destiné à défendre l'enceinte familiale contre les mauvais esprits. Quant à l'autel du marché, placé à un endroit consacré à cet effet, il est chargé de veiller sur la sécurité des biens et des personnes qui s'y retrouvent les jours de marché.

Quel est le rôle des masques dans les sociétés traditionnelles ? La réponse à cette question vient d'une scène chez les Bété, une ethnie au sud de la Côte-d'Ivoire. Le masque représentant la tête d'un chimpanzé porté par un jeune de la tribu, se présente juché sur une civière. IL en saute et commence une danse effrénée. Et puis, brutalement il se jette sur l'un de ses camarades de danse, le terrasse et semble l'étriper, lui met un fruit dans la bouche et s'en va dans la forêt, le laissant comme mort. Peu après, l'homme s'éveille et danse avec les autres, une danse triomphale totalement endiablée. En fait, le masque a mimé la scène qui évita autrefois aux ancêtres des hommes du village de se faire massacrer par leurs ennemis. Plongés dans un sommeil hypnotique grâce à l'ingestion du fruit remis par le chimpanzé, ils furent tenus pour morts et épargnés par leurs ennemis. Depuis, ce clan ne tue pas et ne consomme pas le chimpanzé.

Du fait de la nature orale de la plupart des cultures africaines, l'histoire s'est souvent figée en mythes et le masque leur donne vie en les insérant dans la réalité des vivants. Ainsi, le masque perpétue et réactive régulièrement le récit historique dont il est le reflet. Le masque porté par un danseur dont il cache l'identité, devient la concrétisation d'un esprit, d'une créature exceptionnelle, surnaturelle intervenant dans la vie sociale du groupe. Sous ce couvert, tout est possible. L'esprit auquel le masque fournit un support formel peut se faire le défenseur d'un code moral non écrit évidemment ou le redoutable pouvoir répressif pour traquer, punir ceux qui ne se plient pas aux lois coutumières. Ces lois bien qu'orales et souvent aux allures ludiques, contraignantes, voir même d'un autre temps sont transmises de génération en génération, intégrées à l'inconscient collectif et de ce fait facilement admises.

Tout en protégeant le danseur du regard ou en organisant la sortie du masque, les acteurs n'expliquent pas leurs actes. Ainsi par le silence, ils expriment leur volonté de ne présenter ni le danseur, ni le masque. Ce qui veut dire que le masque n'est pas un objet de présentation. C'est un objet destiné à signifier, à dire, même dans le silence. De même, lorsque le porteur du masque disparaît dans son costume de fibres ou de feuilles, il ne cherche pas seulement à se déguiser, ni à s'embellir pour épater le public. Il se retranche derrière une image conforme aux exigences du mythe. L'homme masqué ne veut pas se faire passer pour un dieu, ni pour une divinité. C'est le dieu ou la divinité qui le possède, qui agit par lui et qui fait de ce porteur ainsi que les spectateurs, une individualisation. Encore faut-il qu'il y ait de l’émotion. Cette émotion est possible que si le porteur du masque et les spectateurs sont capables de faire abstraction de leur personnalité, de leur propre individualité, c’est-à-dire d'aller au-delà d'eux-mêmes pour pouvoir intégrer le message. Que serait-il de nos initiations par exemple si l'émotion ne présidait pas à nos rituels ? On aurait l'impression d'assister à une mascarade, à un jeu de rôle. Nous avons tous lu  la description d'une cérémonie d'initiation avant d'être initié et je suis persuadé que nous l'avons vécue autrement le jour venu. Cette différence est due au sens donné à cette cérémonie par un processus initiatique.  C'est pourquoi le masque doit toujours être perçu en mouvement comme un élément complexe où interviennent les chants, la danse qui d'ailleurs est elle-même significative et susceptible d'être interprétée comme n'importe quel signe symbolique, autrement dit à différents niveaux selon le degré de connaissance et d'intérêt des spectateurs. Donc c'est cette rétention du savoir (réservé aux seuls initiés) qui confère au masque son importance et sa dimension sociale.

Si les divinités trouvent une représentation qui s'exprime dans un matériau solide, c'est parce que chaque élément constitue un signe doué d'un sens précis et consacré et parce que l'ensemble de ces signes constitue un message, le message de la vie, susceptible d'être lu, interprété et approfondi en fonction d'un système mythique auquel il se réfère et du niveau d'initiation du spectateur. Je dirai même pour paraphraser Léopold Sédar Senghor que tout est signe et sens donc tout est symbole pour le négro-africain. Le bout de bois, l'animal dans la forêt, l'eau des cours d'eau, les nuages, tous ces éléments qui constituent l'environnement de l'homme sont des manifestations précises de grands principes de la vie capables d'individualiser ce qui est général. Mais ces symboles, porteurs de réponses à toutes les grandes questions humaines, n'ont de valeur que dans la mesure où ils sont représentés sans contradiction au carrefour de l'imagination (propre à chacun) et de la tradition (paramètre constant), sans contradiction c’est-à-dire l'une enrichissant l'autre et vice versa.

Nous retrouvons là la définition du symbole que la sœur C... nous a rappelée. Que chaque élément de notre rituel, chaque outil de nos travaux a une fonction sémantique précise excluant toutefois une rigidité de l'esprit mais intégrant un concept bien défini. C'est pourquoi si le masque a une fonction sémantique, il est analogue à un langage et l'on a besoin de connaître le code pour décrypter, comprendre le message. Seuls les initiés connaissent le code. C'est pourquoi aussi le profane n'a rien à dire et ne peut rien dire d'un masque quel qu'il soit. Il se contentera de l'aspect esthétique de l'œuvre et de l'émotion que cela lui procure.

Le masque est un art de la matérialisation (matérialisation des mythes), un art de la signification et il apparaît souvent comme une combinaison reconstruite à partir de plusieurs signes pris dans un ou plusieurs domaines de référence qui recréent une réalité à l'aide d'un vocabulaire ayant un sens particulier, un sens intellectuel et dont les éléments ne sont pas toujours imités du réel. Ce qui complique encore plus le message. C'est l'exemple d'un masque que l'on retrouve dans la zone limitée par le Nord Congo et le sud Tchad. Ce masque représente un visage mi-homme (par la barbe) et mi-femme par la finesse des traits, symbole de la bivalence originel, surmonté d'un oiseau, messager du ciel, intermédiaire entre Dieu et les hommes, symbole de l'éternité de l'âme. Sur les côtés du visage, sont représentés des serpents enroulés en nœuds semblables à ceux de notre temple (les lacs d’amour) ; le serpent par ses mues successives représente le cheminement de l'homme qui doit passer par des étapes d'initiation pour atteindre sa plénitude et prétendre à la vie éternelle. Parfois le serpent est remplacé par les poissons, symbole de liberté et de modération. Sur la base du menton, sont représentés une ou deux figurines représentant les ancêtres symbolisant l'esprit des ancêtres parmi les vivants. Le côté féminin du masque pourrait aussi signifier le danger qui empêcherait tout individu à atteindre l'état oiseau, un peu à l'exemple du couple originel biblique.

Mais je suis persuadé que l'interprétation globale de ce masque est plus compliquée plus subtile et plus ésotérique que ce que j'ai tenté d'expliquer. On pourrait opposer un autre constat selon lequel ces éléments constituent la réalité même rendant le message au premier abord facilement accessible. Prenons l'exemple d'un masque de fécondité qui chez les Kongo au sud du Congo, clôt la cérémonie de la sortie des masques, mime le rapport sexuel (ce qui est un élément imité du réel) comme pour inviter les spectateurs à faire de même. En effet, la sortie de ce masque autorise chaque membre du village, en âge de procréer, à rencontrer qui il désire. Le refus d'accomplir l'acte sexuel (pris ici au sens large du terme c’est-à-dire une sexualité socialisée obéissant à des règles bien définies) est considéré comme un interdit. La raison est simple : pendant son séjour sur terre, l'individu doit procréer afin de pouvoir ultérieurement revenir sur terre mais aussi pour que les descendants, ayant honoré le défunt devenu ancêtre, celui-ci puisse leur accorder aide et assistance. C'est comme cela que se déroule le parcours des solidarités et des devoirs des uns envers les autres, des vivants à l'égard de leurs morts. Le célibat est donc considéré comme un désordre.

C'est pourquoi l'information ethnographique peut enrichir la compréhension de l'œuvre. Reste à savoir comment ce processus de transmission de la tradition arrive à échapper aux équivoques de la pluralité des significations. Si un symbole ne renvoie pas souvent à un seul signifié, le masque ou l'art primitif en général ou l'art premier selon la dénomination chère à notre président de la république, n'entretient-il pas volontairement un flou à la fois spirituel et philosophique pour garantir la pérennité de la structure sociale ? C'est peut-être là la vraie signification du symbolisme des masques.

Et qu'en est-il à notre époque ? A coup sûr le masque s'est transformé, s'est amélioré mais le masque existe encore parce que le bon sens populaire sait aussi se servir des masques. Si l'homme pense et sait qu'il pense, il faut bien souvent que ses sentiments n'apparaissent pas dans ces rapports avec les autres. Il doit cacher ce qu'il ressent en adoptant une attitude trompeuse et le masque devient théâtral. Ne dit-on pas souvent que la vie est une comédie ? Le médecin est souvent amené à cacher ce qu'il ressent devant un malade et ce sentiment se renforce souvent avec l'expérience. Il reste souvent impassible devant des cas désespérés. Cet aspect sans émotion du médecin cache parfois un désarroi interne réprimé par le masque professionnel et le malade ne doit surtout pas se rendre compte. Ce masque professionnel, au contraire du masque matériel ou représentatif doit laisser paraître une certaine indifférence, ce qui exclut totalement l'émotion apparente pour l'acteur, mais peut-être pas pour la famille, les proches du malade c’est-à-dire les spectateurs.

Dans notre réalité maçonnique, l'aspect théâtral s'y retrouve aussi. Nous nous présentons dans les parvis avec parfois nos masques profanes qui tiennent de la politesse du bon sens. Il y des Pierre par-ci des Luc par-là et puis soudain trois coups du maître de cérémonie, et chacun à tour de rôle nous rentrons dans la scène. Dès l'ouverture des travaux, nous mettons nos masques de maçon. Nous avons laissé nos métaux à la porte du temple. Il n'y a plus d'Alain, c'est le vénérable, plus de Simone c'est la sœur Orateur. Pendant un moment, les mots prononcés, les gestes exécutés comme la mise à l'ordre, même la formule consacrée pour prendre la parole ne vont plus être de simples mots et nous passons du profane au sacré grâce à la représentation symbolique que nous nous faisons au fond de nous. Par quel miracle cela est-il possible si ce n'est celui de la métamorphose comme le porteur de masque africain ! Nous chassons le naturel, nous chassons le profane comme le porteur de masque parce que nous avons le code, parce que nous nous efforçons à apprendre le langage. Nos rites, nos outils, notre manière de travailler ressembleraient parfois à s'y méprendre à une cérémonie au fin fond de la forêt équatoriale.

Mais à la différence du masque représentatif, à la différence du masque moderne, le masque maçonnique doit se nourrir de la sincérité, sincérité des sentiments pour assurer la cohésion de la loge, de l'ordre et pourquoi pas de l'humanité ; la sincérité des actes par le travail personnel sur la pierre brute et par le rayonnement que cela peut avoir autour de nous. Continuons à l'extérieur l'œuvre commencée à l'intérieur parce que nous savons que notre rituel n'est qu'une représentation symbolique et que la réalité est la fraternité agissante, celle de prendre l'autre par la main. Et ce n'est pas là le plus mince enseignement dont nous puissions être redevables à la tradition maçonnique.

J’ai dit V\M\.

P\ B\

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