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La musique de loge : une longue histoire d’émotions

J’ai longuement hésité pour donner un titre à cette planche. J’avais opté initialement pour un titre partiellement balzacien, un peu ambigu voire provocateur : « La musique de loge : grandeur et décadence ».

En fait, c’est en réfléchissant sur le sujet et sur la manière de l’aborder, que j’ai songé spontanément à notre Frère MOZART et à tout ce qu’il a apporté, directement ou non, à la franc-maçonnerie et que j’ai pensé d’emblée au mot « importance ». Mais c’est en découvrant l’histoire de la musique de loge, avec son cortège d’orchestres, de compositeurs, de chorales, etc. et donc de la place capitale de la musique au sein du rituel maçonnique durant des lustres que le mot « grandeur » s’est imposé. Il était évidemment facile d’y opposer ensuite le mot « décadence ».

Mais le dictionnaire précise que  « la décadence est la manifestation d’un climat moral et artistique (…) expression d’une fatigue de vivre et d’une lassitude créatrice ». (1) Cette définition me conduisait un peu top loin sur des territoires psycho-philosophiques et littéraires, m’éloignant finalement du sujet initial. Faible d’une très modeste expérience maçonnique, je ne voulais en fait, par ce terme, que rendre compte d’un ressentiment personnel : il me semble percevoir une sorte d’indifférence ou de manque de considération (pardonnez-moi la force de ces mots) pour la musique, servie en loge par quelques supports plus ou moins bien enregistrés, engloutis par des appareils plus ou moins fidèles, crachant des mélodies plus ou moins mélodieuses et surtout…pour de courtes (voire très courtes) durées, comme si elle n’était finalement que simplement tolérée. Sauf exceptions, heureusement !

J’ai donc finalement opté pour ce titre plus générique, privilégiant les émotions qu’elle dégage.

Les Textes Maçonniques

Ils sont relativement discrets sur le sujet. Peu de mots…si l’on excepte les références par contre nombreuses (dans le déroulement des rituels) au « silence », altération raffinée dans l’art musical.

Dans le Rituel de l’Apprenti au rite français, il est simplement précisé que le Vénérable peut nommer des Officiers supplémentaires (sous-entendu : par rapport aux Officiers statutaires), dont le maître de la Colonne d’harmonie. Pour l’initiation d’un candidat au premier grade, le rituel précise que dans le matériel nécessaire (en salle de réception) il faut prévoir  la  « musique pour le troisième voyage »…les premiers et deuxième voyages étant normalement « soutenus » par des « plaques de fer blanc pour le tonnerre » (et encore, avec la mention : facultatif) et des « épées pour le cliquetis » ! Plus loin, dans le déroulement de la cérémonie, on peut noter que pour le 1er voyage  « on fera jouer la grêle et le tonnerre » et que le 2ème voyage « ne doit être remarquable que par de légers cliquetis de glaive (…) » : ce sont a priori les seules « musiques » préconisées.

Entre le moment ou le néophyte se rend à la Chambre des réflexions, afin de reprendre une tenue normale, et son retour (ce qui peut demander plusieurs minutes, logiquement) aucune mention de musique…dite, « d’attente », pouvant être en fait musique pour la méditation ou la réflexion. De même pour tous les temps consacrés à la circulation des troncs et aux « pauses » dans le déroulement du rituel.

Le Rituel de Compagnon ne donne pas plus de précision sur le rôle de la musique en loge. Aucune mention pour accompagner les cinq voyages initiatiques !

Examinons le Livret d’accompagnement du rite français et de rituels de banquet. Le matériel nécessaire pour l’ouverture et la clôture des travaux aux trois grades ne fait mention d’aucun appareil pour diffuser de la musique. Seule figure, aux agapes fraternelles, la « Chanson des apprentis » (dit encore : cantique de clôture) reprise deux fois en chœur au moment de la 7ème santé, en formant la Chaîne (en notant qu’on ne chante communément que les deux premiers couplets).

Dans le « Dictionnaire universel de la Franc-maçonnerie » (2) ne figure pas le mot « musique »… Par contre, à la rubrique « collège des officiers », on évoque le Maître d’Harmonie en précisant qu’« il ajoute de la musique aux rituels ». La rubrique « colonne d’harmonie » évoque « l’ensemble du matériel audio et hi-fi permettant d’écouter un programme musical diffusé au cours des travaux ou des cérémonies maçonniques » tout en rappelant que le Maître d’Harmonie « a la charge de construire l’illustration musicale de toutes les cérémonies, notamment les initiations » (la rubrique précise que la colonne d’harmonie est bannie par certains rites, où les tenues comme les cérémonies d’initiation « exigent un silence total » !).

Enfin, Irène MAINGUY dans « La symbolique maçonnique du troisième millénaire » (3) consacre également un développement fort instructif à la rubrique « colonne d’harmonie »,  terme qui n’apparaît en France que vers 1840 alors  que c’est en 1775 que le mot « harmonie » se propage dans les loges françaises ainsi que l’expression « frère d’harmonie » (4). En voici trois illustrations, qui nous ont paru fort intéressantes :

Mme MAINGY précise notamment que « l’utilisation de la colonne d’harmonie devrait ouvrir l’accès à la communion avec l’harmonie des sphères, si l’on s’en réfère à l’expression pythagoricienne » (ce qui pourra faire l’objet d’une autre planche consacrée au rapport insoupçonnée a priori entre la musique et les nombres !).

Par ailleurs, la musique étant « l’organisation cohérente des sons », l’auteur estime que « la beauté du son est dans sa hauteur, sa force dans sa densité et sa sagesse dans sa longueur » : trois termes qui nous « parlent » encore et qui contribuent à démontrer finalement que tout est lié !

Enfin, Mme MAINGUY explique que la « colonne d’harmonie doit accompagner le rituel et le servir de manière adaptée à ses besoins, en restant en parfaite adéquation avec lui »…ce qui signifie, d’après elle,  que la musique ne doit pas être un « divertissement » et que « si elle est utilisée comme bouche-trou ou moyen de meubler le silence, il est préférable de s’en passer, l’observation du silence étant plus éloquente » ! Tout en estimant que « le répertoire utilisé (…) devrait être constitué principalement d’œuvres maçonniques »… Bref ! De quoi nourrir la réflexion et plonger le Maître d’Harmonie dans un abîme de perplexité !

Une Approche Historique

Il ne s’agit pas ce soir de brosser une histoire exhaustive de la musique de loge ni du reste celle, longue et complexe de la musique, au sens large : le titre d’un livre sur le sujet (un livre bref de 330 pages environ…comparé aux dizaines de tomes évoqués par l’auteur) fait référence à…40.000 ans de musique ! (5) C’est dire le temps qu’il nous faudrait, ne serait-ce que pour en faire un résumé.

Permettez-moi simplement d’évoquer, à titre d’illustration ou d’exemple - et parce que cela va forcément nous « parler » - une façon particulière d’appréhender l’origine de la musique.

La Bible situe l’invention de la musique dans la descendance de CAÏN, à la 7ème génération : le fils aîné d’ADAM et EVE eut un fils, qui engendra un autre fils, etc. jusqu’à…LAMECH, qui eut deux femmes, dont l’une ADA enfanta JABEL et JUBAL. C’est lui, JUBAL, qui fut le père de tous ceux qui jouent de la harpe et de l’orgue. A ne pas confondre avec son demi-frère TUBAL ou TUBAL-CAÏN, que nous connaissons mieux !

Ainsi, par apparentement à celui qui « eut l’art de travailler les métaux », la Bible semble situer la naissance de la musique instrumentale à l’âge du fer voire du bronze… Or, il existe, d’après les historiens, des vestiges d’instruments de musique dès le paléolithique (grande période de la Préhistoire commençant il y a 3 millions d'années environ lorsque les premiers Hommes apparaissent et travaillent des pierres pour en faire des outils et se terminant il y a 10 000 à 12 000 ans suivant les régions du monde). (6)

L’histoire de la musique est effectivement longue et complexe ! Je vous propose un résumé fort poétique : « la musique est naturelle à l’Homme, elle est apparue partout où il y avait des collectivités humaines, aussi sûrement et naturellement que la feuille bourgeonne sur la branche, le printemps venu » ! (7)

Quant à la musique de loge, puisqu’il n’est pas dans mon dessein d’en tracer un historique exhaustif, disons simplement qu’elle a depuis toujours joué un rôle essentiel en franc-maçonnerie. « Il faut, disait le Chevalier de RAMSAY, rendre la vertu aimable par l’attrait des plaisirs innocents, d’une musique agréable, d’une joie pure et d’une gaieté raisonnable ».

La première édition, en 1723, des Constitutions d’Anderson comprend quatre cantiques ou « chansons », dont trois avec musique,  et le premier « chansonnier maçonnique » français est publié dès 1737 à Paris (où il n’y avait que quatre loges !).

Dès le 18° siècle, dans de nombreux pays, des milliers de chansons et de cantiques vont être composés, pour égayer les agapes et rehausser les cérémonies en loge. L’intégration de la musique va progressivement se développer dans toutes les loges d’Europe. A la fin du règne de Louis XV (il règne de 1715 à 1774), « la musique tient une place considérable, intégrant en loge de véritables ensembles instrumentaux composés de 7 musiciens » !

L’utilisation de la musique en loge n’a ensuite jamais cessé…même si, de la musique donnée en loge par instruments et chanteurs, on est passé aujourd’hui à de la musique enregistrée, au risque de se priver définitivement du caractère vivant des « colonnes d’harmonie »…y compris du « chant en loge d’autrefois ».

Pourtant, ce qui est remarquable, d’après M. STREBEL, du Groupe de Recherche Alpina, c’est que « la pratique de la musique et du chant en loge contribue essentiellement au maintien de la communion des esprits lors des travaux rituels, mais aussi – dans la mesure où elle est en adéquation avec le texte et la gestuelle – à marquer plus intensément la perception du déroulement du rituel ». (8)

La musique est bien à l’évidence un élément fondamental du « patrimoine culturel maçonnique », « la communauté maçonnique (ayant) d’emblée reconnu les effets exhaustifs exercés par la pratique musicale sur l’ambiance de la Loge et els sentiments animant les Frères » (9) (leurs émotions !).

Une Approche Analytique : Musique de Loge et Émotions

A quoi sert la musique, finalement ? Elle a, semble t’il, un « pouvoir magique » qui procure ou génère des émotions très différentes selon sa forme, son rythme, etc. : que l’on songe par exemple aux comptines des enfants, aux chants guerriers avant le combat ou le match, aux mélopées des guérisseurs (la tarentelle permettait de guérir la piqure de la tarentule…méthode encore en vigueur de nos jours au sud de l’Italie, accompagnée d’un véritable rituel !)

La musique est aussi « un moyen d’action puissant dans l’ordre religieux, moral et social » : que l’on songe par exemple aux chants grégoriens, exaltant la foi ; à la musicothérapie ; aux chants révolutionnaires et partisans… Pour l’homme primitif, du reste, la musique n’est pas un art mais une puissance : c’est par elle que le monde a été créé, « par le Verbe qui s‘est fait chair » dit SAINT-JEAN.

La musique peut être « consolatrice » (au sens romantique), « distrayante » (elle accompagne des actes de la vie courante, en fond sonore) et surtout « fonctionnelle » (en accompagnant et sublimant, par exemple, des scènes ou des images, au théâtre et au cinéma).

C’est cet aspect particulier qui va nous intéresser en loge, en tant que vecteur d’émotions, par un dosage judicieux des rythmes, des mélodies et des harmonies. Frédéric CHASLIN, déjà cité, chef d’orchestre, compositeur et pianiste français né en 1963, a parfaitement résumé la situation, après avoir constaté (je cite) : « à quel point une scène peut être exaltée, magnifiée par une musique dont la puissance d’affect va renforcer l’émotion contenue dans l’image » !

Il suffit de remplacer les mots « scène » et « image » par des termes maçonniques, lors du déroulement du rituel, pour mieux appréhender l’impact de la musique sur l’émotion que nous partageons…voire sa capacité à « révéler des impressions qui, sans la musique, seraient proprement invisibles » (10) ! (pour s’en persuader, imaginez un mariage « classique » sans la marche nuptiale de MENDELSSOHN !)

Ces quelques mots permettent de rendre un vibrant hommage à la grandeur de la musique de loge, susceptible d’un déclenchement émotionnel rare et précieux, susceptible de proposer une « connexion à l’âme, et par l’âme à quelque chose de plus grand » ! (11)

Mieux encore : « en écoutant la musique et pendant que nous l’écoutons, nous accédons à une sorte d’immortalité » prétend Claude LEVI-STRAUSS, anthropologue et ethnologue français, car le temps et l’espace sont bouleversés, comme abolis.

Bref ! L’historien et l’homme de l’art sont d’accord : la musique, et notamment celle de loge, engage toutes les fibres du corps et de l’âme…autrement dit, « rien n’existe dans la musique en-dehors des émotions » ! (12)

Mes Propres Émotions

Dès le début de mon initiation, j’ai été marqué par la musique de loge : le silence de la caverne, paradoxalement oppressant et protecteur ; les thèmes accompagnant les voyages, passant de l’agressivité et de la puissance à la douceur et au calme…provoquant des émotions maîtrisées, voire manipulées mais toujours exactement parallèles aux scènes d’initiation ; les musiques d’accompagnement, enfin, pour attendre, pour passer d’une scène à l’autre.

Oui, j’ai aimé, j’ai apprécié - comme un besoin quasi vital - toutes ces musiques qui scandent le déroulement du rituel durant nos tenues, qui lui donnent un certain rythme, une certaine respiration, une coloration, une dynamique quasi religieuse. Car ces musiques, dans l’espace sacré de nos travaux, ont toujours suscité en moi une forte émotion…que je sentais bien souvent partagée.

J’ai toujours aimé la musique, j’ai toujours aimé écouter de la musique voire en jouer. La musique « que j’aime » (le jazz, notamment) m’absorbe, m’envahit, me pétrifie…elle m’hypnotise, au point de m’interdire tout autre activité simultanée (la lecture par exemple).

Enfin, j’ai toujours pris beaucoup de plaisir à associer la musique « que je ressens bien », autrement dit : « qui me parle » aux mises en scène que j’ai eu la chance de pouvoir réaliser dans le cadre de mes activités extra-professionnelles (des spectacles de Noël pour et avec des enfants aux manifestations culturelles pour adultes).

Mais c’est David, notre Maître d’Harmonie, qui a exacerbé mon émotivité en loge, par la pertinence de ses choix musicaux, son éclectisme et sa générosité. Il a su montrer et démontrer que la musique de loge était, sinon indispensable, à tout le moins essentielle en tant que soutien dynamique de nos travaux et en tant que catalyseur d’émotions partagées, selon des codes qui nous sont propres.
 
Je souhaite lui rendre hommage : car il a su, en expliquant ses choix et en inondant de musique nos travaux, parler à nos cœurs et à nos âmes, étancher leur soif d’émotions ; il a su redonner une « grandeur » à ce poste d’officier.

Et il a su me donner l’envie de l’imiter, pour la plus grande joie de mes frères (au sens messianique, avec cette idée de « jubilation religieuse ») …sans toutefois mésestimer cette remarque avisée de Mme Irène MAINGY : « (…) l’usage de la musique en loge demande (…) une connaissance approfondie du répertoire maçonnique ainsi qu’une bonne connaissance du rituel ». (13)

Mes B\ A\ F\,

puisse cette planche en forme de réquisitoire pour la défense de la musique de loge, faire des émules, des candidats pour la « Colonne d’Harmonie », convaincus qu’il faut absolument maintenir ce poste de travail, non seulement pour renforcer notre fraternité à travers un échange de « merveilleuses émotions » engendrées par la musique, mais aussi pour garantir la joie des ouvriers sur les colonnes, avant de les renvoyer contents. Avec une pointe de nostalgie, toutefois, pour cette époque fabuleuse où « la colonne d’harmonie était composée de Frères musiciens ou chanteurs, sous la direction d’un Officier qui portait le titre d’Architecte d’harmonie…(et où) les membres étaient exonérés de toute cotisation ou charges financières » (14) !

Mais convaincus malgré tout que la musique « signifie quelque chose » …sans quoi personne ne l’écouterait !

J’ai dit, Très Vénérable.

Y\ B\

Notes :

(1) Encyclopédie OMNIS de Larousse.
(2) « Dictionnaire universel de la Franc-Maçonnerie » de Marc de Jode, Monique et Jean-Marc Cara (éditions Larousse).
(3) « La symbolique maçonnique du troisième millénaire » / 3° édition revue et augmentée, de Irène MAINGUY (édition Dervy).
(4) Id plus ouvrage référencé en 2.
(5) « 40.000 ans de musique » de Jacques CHAILLEY (éditions l’Harmattan).
(6) D’après « La musique dans tous les sens » de Frédéric CHASLIN (éditions France-Empire).
(7) Cité dans l’opus référencé en 3.
(8) « La musique maçonnique dans la vie de la loge », par Harold STREBEL (Groupe de Recherche Alpina).
(9) Id.
(10) F. CHASLIN.
(11) F. CHASLIN, évoquant l’émotion chez BACH.
(12) Id.
(13) Cf. note 3 page 507.
(14) Cf. note n ° 8.


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