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Quelques remarques sur le sens du mot
Initiation en Franc-maçonnerie

 
 
Rappelons tout d’abord, pour lever toute ambiguïté, que le terme initier vient du verbe latin initiare, qui signifie commencer les sacrifices, admettre aux mystères, instruire, baptiser. Absent de la première édition du dictionnaire Furetière de 1609, le mot apparaît dans l’édition de 1690. Le premier sens donné par les anciens dictionnaires de la fin du XVIIe siècle est celui « donner un commencement à quelqu’un dans la Religion », « d’admettre à la connaissance, à la participation aux mystères païens, et par extension, à la cléricature dans quelque religion que ce soit ». Puis vient le sens figuré du mot initier, à savoir « être admis, être reçu dans une société ». En maçonnerie, le terme initiation est parfois employé avant le deuxième tiers du XVIIIe siècle[i]. Mais on parle plus généralement d’admission[ii], de réception[iii], ou encore de la manière de faire un frère[iv].
 
La plus ancienne mention du terme « Initié » apparaît dans les Règles et devoirs de l'Ordre des Francs-Maçons de 1735, (conservé dans les archives de la Grande Loge de Suède), reproduit par Arthur Groussier en 1932 : « Lorsque les frères se trouvent avec des personnes qui ne sont pas maçons, ils seront attentifs à se comporter et à parler de manière que ces personnes ne puissent pas découvrir ce qui ne leur convient pas de savoir, encore moins de pratiquer jusqu'à ce qu'ils soient initiés dans l'Ordre. »
En 1736, le discours de Ramsay mentionne le terme d’initiés, en relation avec les mystères et hiéroglyphes des Sages.
Le Sceau rompu, divulgation datée de 1745, n’utilise le mot initiation qu’en référence aux mystères des Égyptiens, mais parle de réception lorsqu’il est question des cérémonies propres à la maçonnerie[v]. Deux autres divulgations : La Franc-Maçonne ou révélations des mystères des Francs-Maçons, 1744, et L'Ecole des Francs-Maçons, 1748, emploient le mot initiation en son sens de commencement, mais parlent de réception à propos des cérémonies relatives aux trois grades.
Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir apparaître ce terme dans son sens contemporain (1772, Illustrations of Masonry de William Preston).
Willermoz emploiera le terme d’initiation dans le rituel du grade de Maître Écossais de Saint-André daté de 1782, à propos de la dernière instruction qui « terminera votre réception et en même temps votre initiation maçonnique ».
 
Quelques constantes que nous avons précédemment évoquées se retrouvent en maçonnerie, et se dégagent de l’initiation au cours des siècles et des lieux :
- Point de départ que chacun doit mener à son terme.
- Distincte des rites de passage qui, eux, sont communs à un ensemble de tranche d’âge ou de classe sociale.
- Ensemble de rites de mort / renaissance et d’épreuves concourant à une modification radicale d’individus qualifiés, se déroulant dans un temps et un espace sacré.
- Engagement librement accepté, basé sur le respect de la règle du secret et investiture.
- Transmission d’une histoire mythique, faisant remonter à un point d’origine réel ou supposé.
- Transmission d’une influence spirituelle, notion variable selon les traditions ou les obédiences...
- Transmission d’outils et de règles morales, permettant de vivre et de travailler en osmose avec les autres membres, frères et sœurs et de dépasser les fluctuations des états psychiques, émotionnels.
- Instruction par le moyen d’un langage symbolique.
 
L’initiation s’apparente à une entrée dans les Mystères, entendons par là la science des mystes, telle que l’entendaient les Égyptiens, Grecs et Romains. Nous ne sommes pas ici dans un vague mysticisme tel que le comprend notre monde occidental contemporain, voie passive qui s’apparente au domaine strictement religieux. Nous parlons ici d’une lucidité active permettant de se prendre en charge, de devenir acteur de sa propre destinée, et débouchant sur une spiritualité appliquée, libératrice.
Au cours des initiations, les rituels sont scénographiés, axés autour de mythes, de légendes, avec lesquels les acteurs s’identifient de manière émotionnelle. Les purifications symboliques pratiquées sur l’impétrant, les épreuves subies, également vécues par les spectateurs/acteurs, renforcent l’action purgative et permettent l’intégration au groupe.
Mais ne nous y trompons pas : dans les premiers temps de la maçonnerie spéculative, la réception diffère de ce qui deviendra l’initiation telle que nous la connaissons à l’heure actuelle. Pas de cabinet de réflexion (toujours inconnu de nos jours dans la maçonnerie anglaise), pas de tableau de loge qui n’apparaîtra que dans les années 1740, pas d’épreuves de l’eau, de l’air ou du feu (vers 1780). Les voyages ne sont qu’un tour de loge afin de présenter le récipiendaire, suivi de la prestation de serment et de la communication du Mot de Maçon.
 
Les rituels initiatiques permettent de passer d’un monde mythique des origines, monde perdu, ou encore d’un monde présent limité et insatisfaisant, à la recherche d’un dépassement du sens commun, sans cesse remis en cause par un processus de questionnement, afin d’accéder à la compréhension de sa propre condition, de la transcender en se libérant des conditionnements.
 
Trois critères fondent l’initiation :
- la qualification
- la transmission
- le travail intérieur d’actualisation du dépôt reçu.
 
Les rites initiatiques sont réservés, comme nous l’avons dit, à des individus qualifiés, présentant des capacités de dépouillement, de retournement intérieur et de métamorphose. L’initiation sous-entend une sélection, une mise à part, un rattachement à une organisation traditionnelle porteuse d’un dépôt sacré.
Parallèlement, tous les individus, hommes et femmes, peuvent prétendre à l’initiation, sous réserve qu’ils aient les qualifications nécessaires, telle que les capacités d’ouverture, tant sur le plan humain que sur le plan intellectuel, aptitude à recevoir et à transmettre. On n’initie pas des gens parfaits, on initie des gens perfectibles.[vi]
 
Quand on parle d’initiation, il est souvent fait référence à une notion mal comprise, nous voulons parler de la régularité[vii]. Or, la régularité relève en partie du monde des croyances : l’initiation ne peut être conférée que par une organisation traditionnelle, dûment constituée, dépositaire d’une filiation de fait mythique ou légendaire, conservant et transmettant une semence ayant pour substance l’influence spirituelle, que l’on pourrait encore appeler Lumière, Présence, bien distincte d’une entité psychique collective de quelque nature qu’elle soit. En ce sens, il apparaît qu’on ne peut s’initier soi-même, comme le prétendent des groupes pseudo initiatiques qui n’ont comme velléités que d’asseoir leur propre volonté de puissance et par là même de développer l’égo de leurs membres.
On pourrait encore dire que l’initiation consiste à déposer dans le récipiendaire, retourné à l’état de matière première, un germe qu’il lui appartient de faire éclore. C’est à proprement parler la transmission. Et ce germe ne pourra éclore que par un constant travail intérieur, personnel et collectif, grâce aux outils mis à sa disposition. En cela l’initiation apparaît comme une voie de perfectionnement, entre transcendance et immanence, par un engagement individuel, qui lui permet de s’élever progressivement "vers des conceptions universelles et cosmiques".
 
L’initiation se déroule dans un lieu clos, à l’abri des regards des profanes, selon trois étapes : mort, renaissance dans un monde autre, enseignement.
Rite de mort, qui débute par l’abandon des certitudes, des passions psychiques, des préjugés, des jugements (les métaux).
L’initiation comporte des épreuves préliminaires, à la fois virtuelles et réelles, des voyages symboliques permettant de passer du tumulte du monde et du mental jusqu’à la paix silencieuse où se découvre le νους, l’esprit, c'est-à-dire les facultés de perception et de compréhension. Ces épreuves sont à proprement parler des purifications qui permettent de récapituler les états antérieurs, de transcender son ancienne condition, et d’engendrer dans la douleur un être nouveau, afin que se découvre un stade d’existence jusqu’ici ignoré. Au nombre de ces épreuves figure le serment, acte d’engagement librement consenti, qui, entre autres, dans l’énoncé des pénalités encourues en cas de transgression, rappelle l’état mythique d’où nous sommes issus, état d’homme chuté ayant perdu la Parole et la faculté d’invoquer le Nom divin.
Dans les cérémonies rituelles, l’initié tout comme l’initiateur, sont des étrangers, des nomades, des pérégrinants, traversant des épreuves sur leur chemin, car ils pénètrent et reviennent d’un autre monde dont l’accès est interdit au commun des mortels. Ils sont de ce monde et du monde autre. Subissant une métamorphose, l’initié va vivre une expérience traumatique. Tobie Nathan, ethnopsychiatre, dira à ce propos :
« Le traumatisme est le seul moyen dont dispose l’être humain pour modifier son enveloppe. Le traumatisme est avant tout une procédure technique - et certainement pas un évènement fortuit – dont la finalité est clairement perceptible. Cette technique sert à expulser le sujet hors de son enveloppe de sens, sorte de halo quasi-charnel et néanmoins de nature cognitive, pour l’intégrer à une nouvelle enveloppe cognitive, et par conséquent, métamorphoser sa nature[viii] ».
 
Puis vient à proprement parler la transmission du dépôt primordial, de l’influence spirituelle, réintégration de l’état édénique, la seconde naissance, où le nouveau-né paraît, enfant portant en lui toutes les potentialités qu’il convient dès lors de développer. Car il reste alors tout un chemin à parcourir : l’acquisition des potentialités, des états multiples de l’être, l’ascension vers le céleste, union sans confusion avec l’ensemble du créé et de l’incréé, l’Être et le Non-Être.
L’enseignement est basé sur la pratique d’un métier, par le moyen de rites et les symboles qui s’y rattachent, et c’est en cela qu’en Franc-maçonnerie, les initiés peuvent se dire héritiers des constructeurs du temple de Salomon.
Les rites captent l’attention consciente, la focalisent, canalisent les émotions, pendant que le véritable travail s’effectue dans l’inconscient, à l’intérieur de l’être, gravant de manière intime et ineffaçable le cœur de pierre, le transmutant en un réceptacle apte à accueillir le feu déificateur de l’Esprit.
L’exégèse des symboles et de l’histoire mythique, variable selon les époques, s’effectue selon un langage universel, basé sur des règles d’analogies, permettant par des interprétations multiples se complétant sans s’exclure, d’approcher la compréhension et le saisissement du dépôt primordial. Pour l’appréhender, l’enseignement s’effectue de deux manières : la première consiste à élaguer ce qui relève de la forme, selon une démarche de type apophatique, afin que le fond se révèle, que l’essence se manifeste ; la seconde se fait par une compréhension progressive selon différents niveaux de lecture du mythe fondateur. Cet approfondissement du sens permet de passer "de la lettre à l’esprit".
Il en découle l’application de règles morales, librement consenties, permettant d’apprendre à se connaître et de pratiquer la fraternité.
 
Mais l’initiation ne confère pas une illumination soudaine. Elle nécessite une actualisation, qui passe par une constante purification, dans l’épreuve des éléments du quotidien, dans une confrontation constructive sans cesse renouvelée.
De ce fait, l’initié voit son regard changer. Il apprend à se connaître, et à connaître ce qui l’environne. Il se soustrait peu à peu au monde des contingences, aux dépendances et aux conditionnements extérieurs. Il peut ainsi apprendre à se connaître, développer les potentialités qu’il porte en lui en accomplissant une activité conforme à sa propre nature, acquérir la connaissance des liens existant entre tous les êtres et tous les états d’existence. Il devient libre.
Disons en passant que l’initiation permet de retrouver en soi-même la complémentarité homme-femme, source de l’unité, et réaliser l’unité primordiale. Si, dans les initiations de métier, il y eu parfois des initiations réservées aux hommes d’une part et aux femmes d’autre part, cette séparation ne se justifie pas en Franc-maçonnerie spéculative qui récapitule les initiations antérieures et rassemble ce qui est épars.
 
Rassembler ce qui est épars, c’est arriver à la perception de l’unité fondamentale, de l’interaction existant ici et maintenant, dans l’instant, depuis tout temps. C’est réintégrer cette unité de manière expérimentale, de sorte que s’établisse un changement radical dans la perception du temps et de l’espace et, par là même, de nos structures intérieures, de notre perception du monde et des liens qui nous unissent au monde. C’est là l’essence de la spiritualité initiatique.
Observant la simultanéité de tous les éléments épars, l’unification des parties devient réalité et l’actualisation permet à l’initié de se tenir debout, droit, vivant, libre, ouvert dans toutes ses dimensions : relié entre terre et ciel.
L’initiation est un chemin vers la source, la vie, dans toutes ses diversités d’expression et de manifestation. C’est un chemin d’ouverture, de liberté, de respect, sans sectarisme, sans enfermement, permettant de porter un regard lucide et d’agir dans le monde, tout en vivant une spiritualité qui n’appartient ni au passé ni à l’avenir, mais qui est enracinée dans le cœur de l’instant. Et délaisser l’aspect spirituel, c’est se couper de l’intelligence, du monde des Idées tel que défini par Platon, c’est oublier notre héritage, dépouiller la démarche maçonnique de toute sa profondeur, et la réduire au rang de simple société profane.
Donner et se donner, accepter de recevoir sans être en mesure d’en évaluer pleinement les conséquences, prendre le risque de se mesurer à l’inconnu, d’abandonner ses béquilles pour aller de l’avant : voilà la gageure à laquelle l’initié doit accepter de se prêter, pour pouvoir espérer s’épanouir en pleine conscience dans la Lumière.
 
© Hugues Berton
Tous droits réservés, publication soumise à l’accord de l’auteur.



[i] Voir à ce propos l’excellent article de Pierre Mollier : Franc -maçonnerie et initiation, le mot et la chose, in : La fabrique de la franc-maçonnerie française, Histoire, sociabilité et rituels, 1725-1750, Dervy, 2017.
[ii] Journal d’Elias Ashmole, manuscrit, 1617-1692, et Memoirs of the Life of that Learned Antiquary, Elias Ashmole, 1717 : “I was made a Free Mason at Warringon in Lancashire (1646), et about Noone were admitted into the Fellow-ship of Free Masons...” (1682).
[iii] The Whole Institution of Free Masons Opened, 1725, Masonry Dissected, 1730.
[iv] Three Distinct Knocks, 1760 : « making a Brother ».
[v] « On pourroit remonter encore plus haut, & retouver chez les Egyptiens, long-tems même avant Salomon, des traces de la Maçonnerie, si l'on vouloit un peu percer dans les anciennes Initiations. »
[vi] Pierre Danel.
[vii] Pour les obédiences qui relèvent de la Grande Loge d’Angleterre, la régularité se caractérise par l’observation de règles, les Landmarks, se résumant en la régularité d’origine, la légitimité de sa constitution, la croyance en un Être suprême, la présence d’un livre sacré, l’interdiction de discussions politiques et religieuses, l’interdiction de contact avec des obédiences féminines ou mixtes.
[viii] Tobie Nathan, L’influence qui guérit, Éd. Odile Jacob, Paris 1994, pp. 296-298.
Publié dans l'EDIFICE avec l'aimable autorisation de l'auteur - Avril 2019

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