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Les langages de l’Initiation. Le Corps.
                                             

Âgé de vingt-six ans Turo Tapati est né dans la petite ile d’UA Pou, située dans l’archipel des iles Marquises, à 50km au sud de Nuku Hiva. Il est  tatoueur professionnel, initié par son grand-père, son père et ses oncles à cet art. Il a réellement commencé à pratiquer le tatouage traditionnel dès l’âge de douze ans. Installé à Nouméa nous l’avons rencontré dans son salon de tatouage, dans le quartier sud de la ville.

Il nous parle de cet art ancestral symbolique, qui permet au corps de parler, de s’exprimer pour révéler le sens caché des identités de chacun.

Points de Vue Initiatiques : Quelle a été votre motivation à devenir un tatoueur professionnel ?

Turo Tapati : Voir mon père, qui était tatoué m’a donné la première envie. Je voulais lui ressembler, mais il m’a prévenu que je devrais étudier cinq à six ans voire dix ans avant de commencer à maitriser la technique du dessin et des symboles.  Il m’a enseigné aussi quelles graines d’arbres il fallait récolter, comme dans la tradition. Des graines du bois de tamanou, ou du tiaré que l’on brulait et dont la cendre était mélangée à de l’eau ou du monoï pour en faire une encre noire. Il m’a aussi  initié à au choix des bambous pour faire des baguettes et à l’utilisation des dents de requins, des écailles de tortues, de la nacre  ou des dents de cochons sauvages comme aiguilles, pour marteler la peau avec un petit maillet en bois et la graver. Après il m’a livré le secret de l’utilisation d’une plante, l’Ahi Tutu, pour cicatriser les plaies.

PVI : Y a-t-il un rituel particulier à observer pour le tatoueur et le tatoué lors des séances de tatouages traditionnels ?

TT : D'abord, il faut savoir que le tatouage est un cadeau des Dieux faits aux humains. Un mythe polynésien raconte que les Dieux auraient inventé le tatouage pour se relier aux hommes. Pour nous les Polynésiens, ce que tu portes comme tatouage traditionnel vient des Dieux. Il a donc un caractère sacré et spirituel pour celui qui décide de marquer son corps. Une manière aussi pour les vivants de rester relié aux morts, aux ancêtres.  Parce qu’avec le tatouage, il y a une forme d’hommage aux disparus, une notion de continuité de la tradition ancestrale. Ce que tu portes sur toi, comme signes et symboles, c’est une forme de mémoire vivante pour toi et ta famille en quelque sorte.

PVI : Peut-on alors, parler de langage du corps ?

TT : Il y a une transmission en effet de symboles qui ont un sens très profond pour les Polynésiens. Parce que derrière le tatouage il y a une histoire.

L’intention du tatoué est importante aussi. La question de savoir pourquoi j’ai voulu me tatouer à ce moment-là. et pourquoi ai-je voulu le tatouer à cet endroit précis de mon corps ?  En effet le corps raconte une histoire. Le sens est donc fondamental. Il faut se poser un vrai questionnement avant de passer à l’acte. Car le geste est durable pour une vie entière, et puis,  dans le tatouage traditionnel, nous allons plus loin que le tatouage ornemental, comme on le voit aujourd’hui dans le sport, la mode, la musique ou même dans les phénomènes de bandes avec des identités à fleur de peau. Dans mon activité commerciale, par exemple, je demande souvent aux clients quelle est leur motivation, et je leur demande aussi de bien réfléchir aux choix de motifs qu’ils vont imprimer sur leur peau. C’est très important. Porter un tatouage dans la tradition c’est raconter un évènement de la vie. Vous voyez sur mes mains là ces deux tatouages. Sur la photo de gauche, c’est le symbole de la vitalité, de la régénérescence et l’ensoleillement de la vie.

Vous voyez les pointes de lances des guerriers de nos anciens, c’est un hommage au courage et à la lutte. La ligne supérieure à l’extérieur du tatouage c’est une barrière de corail comme un rempart, une protection, mais aussi la volonté d’aller au-delà, et de se dépasser. Il y a aussi les dents de requin. Pour nous Polynésiens il y a des variations sur le sens de ce symbole, mais il est en lien avec le Dieu, c’est aussi la puissance et la férocité du squale qui est signifié là. Sur mon autre main j’ai tatoué  un casque de guerrier traditionnel d’Hawaï. C’est aussi une image de protection, mais dans un sens plus magique et mystérieux. Là-bas on trouve souvent comme décor, des damiers sur la poitrine, les bras et les cuisses, mais aussi une forme d’art inspiré par les plumes d’oiseau assez développé, et tiré de la présence de perroquets à l’époque.

PVI : Peut-on parler d’écriture du corps aussi ?

TT : En fonction de ton âge et des actions accomplies,  les tatouages vont raconter sur ta peau les étapes de ta vie. Le chef ou bien l’homme tatoué devient pour l’autre un livre ouvert au regard des autres hommes. Le corps écrit atteste ainsi des actions faites pour le bien de la communauté. Le corps est donc l’objet d’une attention particulière. Un chef est souvent tatoué de la tête aux pieds, car il aura beaucoup fait pour sa communauté. Pour celui qui ne sait pas, c’est incompréhensible. Pour les autres le code secret est percé. Les formes et les dessins révèlent une identité personnelle, mais aussi celle du groupe social, les récits mythiques ou bien les motifs glorifient les victoires guerrières. C’est un trait culturel fort de nos peuples du pacifique. C’est aussi un fait institutionnel, car il  donne des indications de places et de pouvoir aux hommes dans la société. Il permet une valorisation de l’individu.

PVI : Y a-t-il un rituel du tatouage ?

TT : Les tatoueurs traditionnels sont des gardiens de la Tradition. Ils l’ont en eux. Souvent ils ne dessinent pas, car leur pratique est mémorisée. Ils tatouent en direct avec des codes et un répertoire qui leur a été transmis par les générations passées. Il y a deux grandes pratiques. Ce sont les tatouages à grades comme pour les chefs et puis les tatouages initiatiques pour marquer un évènement particulier et grandir au cœur de la société.

Les séances de tatouages traditionnels duraient parfois six mois en venant presque tous les jours. Dans ces moments-là le tatoué est souvent allongé sur une natte et le tatoueur pique et marque la peau. Il écrit les rites sociaux et profanes sur le tatoué.

Pendant cette période les personnes tatouées observaient des règles précises de purification. Abstinence sexuelle par exemple. Vis-à-vis de la nourriture aussi, il fallait être à jeun. Si la personne ne peut pas jeuner, elle ne doit pas manger n’importe quoi, et ne pas toucher la nourriture n’importe comment. Durant les séances de tatouage, on mesure alors la résistance à la douleur ce qui est valorisant pour certains. La question de l’effusion de sang est aussi un marqueur significatif, tout  comme la période de cicatrisation. Tout cela forme une carte d’identité dont chacun a connaissance dans le groupe et qui permet aussi de singulariser le tatoué. À la fin de ce rituel, il peut aussi y avoir des chants ou des prières en l’honneur des dieux et de « l’homme neuf » que l’on enduit d’huile et que l’on montre à toute la famille.

PVI : Est-ce qu'il y a une différentiation hommes/femmes dans le tatouage ?

TT : Les corps des femmes sont moins décorés. Pour elles, ce sont davantage des parures. Il y a des parties qui ne peuvent pas être tatouées pour les femmes. Du nombril au cou, c’est interdit dans la tradition. C’est impur. Car le ventre est le siège du futur enfant, et la poitrine servira à nourrir l’enfant donc il ne faut pas le tatouer chez nous les Marquisiens. Sous les bras et les jambes et le tour des lèvres, des épaules, du bas du dos et aussi des oreilles c’est possible. Tout comme le dessus des mains, des pieds et des jambes. Pour les hommes tout le corps est permis, même le crâne, la langue ou les paupières.

PVI : Quelle est la différence entre le langage du corps marquisien et celui d’autres peuples du pacifique ?

TT : Le tatouage marquisien ancestral est le plus élaboré des graphismes polynésiens. À la base le motif était très épais, marqué et massif dans ses lignes. Beaucoup d’à-plats noirs, c'est-à-dire de remplissage, cela montrait la force de celui qui le porte. Mais je précise que selon les chercheurs il y a beaucoup de motifs, jusqu'à quatre cents figures différentes de motifs de tatouages, le plus connu est celui de l’ancêtre déifié, le Tiki. Sa représentation est très stylisée : volutes, oreilles, bras, nez, yeux, l’interprétation est très grande. Aux Samoa en revanche,  il y a davantage de lignes droites fines et parallèles. Les motifs géométriques sont plus petits aussi et formés de suites de carrés, rectangles et de triangles aussi. On nomme ce style Pe’a.

En Nouvelle-Zélande, les Maoris pratiquent le Moko. Ce sont des dessins sur le visage, des cheveux au menton, d’une oreille à l’autre. Le corps aussi a son langage. Chaque spirale ou ligne à un nom propre et le tatouage est très individuel. Mais rappelons aussi que les motifs polynésiens ont une source commune selon certains archéologues. Ils ont mis à jour des fragments de poteries de quatre mille cinq cents ans ornés de motifs curvilignes et rectilignes comparables aux tatouages,  d’un peuple très ancien appelé Lapita qui a été localisé en Nouvelle-Calédonie. L’histoire des peuplements montre que ce peuple Lapita, très bon marins, sont passé par Fidji, les Tonga les Samoa puis les Marquises, l’Ile de Pâques, l’actuelle Polynésie française et Hawaï. On peut penser qu’ils ont transmis leurs motifs à ce moment-là.

PVI : Dans ta culture marquisienne quels sont les principaux symboles du langage du corps?

TT : Pour nous les Marquisiens, les symboles animaliers ne sont pas très utilisés. C’est plutôt vers Tahiti.  Là-bas ils tatouent souvent la tortue qui représente l’harmonie et le voyage, la navigation. Ou encore les coquilles de mer qui rappelle aussi le bouclier, le mariage, la fertilité et la paix. Pour nous Marquisiens un motif central c’est la croix « Péka Enana » c’est la souplesse du corps et la libération de l’âme. La représentation de l’homme est aussi  très importante. On appelle ce symbole « Enua E Nana » cela veut dire « terre des hommes ». On utilise beaucoup ce motif pour dire les relations entre groupes humains. La famille, les parents les amis. Un « Enua E Nana » inversé est l’image d’un ennemi Le soleil est aussi très important pour nous. C’est la richesse, la grandeur. Le lever de soleil c’est la renaissance et le coucher ce n’est pas forcément la mort, mais un passage vers l’au-delà.
Les pointes de lances sont très importantes aussi. C’est le courage et la lutte. Enfin, le tiki dont je parlais est aussi un motif très élégant et très largement représenté chez nous.

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