Obédience : NC Loge : NC Avril 2008


Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler

Au lendemain de nos deux dernières très belles tenues, j’ai souhaitais pouvoir travailler sur un thème qui me semblait naturellement découler de l’ensemble des propos, des éléments de vie qui avaient pu nous réunir. Et quel meilleur sujet de réflexion, selon moi à cet instant, que celui qui traverse tout apprenti, et au-delà : « Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler ». Ce travail n’est et n’a pas la prétention d’être ce que certains d’entre vous nomme parfois, un « morceau d’architecture ». Mais je dirai que tel n’est pas mon ambition et en fin de compte cela n’a pour moi que peu d’importance, car l’essentiel n’est pas de briller mais bien d’être, pour une des rares fois, d’avoir la sensation de quitter la mort, quotidienne et relative, pour renaitre : je ressens enfin à nouveau. Il s’est agit tout simplement, humblement, de vous faire partager, à ce moment précis de nos existences ce que j’ai pu ressentir à vos côtés. Le fait d’être heureux. Tout simplement. Le bonheur est pour moi un idéal sans fin. C’est quelque chose de difficile à définir et un état vers lequel je tends inlassablement. 

Il se trouve en chacun d’entre nous, dans les relations humaines, mais pas seulement car il suffit d’ouvrir les yeux, de changer de regard pour l’apercevoir dans tout ce qui nous entoure. On ne peut trouver le bonheur, selon moi, que s’il est partagé. C’est pour moi probablement ici un des seuls endroits où je peux tout simplement m’exprimer, au-delà de toute littérature ou citation, lâcher prise pourrait-on dire et en toute hypothèse laisser mon cœur voyager, car laisser sa vie dictée par la raison n’est-ce pas dès lors passer à côté de la vie. Il m’aura fallu presque tout ce temps pour le découvrir et je n’en suis qu’au principe mais je ne regrette aucun des pas qui m’ont mené aujourd’hui jusqu’à vous. Au dehors, les temps sont obscurs et les vents violents. J’entends les bruits d’épées qui s’entrechoquent et ces cris atroces tout comme lors de mon initiation. Ici tout est calme, quiétude et partage.

J’ai donc eu envie, disais-je, au fil de mes pensées de travailler sur le thème : « Je ne sais lire ni écrire, je ne sais qu’épeler ». Il faut dire que les dernières tenues que j’ai partagé à vos côtés, mes Frères, ont été pour moi une véritable source d’inspiration et je suis heureux de pouvoir dire aujourd’hui que vous contribuez, chacun à votre manière, à m’élever chaque fois un peu plus. Vous êtes ce fil conducteur, ce lien indéfectible qui guide chacun de mes pas et m’incite à aller de l’avant, à m’améliorer à chacune de nos rencontres et au-delà dans le monde profane car vos qualités tant humaine que surtout et avant tout de cœur, l’émotion qui me traverse à chacune de nos rencontres et qui se diffuse ensuite, rayonne en moi comme un exemple à suivre aujourd’hui mais bien au-delà de moi-même dans la vie de tous les jours et avec les autres. Je sais de manière étonnamment certaine que chacune de vos lumières, du haut de sa pierre, contribuera à me sortir de l’obscurité, de ces ombres qui m’entourent et auxquelles je souhaite échapper car je ne conçois pas ma position comme une fatalité.

L’homme à réussi à se redresser et aujourd’hui nous continuons à l’élever par nos paroles, nos actes, et de ces petites lumières qui se diffusent de chacun de nous, de ces mondes magnifiques qui nous entourent, je prends à bras le corps et bras le cœur cette chance, cette joie, ce bonheur d’être plus heureux, pour être à chaque jour, et un peu plus à chaque fois, moi-même, à essayer de me trouver, retrouver ou m’accomplir. Rien n’est jamais acquis et tout est souvent beaucoup trop éphémère ou relatif mais face à un tel bonheur, une telle chance de s’ouvrir devant chacun d’entre vous mes Frères, je souhaite m’abreuver de ce calice à chaque instant. 

C’est ici pour moi que réside notre secret qui nous relie les uns aux autres, et qui représente ce lien indéfectible, intemporel qui me lie, me rattache au-delà de ce que je suis. Il existe entre nous quelque chose de magique, d’irrationnel, et tant mieux car il faut selon moi savoir et pouvoir être transporter par ce type d’émotions qui est, je le répète, une chance pour moi, car mon éducation, mon parcours scolaire, ce que j’étais et suis encore ne me prédisposé pas à cela, au vécu de telles émotions car le « cérébral » prenait le pas sur les sens, de mes ressentis, de ce que j’éprouvais au fond de mon cœur.

Le vécu de ces dernières tenues et le travail régulier sur le rituel au grade d’apprenti est donc l’occasion pour moi de me ressourcer, de me remettre en cause pour aller chaque fois un peu plus loin, et de revivre comme j’ai déjà pu vous l’exprimer tout ou partie de mon initiation. Il en est ainsi de cette planche qui l’illustre assurément.

En effet, lorsque l’on dit : « Je ne sais ni lire ni écrire » doit on pour autant en conclure que je suis ou serais un analphabète ou un illettré de manière littérale ? Bien que ces situations existent et soient à considérer, j’ai toutefois suivi des études et obtenu un statut social et professionnel. Savoir lire, écrire, compter sont des acquis indispensables à tout adulte qui veut communiquer avec les autres et agir sur le monde qui l’entoure. On ne peut donc me résumer à cette seule phrase qui ne saurait me qualifier car cet énoncé est en réalité la réponse faite d’un Frère à un autre Frère et dépasse de fait le monde profane. 

Cette phrase se situe par conséquent sur le pan maçonnique, sur le plan de la recherche personnelle de la Vérité. Lorsque l’on pénètre dans le Temple, nous ne sommes plus véritablement nous-mêmes car nous laissons nos métaux à la porte du Temple. Les seules qualités qui me restent du monde profane sont que je suis « libre et de bonnes mœurs ». Je me souviens qu’il m’a été dit et répété par nombre d’entre vous mes Frères, que c’est pour mettre un frein salutaire à nos passions, pour nous élever au-dessus des intérêts mesquins qui tourmentent les profanes, que nous nous assemblons dans nos Temples. J’ai donc choisi de travailler avec chacun d’entre vous à mes côtés à mon perfectionnement intellectuel et moral. Les Francs-Maçons, m’a-t-il été précisé, travaillent sans relâche à leur amélioration, ils accoutument leur esprit à ne concevoir que des idées d’honneur et de vertu par l’ascèse initiatique.

La première de ces vertus est la modestie. « Je ne sais ni lire, ni écrire ». Modestie de l’artisan dans l’exercice de son art. On retrouve cette idée déjà au temps des Anciens, de l’art grec, pour qui cette modestie matérielle correspondait chez la plupart des artistes à une modestie morale. Chacun cherche à faire le mieux possible et désire éclipser ses rivaux, mais en même temps reste fidèle et respectueux de ses Maîtres. Ceux mêmes qui apportent à leur art quelque chose de tout à fait nouveau ne sont point révolutionnaires. Ils se recommandent du Maître qui les a formés et ne souhaitent point rompre avec la tradition mais se surpasser eux-mêmes. Peut-être faut-il attribuer cette modestie au fait que, pour une bonne part, l’art grec était d’intention religieuse, que c’était pour plaire aux dieux qu’on travaillait le mieux possible. Il est par conséquent important, selon moi, de ne pas oublier ces principes de vie et, dans notre quête de connaissance, de savoir rester à sa place, de ne pas oublier d’être humble dans ses paroles comme dans ses actes car ce que nous vivons ne relève pas forcément de la Vérité, qui est parfois à tout autre échelle. Notre temps, notre monde, pour le dire autrement, n’est pas celui de la Vérité.

La maçonnerie pour moi est cette voie qui permet à chacun de chercher la Vérité qui est en lui, sans expressions dogmatiques d’aucune sorte, par le travail et la méthode. L’Apprenti a besoin du Maître pour avancer dans la sagesse, d’un guide qui le met à l’occasion sur le chemin de la Vérité comme j’ai pu l’évoquer dès le début de cette planche. C’est parce qu’il demande que l’apprenti trouvera et c’est parce qu’il cherche que l’Apprenti entendra les messages. 

Tout au long de son apprentissage celui-ci est privé de parole ce qui le rend plus disponible et mieux à même d’écouter car au détour d’une parole, d’une phrase prononcée, peut soudainement jaillir un trait de lumière qui vient extirper le jeune apprenti de son obscurité pour le conduire, peu à peu, vers ce chemin de lumière et lui permettre d’avancer, pas à pas et à son rythme. Le silence loin d’être une condamnation n’est en réalité que le commencement qui doit nous mener sur le chemin de sa Vérité. Les symboles utilisés dans le rituel sont autant de lettres données à déchiffrer. Cependant, la première lettre ne sera pas forcément donnée par la voix d’un Frère. Il existe dans le Temple, par le fait du travail commun, de la pratique du rituel, une communauté d’esprit, une unité vivante d’une conscience commune.

Cette force est dotée d’une personnalité différente de celle des individus qui la forme. Elle a le pouvoir elle aussi de donner une lettre et permettre ainsi de trouver la suivante. Cette force impalpable, certains diront magique, nous permet d’exprimer concrètement et de manière perceptible des idées transcendantes que notre seul langage aurait été incapable d’exprimer. Ce qui est intéressant de noter ici c’est que par le silence et/ou les symboles nous continuons à communiquer au-delà même du temps. Cette idée, loin de nous être propre, fut utilisée à de nombreuses époques de l’histoire. Ainsi en est-il des égyptiens grâce à leurs hiéroglyphes ou les inscriptions et sculptures des bâtisseurs de cathédrales. La Vérité n’est donc peut être pas aussi accessible que l’on voudrait le penser parfois car dans notre monde de communication, de globalisation ou internet permet d’accéder à tout et tout de suite, où nous sommes abreuvés jusqu’à l’écœurement d’écrits et de paroles, peut être doit on se détacher pour mieux écouter ce qui en vaut la peine, et ne pas croire que dans ce que nous vivons se trouve notre salut mais peut être qu’à l’exemple du passé, nous devons faire l’effort de chercher ailleurs, au-delà de ce qui est dit ou écrit, d’appréhender intelligemment ce qui est marqué et inscrit dans l’environnement, tout ce qui y est taillé, buriné, sculpté, gravé, y compris dans les hommes.

Enfin, on peut rapprocher ce sujet de réflexion de l’idée d’Aristote selon lequel les principes du mouvement sont au nombre de trois. Il faut d’abord selon lui poser deux contraires, qui sont le point de départ et le point d’arrivée du mouvement. Ce dernier principe est la forme, c’est-à-dire ce que la chose devient par génération. Le point de départ de l’avènement de la forme est la privation de cette forme : ainsi, ce n’est pas n’importe quoi qui devient lettré, mais seulement l’illettré. Mais il faut un troisième principe qui assure la continuité du mouvement et l’empêche d’être une succession discontinue de morts et de renaissances. Ce troisième principe est la matière, ce qui subsiste sous le changement. Ainsi, l’argile n’en demeure pas moins argile en cessant d’être informe pour recevoir la forme de la statue. Ainsi, l’enfant meurt en devenant adulte, l’illettré meurt pour devenir lettré.

« Je ne sais ni lire ni écrire » Je viens de mourir à ma vie de profane. Je viens de recevoir l’initiation, je viens de naître à une nouvelle vie. « Je ne sais qu’épeler » : par l’initiation j’ai reçu la lumière et je sais épeler. L’illettré a fait place à un futur lettré. Ce qui nous a été transmis est un contenant et non un contenu. Ce contenant est spécifié par un ensemble de symboles, de légendes et de mythes que la pratique des rituels rend actifs. L’initié s’appropriera progressivement ce contenant qui lui est communiqué explicitement. Il y trouvera les portes à des interprétations personnelles, parcelles de vérité qui rassemblées et convenablement agencées, le conduiront vers la Vérité.

J’ai dit Très Vénérable.

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