Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Un matin

Ce jour, après mâtines, après avoir avalé mon brouet, j’allais d’un pas nonchalant vers le chantier.

J’étais tracassé par mon travail. La veille dans la Loge, le maître m’avait ordonné de travailler sur trois chapiteaux. La construction de la cathédrale avait été décidé par l’Evêque, il y a bien longtemps de cela, maintenant, ce saint homme devait être au paradis, bien que la rumeur disait des choses impies sur ce saint homme, Bref… !

Du dortoir commun, au chantier, il y avait une demi-lieue, et en ce mi juin, le temps et la nature, tout semblait calme et bienfaisant, surtout au lever du soleil. Je n’étais pas seul sur la route d’autres compagnons, marchaient d’un pas vif ; les manouvriers eux moins pressé à l’ouvrage, musardaient. Arrivés près du village d’Allonnes, nous avions une vue sur ce qui serait bien plus tard la cathédrale de Beauvais, les premières colonnes semblaient bien tristes bien seules sur le chantier.

J’avais appris mon métier de tailleur de pierre chez Maître Groussard, qui possédait les carrières de Vineuil saint Firmin et de Saint Maximin, blotties dans les méandres de l’Oise. Pendant sept années, cette pierre tendre avait occupé mes journées, avec des joies et des échecs, car cette pierre tendre, facile au burin était très fragile pour un travail précis, très friable elle avait de fâcheuse tendance à se rompre. Mais le Maître savait dompter cette jeune fille belle et fragile ; comme il savait mâter les apprentis trop gaillards. C’était là notre défi.

Perdus dans mes pensées, et marchant à grandes enjambées, j’étais rendu sur le chantier qui commençait à s’animer. Les forgerons rallumaient les forges, les charpentiers débarrassaient devant eux la place, afin de mettre en terre à plat les futures charpentes, destinées au montage de nos pierres taillées, les verriers eux aussi ranimaient le feu sous leurs marmites de plomb le chantier reprenait force et vigueur. Même les bœufs du charroi, sentant le moment du labeur, beuglaient d’impatience.

N’empêche qu’hier en loge, le maître m’avait, ordonné ces trois chapiteaux, avec toutes ces feuilles d’acanthes fines et délicates, fragiles et belles, sur l’ardoise de maître et avec sa craie, c’était beau, mais moi comment j’allais faire, pour faire aussi beau, surtout qu’il avait à tous les compagnons de la corporation, demander de faire honneur à la Saint Jean d’Eté de l’an 1284, et si possible d’être les meilleurs à cette fête patronale et à Messire le comte de Beauvais, ainsi qu’à son excellence l’Evêque. La cathédrale devait être la plus belle et sa nef la plus haute de la chrétienté, ainsi en avait décidé l’Evêque, il y a bien longtemps, pour rendre hommage à la gloire de Dieu.

Mâtines sonnant, j’avais le maillet et le burin en main, pour commencer à dégrossir la pierre brute, pensant de temps à autre, au fur et à mesure que le soleil montait à l’horizon, aux ribaudes de la place du marché, qui quelques fois passaient près du chantier pour rire à grands éclats devant les jeunes gars qui peinaient sur le chantier, afin d’attirer leur regard sur les corsages attrayants. J’étais un jeune gars plein de force et vigueur.

Sur le chantier, il n’y avait que bruits, efforts, jurons, vociférations, sueur d’hommes et d’animaux, et quelquefois douleurs dans l’accident. La chaleur du mois de juin, épongeaient nos gorges, mais le Maître, nous avait interdit de boire de la piquette, nous avions droit à l’eau et au cidre des vergers du Thérain pour nous désaltérer, car sur ce vaste chantier, la fatigue des hommes et des animaux se mêlait à la poussière de la pierre.

Ce soir, dans la Loge le Maître, nous parlerait de trait et de la géométrie, dans l’instant, il était avec les maîtres des autres corporations, en grande conversation, car le projet de bâtir la nef la plus haute du monde, les inquiétait ! On le sentait bien le soir, le maître avait le front plissé par le doute. Il obéirait à monseigneur, mais il se demandait s’il pourrait poser la clef de voûte et accoler les deux tours à la nef.

Nous étions nombreux sur le chantier, il y avait des gars du Hainaut, du Cambrèsis, de la Champagne, du Parisis, et même plusieurs Devoirs de langue d’Oc. Nous ne nous comprenions pas, mais lorsque nous avions le maillet et le ciseau en main, notre langage était commun, dans la grisaille de l’automne picard, leurs jurons nous apportaient un peu de chaleur, mais en ce mois de juin, les jurons des gars de là bas, n’arrivaient pas à nous distraire. L’inquiétude des Maîtres avait gagné le chantier.

La cloche de Neuilly sur Thérain, sonnant le midi, arrêta le travail presque sur le champ, tout le monde, fourbu par le travail, alla sans précipitation vers les planches disposées sur des tréteaux. Avant de manger, debout, le Maître de Loge de chaque devoir, récitait la prière, et ensuite rompait le pain pour le partage que chacun trempait dans la soupe aux choux.

Ce soir après le labeur, le Maître devait passer plusieurs compagnons admis en compagnons finis, et j’ignorais si mon travail allait satisfaire le Maître. Mais déjà je savais qu’à la Saint Jean d’Hiver, je devrais partir sur les routes, pour joindre un autre chantier, pour apprendre et comprendre.

En ce jour de la Saint Jean d’Été, de l’an 1284, nous allions poser la clef de voûte, à une hauteur de quarante huit mètres, la Cathédrale de Beauvais serait la plus haute dans le ciel pour rendre gloire à Dieu. Et en ce jour de ST. Jean, l’Evêque, son chapitre, le bas clergé, monsieur le comte sa suite et ses vassaux, les guildes, les confréries toutes bannières au vent, le bon peuple, tous étaient réunis pour voir la pose de la Pierre, à cette occasion, les charpentiers avaient érigé une estrade, que les maîtres tapissiers avaient ornée de belles tapisseries de bonne laine et de bonne facture, les maître cordiers étaient à l’ouvrage avec grand renfort de poulies, et ils attendaient la fin du TE DEUM, pour commencer à hisser la pierre d’angle. Comme il faisait chaud, charpentiers et cordiers étaient nus torse, ils attendaient le signal de Monseigneur l’Evêque, pour commencer à hisser. Pendant ce temps les rôtisseurs, pour faire honneur à leur guilde, s’affairaient autour des broches, et louche en main arrosaient, poulardes, chapons, porcelets et autres bœufs.

Au douzième coup de midi, les poulies grincent, les muscles se roidissent, plus loin la paire de bœufs attelés sent l’aiguillon dans leur chair ; la pierre s’élève sous l’effort des bœufs et des hommes, elle est presque à la hauteur des premières fenêtres, qui attendent leurs vitraux. On fait une pose sur le premier arrêt de l’échafaudage, car la pierre taillée est lourde, très lourde, suffisamment lourde, pour peser de son poids sur l’arc-boutants et de maintenir l’équilibre du tout. Les hommes s’épongent et boivent et respire, les bœufs, eux restent placides, attendant le nouveau coup d’aiguillon.

La Pierre restait suspendu à un mètre, de la voûte et de l’arc-boutant, la foule tête en l’air, attendait la descente, incrédule, attentive, curieuse. Doucement, très doucement, la Pierre descend et petit à petit, elle se glisse entre les autres pierres, pouce par pouce, elle s’insère, elle se confond, elle ne fait plus qu’une avec l’édifice. Les Maçons, sont prêts ; ils vont détacher les cordes de levage, quant soudain, la voûte tremble et tressaille, l’échafaudage bascule dangereusement, et fini par rejoindre le sol, plusieurs pierres s’écrasent dans le cœur de la cathédrale, tuant plusieurs prêtres et badauds, maintenant on voit le ciel.

Triste Saint Jean d’été !

Ce mois de Juillet, après la chute de la Pierre d’Angle, je sais qu’à la septembre, je vais rejoindre un autre chantier, plus modeste, moins orgueilleux et je sais aussi que plus jamais je mettrais mon ciseau et ma mailloche au service de la folie humaine. Après la Saint Jean d’été, je fus reçu Compagnon fini.

Mon bâton en main, je marche vers d’autres chantiers…

J’ai dit

P\ L\


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