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Le Prologue de Jean

« Au commencement… » ainsi débute l'Evangile de Jean voir Figure 8), page à laquelle le Volume de la Loi Sacrée (quand il s'agit de la Bible) est ouvert au début des travaux. Elle est lue dans certaines loges, en amputant le texte d'une trop grande partie pour qu'il délivre la plénitude de sa portée. Dans d'autres loges, elle ne l'est pas. Mais tous nous prenons nos obligations la main posée sur cette page, qui contient un indice supplémentaire à propos de la transcendance.

La lecture que nous proposons du Prologue de l'Evangile de Jean ne signifie pas que nous souscrivons à tout ce que se dit ou s'écrit sur les deux Jean dans les milieux maçonniques et qui est le plus souvent sans fondement réels. Certains considéreraient volontiers son auteur comme un initié, sans dire initié par qui et à quoi, et son écrit comme une œuvre ésotérique.

D'autres prétendent que Jean-le-Baptiste et Jean l'Evangéliste ne feraient qu'un même personnage et font un rapprochement - au nom d'une similitude de prononciation (1) - avec le dieu romain biface Janus (2). Tout cela n'a pas une importance décisive, si ce n'est de montrer l'intérêt que les maçons portent à l'auteur supposé du quatrième Evangile. Il suffit, s'il fallait s'en convaincre, de répondre à la question du tuilage : « D'où venez-vous mon frère ? (3) ».

Le caractère sacré que nous conférons aux livres de la Bible ne les fait pas échapper à l'analyse rigoureuse que l'on peut faire de toute production littéraire humaine. Ce n'est en rien sacrilège. Peut-être est-ce même une manière de les respecter davantage. Or, il faut reconnaître que les recherches les plus récentes nous rendent modestes : il nous est impossible d'identifier clairement l'auteur de l'Evangile dit « de Saint-Jean ». Tout au plus, pouvons-nous dire qu'il est issu d'une tradition, qui avait, certes, un maître spirituel mais qui n'est pas pour autant à coup sûr le rédacteur. D'autant plus que nous ne pouvons affirmer qu'il n'y eut qu'un seul rédacteur. Alain Marchadour (4), exégète réputé, met au jour une série de problèmes : des différences de styles et des difficultés logiques (désordres chronologiques, incohérences, fausses conclusions). Il faut convenir sans doute que le texte est non seulement constitué de plusieurs sources orales mises en forme par « une personnalité puissante et autorisée (5) » à qui, en guise d'hommage, on en aurait attribué la paternité mais qu'il aurait subi au cours d'éditions successives des modifications dues aux copistes. « L'Evangile de Jean, né dans une autre culture que la nôtre, obéit à d'autres lois. En particulier les notions d'auteur (et de propriété littéraire) étant éloignées de l'esprit des anciens, il est possible que l'écriture ait subi des influences de nombreux auteurs, ait pu se faire en plusieurs étapes. (…) Mais sur les étapes pré-évangéliques, nous ne pouvons pas savoir grand-chose et il faut nous méfier de nos exigences logiques qui ne correspondant pas nécessairement à la logique des anciens (6) ». Mais que l'Evangile de Jean soit une œuvre très humaine ne le rend pas moins sacré…

Le Prologue (7), aux apparences difficiles, contribue au caractère mystérieux du quatrième Evangile. Il est d'un genre littéraire très particulier qui donne à penser qu'il s'agit d'une hymne liturgique préexistante à l'Evangile (8) et incorporée comme ouverture. Le Prologue constitue donc une entité littéraire spécifique et homogène qu'il vaut la peine d'étudier dans le détail. Ce poème est construit selon un procédé littéraire assez usité à l'époque de sa création, le procédé du chiasme qui dispose les éléments selon une symétrie en miroir. Il nous faut donc d'abord repérer ces éléments et décrypter comment ils se font écho les uns aux autres (9). Ainsi, en « réduisant » le texte à sept unités de sens, se révèle la structure du texte (voir Figure 9). Les paragraphes 1, 2 et 3 ont leur symétrique respectivement dans les paragraphes 7, 6 et 5 :
- Le Logos était Dieu  (§1) mais le Fils a fait connaître le Père (§7).
- Jean-Baptiste apparaît (§2) puis Jean-Baptiste se retire (§6).
- Le Logos était dans le monde (§3) et il devint chair pour habiter parmi nous (§5).

Comme une évidence apparaît alors le cœur du texte. Il s'agit du quatrième paragraphe puisqu'il est le seul à ne pas avoir son correspondant dans le chiasme.  Ce paragraphe fonctionne comme un axe. Pour faciliter la compréhension, il est possible de donner un titre aux paragraphes, titre qui doit rendre compte le mieux possible du contenu (voir Figure 10) :
1. Dieu seul détient la Connaissance : « Au commencement ». Il faut comprendre en fait « Dès avant le commencement ». Cette expression est une forte allusion au premier chapitre de la Genèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » puis sépara la lumière des ténèbres. Cette opposition lumière-ténèbres est le sujet du premier paragraphe du Prologue : dans un échange entre Dieu et le Logos, entre la permanence silencieuse et le verbe créateur naît la lumière. Nous pouvons traduire « lumière » par « connaissance » car ces mots font partie des manières de dire que Dieu se révèle.
2. Jean-Baptiste apparaît (10) pour rendre témoignage
3. La Connaissance est venue dans le monde : la vraie lumière, la Connaissance, est venue dans le monde puisque elle est « par qui le monde a été fait ».
4. Ils sont nés de Dieu : à ceux qui accueillent la lumière, il est donné d'être des enfants de Dieu
5. La Connaissance est venue chez l'Homme : « Il a habité parmi nous » et nous avons pu « voir sa gloire ».
6. Jean-Baptiste se retire : il laisse passer devant lui le Logos.
7. Les Hommes ont accès à la Connaissance : tous ont eu « part à sa plénitude » et c'est le Fils « qui a conduit à connaître » Dieu.

Avec la Figure 11, nous pouvons aller encore plus loin et montrer comment le Prologue de l'Evangile de Jean indique clairement la fonction de l’initiation par rapport à la quête de la Connaissance. Le premier paragraphe explique l’origine de la Connaissance et le dernier nous dit qui sont les destinataires d'une promesse : chaque homme peut connaître Dieu. Ensuite, nous pouvons remplacer l'apparition du Baptiste par la présence de Dieu dans l'histoire de l'humanité. Ce paragraphe marque une rupture avec le précédent : « Il y eut un homme… » : nous voici redescendu sur terre. Faire apparaître le tout dernier des prophètes est un procédé qui veut évoquer tous les prophètes qui l’ont précédé et donc l’histoire du peuple d’Israël en tant qu’elle représente l’histoire de l’humanité (11). Par conséquent, quand Jean laisse passer devant lui Jésus, c'est l'individu, dont Jésus est ici une forme d'archétype, qui prend le pas sur le peuple et la fonction prophétique n'est plus utile puisque l'homme est venu. Le Logos était dans le monde, c’est là que la lumière résidait puis le Logos s’est fait chair. Il a changé de lieu de résidence : il n’est plus dans le monde mais dans l’homme. Pourquoi le quatrième paragraphe, le seul qui soit sans jumeau, nous permet d’évoquer l’initiation ? Pour la raison qu’il s’agit d’une naissance, réservée à quelques-uns (« ceux qui… ») où les liens du sang ne sont pour rien (« ils ne sont pas nés de la chair et du sang »), et d'une naissance à la lumière (« Devenir enfants de Dieu ») (12). Or, à cet endroit, le texte bascule : avant, il y a une expérience inscrite dans le cours de l'histoire et du monde. Elle descend des origines vers le monde mais conduit à un échec : « Les siens ne l'ont pas reçu ». Après, elle remonte vers une réussite (« Nous avons eu part à sa plénitude »), en passant par l'homme et son histoire individuelle.

Par l'initiation, on passe en quelque sorte d'une héritage collectif à une fructification personnelle, de la phylogenèse à l'ontogenèse : l'aventure humaine individuelle reproduit l'aventure collective pour la positiver, tout comme le microcosme contient le macrocosme, comme le petit d'homme retrace toute l'histoire des espèces vivantes. L'initiation nous fait héritiers de l'Alpha pour nous rendre capables d'aller à l'Oméga. Il y a de ce point de vue une grande originalité du quatrième Evangile par rapport aux trois autres. Dans ces derniers, il faut attendre l'au-delà, donc la mort, pour connaître la lumière. Chez Saint-Jean, c'est le fait d'être homme qui rend participant à la Gloire de Dieu. Le Prologue nous introduit dans un jeu puissant de relations intimes. Intimité entre Dieu et le Logos : l'un et l'autre sont dans un dialogue permanent, dont le fruit est la création. Intimité entre d'une part la création donnée à l'homme et d'autre part l'homme lui-même. Intimité entre l'homme et Dieu puisque ce dernier se donne à connaître. Au fil du texte, se réalise comme une substitution. L'homme prend, dans l'intimité de Dieu, la place du Logos. En tous cas ce qui est strictement réservé au Logos peut être partagé par tout homme. « Le Verbe fait chair est le mystère d'une rencontre : celle de la vie transcendante de Dieu et de la vie désirante de l'homme (13) ».

Les spécialistes les plus réputés divergent sur la traduction du mot « Logos » : parole, verbe, … Certains proposent même de ne pas le traduire (14) puisque le texte original du quatrième Evangile est en grec et que le mot est passé en l'état dans la langue française. Ils ne sont pas non plus d'accord sur la question de savoir qui est le Logos et si, au cours du Prologue, il s'agit bien toujours de la même personne : est-ce dès le début du texte de Jésus dont on parle ?

Laissons aux spécialistes les débats de spécialistes et proposons une hypothèse qui peut nous être plus utile en tant que maçons. D'une part Dieu, qui se tient dans la permanence, dans le silence. D'autre part le Logos pour parler, pour rompre le silence mais dans une relation absolument indissociable avec Dieu. Le Logos porte Dieu comme on porte un message, il met en œuvre de manière sensible ce que Dieu est. Alors, comme nous l'avons déjà vu avec la pratique symbolique, le Logos nous apparaît être le signifiant de Dieu, toujours invisible (« Personne ne l'a jamais vu ») mais accessible par le Logos (« C'est lui qui a conduit à le connaître »). Voici en quoi le Logos est révélation de Dieu… Mais alors, puisque nous avons noté que ce qu'il en est du Logos est partagé par tout homme grâce au jeu des intimités, nous pouvons dire que tout homme est, lui aussi, révélation de Dieu.

Ainsi, grâce à une lecture attentive du Prologue de l'Evangile de Jean, se découvre un aspect de la transcendance : avant l'initiation, Dieu est derrière nous puisqu'au commencement était le Logos. Après l'initiation, il est présent puisque ce sont les vivants qui parlent Dieu pour lui faire dire « Je suis ». Au moment de l'initiation, la transcendance change de temps. Elle quitte le passé pour habiter le présent. « Avec Jean, on va vers le commencement. Car il n'est pas en arrière, dans le passé. Il est en avant et déjà dans le présent. Il est là où la vie se manifeste dans sa source et sa plénitude. Il est là où apparaît un fils d'homme, la gloire de Dieu plein les yeux (15) ».

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Figure 8

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 Figure 9

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 Figure 10

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Figure 11

Notes :

1) En latin, Jean se dit Johannes.
2) Nous reviendrons sur les deux Jean au second degré dont certains éléments permettent de mieux en profiter.
3) Instruction de l'apprenti au REAA.
4) Alain MARCHADOUR, l'Evangile de Jean, Centurion, Paris, 1992.
5) Alain MARCHADOUR, op. cit.
6) Jean MARCHADOUR, op. cit.
7) Jean 1,1-18.
8) On trouve d'autres hymnes dans la Bible, en particulier dans les lettres de Saint-Paul.
9) Annie JAUBERT, Lecture de l'Evangile selon saint Jean, in « Cahiers Evangile », Le Cerf, Paris, 1976.
10) Il est possible que les paragraphes 2 et 6, qui parlent de Jean‑Baptiste, soient des ajouts à l'hymne originale. Mais ce qui nous intéresse est le texte tel qu'il se présente à nous aujourd'hui.
11) Il faudrait ici faire un long développement sur les généalogies dans la Bible qui n'ont pas pour intention l'exactitude historique. Elles veulent insister sur l'importance de la personnalité de celui qui est le dernier maillon de la généalogie.
12) On peut aussi se souvenir que Jésus choisit  Jean  l'Evangéliste comme son frère, mais pas par les liens du sang, en lui désignant au pied de la croix Marie comme sa propre mère (Jn 19, 25-27).
13) Eloi LECLERC, Le Maître du désir, Desclée de Brouwer, Paris, 1997, p.151.
14) C'est le cas notamment d'André CHOURAQUI, auteur d'une magnifique traduction de la Bible dans laquelle il restitue en français toute la vigueur des textes originaux.
15) Eloi LECLERC, op. cit., p.38.


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