Obédience : NC Loge : NC 25/03/1999



L’acheminement vers la guérison
comme métaphore de la démarche maçonnique

En exergue de son premier livre, Xavier Bichat définissait la Vie comme la somme des instincts qui permettent de surmonter la Mort. Cette idée de la Vie comme processus actif, permettant de ne pas retourner à un processus passif de base, fut le fondement de toute la démarche médicale moderne où la Mort vient à être considérée comme un échec du traitement, et la maladie comme une remontée en charge des instincts de Mort. Mais la vie suit un déroulement inexorable, c’est une maladie mortelle et on ne peut guérir de vieillir.

Dans ce parcours, ce déroulement donc qu’est une existence humaine, la maladie est dorénavant considérée comme une avanie, le handicap comme une malfaçon, et la maladie chronique comme le fait d’avoir une vieille voiture rafistolée qu’il faudra bien faire tenir. Cependant être malade, ce n’est pas, pour moi, une péripétie qui écarte momentanément d’un chemin qu’il se faudra de retrouver bien vite. Même si l’on recouvre la santé, après la maladie, on n’est plus le même, on est changé, et nulle guérison n’est un retour. Norbert Bensaïd disait qu’on devient autre, mais autrement le même. Et c’est bien aussi ce que nous propose la démarche maçonnique, de devenir autrement les mêmes.

Sous l’effet de la souffrance, qui éclate le schéma unitaire du corps reposant sur les multiples perceptions de soi, le corps, son idée, sa présence se dispersent. L’individu perd le contact avec lui-même, perd ce qu’il avait pu acquérir d’harmonie de l’Être, perd son invulnérabilité. Le mal est en action, et la souffrance est le signe de l’action du Mal (et non le Mal en lui-même).
La maladie oblige à des priorités, à des remises en questions. Le temps ne dure plus longtemps, et enfin le sujet est assailli par la notion de l’impermanence et de la fugacité de l’existence. Il prend alors seulement  conscience de son inscription dans la temporalité.

Soyez de passage, dit l’Évangile selon Thomas. Pourquoi faut-il tant de souffrances pour que nous en arrivions enfin à cette prise de conscience, celle de la fugacité du présent. Nous ne voulons pas apprendre la vie, nous ne voulons pas respecter nos corps, nous ne voulons pas faire ce travail constant et peut-être fastidieux qui consiste à avoir et maintenir une hygiène de vie, jour après jour, moment après moment. Nous ne voulons pas, comme nous y exhortait Rabbi Nahman de Brislau « commencer chaque moment à nouveau ». Alors, la maladie sonne à la porte : réveille-toi, l’endormi…la maladie est un message d’amour que le corps envoie à son propriétaire : occupe-toi de moi…sors-moi de cette cage…

En hébreu, le mot maladie « mahala » dérive du mot cercle, enfermement « mahol » (et le mot français cercueil aussi). La maladie est l’impossibilité de sortir de soi, de cet obsidium que l’on se construit pour se protéger de la réalité, qui n’est perçue que comme pouvant être extérieure : en élevant autour de soi de tels remparts de protection, on se condamne à en être un centre immuable et à en perdre son identité. Or le cercle se définit par son centre et non par sa circonférence.

Il y a en nous le germe d’une fragilité, d’une insoutenable fragilité de l’être. Heidegger disait qu’il y a en nous l’oubli de la Mort. Certains patients, phobiques, en viennent à ne pas vouloir être hospitalisés pour ne pas rencontrer « des malades », parmi lesquels ils ne se comptent pas. Mais il n’est pas dans notre nature de ne pas mourir, nous sommes programmés pour cela. Et guérir ne rend pas immortel. Guérir n’est pas revenir à l’état initial, il n’y a pas de restitutio ad integrum.

Lors du décès de Julien Green, l’été dernier, je revis une interview de lui où il disait, avec un sourire navré, qu’il plaignait ceux qui craignent la Mort : « puisque nous sommes sûrs de mourir, alors, pourquoi se faire du souci, nous avons au moins là une certitude ».
Parler de la Mort est devenu obscène, et les rites de la Mort ne font plus partie du paysage familier ; on meurt à l’hôpital, loin du cadre familial et familier, et l’hôpital devient le lieu géométrique de toutes les angoisses de Mort.

Alors, la maladie effraye, perturbe, désorganise. Les malades cherchent d’abord une explication. Soit ils l’apportent d’eux-mêmes : « j’ai bien senti que la climatisation était mal réglée, que le yaourt était pourri, que l’eau avait un drôle de goût », « de toutes façons, je ne supporte pas les antibiotiques, moi, il ne faut pas me donner de cortisone », avec un sous-groupe plus toxique : « ils (les médecins) ont eu beau chercher… », sous-entendu, ils n’ont rien trouvé et je les ai bien eus. Ils la demandent, voir ils l’exigent, cette explication, ils ne sauraient alors sortir de la rationalité, du cercle du raisonnement creux. L’imaginaire, le leur surtout, les effraye, alors que c’est là le fondement de la conscience.

Plus tard, ils essayeront de comprendre, de comprendre une causalité, un engrenage. Certains se cantonnent à cette recherche du pourquoi de leur maladie. Plus lucide, Lister, qui fut un grand chirurgien écossais et surtout l’inventeur de l’asepsie en salle d’opération, se demandait « pourquoi la maladie avait choisi ce malade-là ». A ce stade, la reformulation peut devenir « comment en suis-je arrivé à ce stade, à force de ne pas vouloir voir ». Une de mes amies, atteinte d’un second cancer en quatre ans me dit « pourquoi a-t-il fallu que je tombe si gravement malade ? »

Bien peu cherchent à tirer un sens de leur épisode morbide. Et pourtant la question du sens est bien là, la maladie étant un surcroît de sens, de signifiants plutôt qu’un sens unique, une univocité.
Il ne s’agit pas de vouloir interpréter à tout prix, mais la maladie ou le symptôme peuvent être perçus comme métaphore, comme symboles d’une détresse, d’un mal-être, d’un malaise...et s’il y a un symbolisme du corps humain, il y a un symbolisme de la douleur et du choix de l’organe, qui s’inscrit dans l’histoire de chaque individu et de ses rapports avec son corps.

Guérir n’est pas recouvrer la santé. On n’a pas un droit à la santé, on a un droit au soin. Le médecin est un soigneur, ce n’est pas un guérisseur. Il arrive avec ses outils et ses médicaments, son savoir, mais aussi ses doutes, ses craintes, ses souvenirs et ses phobies propres.
Mais il ne peut, me semble-t-il, guider valablement son patient sur le chemin de la guérison que si, (et je cite Kurt Goldstein qui fut secrétaire de la Société de Psychanalyse après Otto Rank) : «  il a la profonde conviction qu’il ne s’agit pas, dans le rapport médecin-patient, d’une situation uniquement basée sur une connaissance de type causalité, mais d’un débat entre deux personnes dont l’une veut aider l’autre à acquérir une structuration aussi conforme que possible à son essence. » Ne pas être l’objet de la maladie, mais le sujet de sa vie et sur ce chemin rencontrer un guide, un thérapeute.

Canguilhem dit justement qu’apprendre à guérir, c’est apprendre à connaître la contradiction entre l’espoir d’un jour et l’échec à la fin. La temporalité est maîtrisée quand l’instant est maîtrisé, et si la mort n’est pas domptable, la vie se vit au plus intense de l’instant.
Mais qu’est-ce donc que guérir, si ce n’est renouer le fil du sens ? On n’est plus l’objet de la maladie, mais le sujet de sa vie : si la maladie est un processus qui arrive ou qui s’attrape, la guérison est un processus actif qui commence en soi et ne provient pas de l’extérieur. Alors, les murailles s’écroulent, les hauts murs concentriques qui enkystent la peur s’effondrent.

Freud compare le processus de la guérison au travail de sculpteur que décrit Leonard De Vinci : la guérison se fait « per via di levare (opposée à la  « via de porro » de la peinture) : en enlevant à la pierre brute tout ce qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient ». Ce que la guérison effectue, c’est que la statue vienne à exister.
Le choix, dans ce travail de guérison, peut parfois avoir à se faire entre moins de souffrance et moins de liberté ou plus de souffrance et plus de liberté : guérir se ferait au prix de trop de souffrances, et je pense là aux opérations orthopédiques sur les enfants IMC qu’ils viennent à refuser, quitte à marcher moins bien, à être moins mobiles, alors que pour d’autres adolescents victimes de maladies chroniques comme le diabète insulino-dépendant, l’assujettissement au traitement à vie n’est pas supportable, ce qui peut les amener à des conduites suicidaires.

La résistance fait partie du processus même de la guérison, il en est une des dimensions dynamiques les plus importantes, indiquant bien « les noeuds de l’âme », là où ça coince, et ce n’est pas parce que l’on décide de guérir que l’on va guérir tout de suite…et dans son écoute le praticien doit laisser au patient la liberté d’advenir ou pas.
Canguilhem, encore : « une chose est d’obtenir la santé qu’on croit mériter, autre chose est de mériter la santé que l’on se procure ». Il nous exhorte là à sentir, vivre chacun sa vie comme si on était au centre du cercle, au centre du temps. La guérison survient alors « de surcroît » disait Freud.

Mais il est une autre vision de la guérison, celle qui implique l’intercession de puissances extérieures. « Je le soignais, et Dieu le guérit », disait Ambroise Paré. Je ne crois pas en un Dieu extérieur, mais au divin en soi. Ce n’est pas : « Dit seulement une parole et mon âme sera guérie », je suis convaincue maintenant que cette parole est en moi, qu’elle me mène au sens, que c’est le Nom inscrit dans  le corps. Et c’est la recherche de cette statue en soi, de ce Nom qui doit nous mener au plus profond de nous-mêmes, par ce V.I.T.R.I.O.L. que nous propose dès l’initiation la démarche maçonnique.

L’homme initié est celui qui part pour un voyage sans retour ; l’homme accompli est l’initié qui a trouvé sa place dans l’ordre universel. L’homme guéri est celui qui est revenu de loin, des confins de la Mort, et qui a renoué avec son Être. La maladie m’a initiée disait notre soeur passée à l’Orient éternel. De toutes façons la maladie change le sujet, que ce soit dans son corps, dans son âme, dans son Esprit. La confiance, la certitude, l’amour-propre auront donné des signes de faiblesse, enfin dirai-je.

« Lève-toi, ma belle, et viens vers moi » chante le Cantique des Cantiques, II, 10 ; André Chouraqui traduit ce « Lekhi lakh » par un nietzschéen « pars vers toi-même », et il ajoute en commentaire « et pour cela, elle doit vaincre sa peur, dépasser ses limites. Si elle est captive de la demeure qui la sépare encore de son amant, sa geôle est en elle-même, en elle-même sa tour. Le nom de sa geôle, de son père-tourier, c’est sa propre peur, sa peur de vivre, sa peur de créer ! ».

Guérir c’est éliminer ce qui est mortifère. C’est éliminer ce qui en soi met à mort les forces et le dynamisme de la vie. Mais comment ?
Dans les premiers temps de la chrétienté, une secte s’était formée en Basse-Egypte : les Thérapeutes, dont Philon d’Alexandrie, très admirateur a relaté les us et les préceptes. Ces philosophes, en effet soignaient le corps « mais aussi le psychisme en proie à des maladies aussi désagréables que l’attachement au plaisir, la désorientation ou le désir, la tristesse, les phobies, les envies, l’ignorance, le non-ajustement à ce qui est… », vaste programme !
Comment procédaient-ils (les sorciers aiment bien savoir ce que font les autres sorciers) : ils prenaient soin de ce souffle (l’âme ou le rouah) qui informe le corps. Guérir quelqu’un, c’est le faire respirer…le rôle du Thérapeute, c’est de « dénouer » les noeuds de l’âme, ces entraves à la vie et à l’intelligence créatrice dans le corps animé de l’homme.
Mais le souffle c’est aussi ce qui anime la parole, et pour les Thérapeutes, l’être humain vivant était un « corps parlant » : guérir quelqu’un pour eux, c’était le faire parler et lever tous les obstacles à l’écoulement de cette parole que l’on pouvait observer dans le corps.

Freud, en définissant la psychanalyse (c’est un vocable qui se lit aussi : traitement de l’âme) écrivait en 1890 que c’est un traitement qui agit d’abord et immédiatement sur l’âme de l’homme et, je le cite : « un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique »…et il ajoute, à l’usage de ceux qui y voyaient quelque magie : « il s’agit bien de magie, mais d’une magie décolorée ! ».

Philon d’Alexandrie racontent que les Thérapeutes prenaient soin de l’Être « qui est meilleur que le bien, plus pur que l’un, antérieur à la monade ». Jean-Yves Leloup qui narre cette aventure enchérit : prendre soin de l’Être, ce n’est pas prendre soin de mon être, mais de ce qui en moi, en chacun, est un espace, un ouvert qu’il s’agit de garder libres. « Dieu, poursuit-il, est la liberté de l’homme » et il faut prendre soin de cette liberté, ne l’aliéner à personne, la garder vive et humble…prendre soin dans l’homme de ce qui échappe à  l’homme…là aussi la guérison arrive par surcroît.

Prendre soin de l’Être, c’est prendre soin du temps, de ses dimensions. C’est s’inscrire entre mémoire et projection, entre souvenir et anticipation. C’est se souvenir, accepter que ressurgissent même les images les plus blessantes, pour que le deuil soit possible. C’est renouer ce fil rouge de soi-même à soi-même qui permet de naviguer sur la ligne du temps.
Prendre soin de son être permet de retrouver son projet d’être. Il est primordial de donner des buts à son existence, de retrouver ses buts ou de les redéfinir après la maladie. Lorsqu’un patient vient me voir pour « reparler », je lui demande ce qu’il veut en faire de cette parole, en lui expliquant que la parole est un moyen, un outil, pas un but, et que dans une rééducation par exemple, avoir un but est très moteur et permet de définir des objectifs intermédiaires.

Avoir un but, aussi idéal ou aussi matériel que l’on voudra, que l’on pourra introduire la dimension de l’espérance, la dernière vertu laissée à cette grosse curieuse de Pandore. Et cette espérance, qui est du côté de l’être, alors que l’espoir est du côté de l’avoir est source du renouveau, de la régénérescence. Souvenons-nous de ce que disait aussi Rabbi Nahman de Brislau : « il est interdit d’être vieux ». L’existence est pour lui, pour le hassidisme, une aventure de la joie : c’est le passage d’un état de l’être à un autre état de l’être.

M.-A. Ouaknin prétend que guérir c’est traduire, car c’est permettre que le sens se meuve, circule, comme dans la traduction le sens circule entre deux langages, et les mots se substituent les uns aux autres sans que le sens disparaisse ou se décolore.
Le Maçon ne craint pas la Mort, dit notre rituel funèbre, car il n’a pas à craindre le détachement, à redouter d’être dépossédé, il est passé au delà de cela et n’en est pas revenu tout à fait le même. Mais il est porteur de la parole d’espérance, comme on est porteur d’un viatique, de provisions de voyage.

Comme dans la guérison chamanique, la guérison maçonnique restaure le lien communautaire, passe par le corps social s’il est menacé dans son intégrité. Elle restaure la communauté spirituelle.

La guérison est passage, voyage et métaphore, sortie de soi, modalité d’être dynamique, qui nous fait humain, qui nous fait partie de l’humanité, qui nous fait homme accompli. Et pour moi, c’est exactement ce qu’est la démarche maçonnique et ce à quoi elle nous mène : à guérir de nous-mêmes autant que de notre empêchement à être nous-mêmes, à dénouer notre être, à le mettre en harmonie avec lui-même et avec l’univers. C’est un outil de traduction et de guérison qui donne les moyens à ceux qui les utilisent jour après jour de prendre soin de l’Être, « per via di levare ».

J’ai dit, V\ M\

M\C\ M\


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