Obédience : NC Loge : NC Date : NC



De Pierre, de Bois et de Verre : Notre-Dame d’Amiens

En ce petit matin de 1218, le soleil réchauffe à peine la ville d'Amiens qui vient de vivre un des plus terribles moments de sa longue histoire. Il y a eu les invasions, la famine les épidémies mais là c'est en son centre même que la fatalité vient de frapper. En une nuit, une courte nuit, l'église cathédrale vient de partir en fumée.

L'Evêque, Evrard de Fouilloy, vêtu d'un long manteau ainsi que tout le chapitre du diocèse se tiennent devant les décombres fumants. Plus tard il avouera qu'un champ de bataille n'aurait pas été plus terrible à contempler. De l'ancienne église, il ne subsiste qu'un mur et une tour émergeant des éboulis comme une dernière bravade au destin funeste. Quelques maisons alentours ont été partiellement détruites. L'église Saint Firmin le Confesseur n'a pas été touchée. Par chance, la veille on avait retiré le Saint Reliquaire de la cathédrale pour le mettre dans cette ancienne bâtisse, en prévision de la procession. Cette relique, en fait la tête de Saint Jean Baptiste, a été ramenée de Constantinople par le chanoine de Picquigny. Sa perte aurait été le coup de grâce.

Evrard de Fouilloy déambule dans les ruines, à ses cotés demeure en silence le doyen du Chapitre, Jean de Boubers. On suppose que c'est là, entre ces deux hommes abattus que le projet va naître. La ville est riche, industrieuse, en plein essor Le chapitre, l'évêché ont des ressources insoupçonnées. Evrard décide de tout raser et de rebâtir. Jean qui sera Évêque après lui calcule déjà les fonds nécessaires. Notre-Dame d'Amiens vient de naître dans l'esprit Plus tard, elle sera ce joyau de pierre que nous pouvons admirer aujourd'hui encore

Oui mais pour rebâtir, il faut un maître d’œuvre. Et cela ne se trouve pas comme ça. Malheureusement, il ne reste aucun document fiable sur le choix définitif et les raisons de ce choix. On sait qu'en 1219, soit dans les mois qui suivirent l'incendie, l'Évêque, le Chapitre, des représentants du peuple, de riches commerçants et des bourgeois votèrent à l'unanimité la reconstruction d'un édifice. Ils allouèrent les fonds, inventèrent des taxes nouvelles, mais à ce moment précis, l'architecte qui allait diriger les travaux n'était pas encore connu. Evrard de Fouilloy voulait une cathédrale comme il s'en construisait à cette époque, dans ce nouveau style épuré que nous appelons gothique. Je suppose que la rencontre avec son futur Maître d'Oeuvre a du se solder par une parfaite entente entre les deux hommes.

Evrard avait de grandes idées, des espoirs fous, des envies qui avoisinaient la mégalomanie et en Robert de Luzarches il a trouvé l'écoute attentionnée. C'est cet homme qui a su dessiner les rêves de l'Evêque. C'est donc lui qui fut retenu. Notre-Dame d'Amiens est née dans l'esprit d'Evrard mais c'est Robert de Luzarches qui l'a fait sortir du néant. En quelques plans, quelques élévations, des coupes transversales il a concrétisé les espoirs de l'Évêque et enfanté un des plus beaux monuments de l'Humanité.

Pour le maître d’œuvre tout commence par les plans. C'est à l'abri d'une des salles de l'évêché que Robert de Luzarches va terminer toutes ses épures.

Pour s'imprégner des lieux, il passera de longues journées assis devant les ruines puis comme mû par un ressort interne, il circulera tout autour, dedans, jaugera la terre, analysera les vents dominants. On le verra souvent une ardoise dans la main droite, un bâton de craie dans l’autre, Son cerveau est en ébullition.

Parallèlement, il envoie des messagers dans toutes les directions. Il lui faut réunir les équipes pour débuter le chantier. Il a besoin de maçons, de tailleurs de pierre, de charpentiers, de menuisiers, des maîtres avec leurs compagnons et leurs apprentis, les ouvriers seront trouvés sur place. Pour les forgerons, il a déjà pris des accords avec les deux forges principales d'Amiens. Le bruit va vite se répandre et le chantier attirera des milliers de gens, va-nu-pieds comme riches commerçants itinérants, bateleurs de foire, montreur d'ours... La construction d'une cathédrale est un événement économique et social de grande envergure, on n'imagine qu'avec peine les retombées parfois curieuses  ainsi un village entier pouvait déménager avec armes et bagages et venir s'installer à moindre distance.

Pour ériger l'édifice, Robert de Luzarches sait qu'il a besoin de place. A la surprise générale il va tout raser, extirper jusqu'à la dernière pierre de fondation de l'ancienne église. Mieux, il va déplacer  St Firmin le Confesseur et l'hôtel-dieu deux bâtiments pourtant relativement importants.
Ce tour de force renforcera sa renommée naissante. Inlassablement, il continue et fait raser quelques maisons encore. Il ne se préoccupe guère des discussions sans fin entre les lésés et le Chapitre. Il dirige de loin les travaux de reconstruction des deux monuments déplacés, se reposant sur deux maîtres assistants.

Le chantier est une gigantesque fourmilière où travaillent déjà 370 personnes Tous les salaires sont d'ailleurs relevés avec précision dans les comptes du Chapitre.

Une étape importante a été le choix des pierres Le maître d’œuvre va sélectionner lui-même les matériaux. Notre Dame d'Amiens sera construite avec des pierres issues de 4 carrières. La première est à Beaumetz les Loges, à 50 kilomètres dans le Nord-Est d'Amiens. Cette ville a été longtemps réputée pour la qualité de ses pierres, d'où son nom.  N'oublions pas que les loges servaient surtout aux tailleurs de pierres Les trois autres se trouvaient à Croissy, Fontaine - Bonneleau et Domeliers, à 30 kilomètres dans le sud-ouest. Pour visualiser la difficulté du transport sur de telles distances à cette époque, il faut comprendre que pour une charrette attelée indifféremment à des boeufs ou à des chevaux la carrière la plus proche se trouvait à 3 jours de voyage aller et retour. La plus éloignée à 6 jours. Dès cette époque, Robert de Luzarches lance la production et organise la rotation des voyages.

Sur le chantier (une place nette d'environ 8500 m2) se dresse dans un coin la première loge. Construite moitié en dur, moitié en toile goudronnée et bois de charpente, c'est un grand quadrilatère, peu élevé où reste à demeure un maître. Dedans se trouvent tous les outils du maître d'ouvre mais principalement une salle où sont jalousement gardés les plans de l'édifice.

A cette époque, pas de papier pour les constructeurs. Robert de Luzarches a employé la technique qu'avaient utilisé les autres architectes avant lui. En fait il existait deux techniques bien distinctes : l'ardoise et la planche à tracer, l'ardoise, qu'il était peu aisé de transformer en surface bien plane et facilement cassante sera abandonnée au profit de la planche à tracer. L'appellation évoque la table de dessin mais ce n'est pas vraiment cela. En fait, on prenait une planche d'environ 1 à 1,20 mètres sur 50 à 60 centimètres de large sur laquelle on clouait des tasseaux de 2 centimètres d'épaisseur sur les quatre côtés. Dans ce cadre on coulait du plâtre et la surface était lissée à la règle. Il suffisait ensuite au maître d’œuvre de tracer ses plans a la pointe de fer très fine en utilisant l'équerre, le compas et la règle.

Ne restait qu'un détail important avant la construction en elle-même Il fallait orienter la cathédrale. Très tôt, Robert de Luzarches avait fait réaliser deux piques étranges à un forgeron. C'était comme des barres à mine, longues d'environ 2 mètres, pointues à une extrémité et portant un anneau à l'autre. Il fixa la première au beau milieu de ce qui était l'abside de l'ancienne cathédrale et donc supposé être plein est. La pique était enfoncée dans le sol et fixée par des pierres maintenues par du mortier.

Le maître d’œuvre se leva en pleine nuit, juste avant l'aube. On suppose qu'il n'était pas seul et au moins accompagné d'un assistant. Dès que l'aube s'est pointée, se trouvant plein ouest de sa première pique, il a aligné le soleil levant dans l'anneau des deux piques et fixé la deuxième dans la terre comme la première. Il avait ainsi trouvé son axe principal. Ensuite, il a utilisé des systèmes simples de triangulation et de symétrie pour tracer le pourtour. L'usage de sa canne de maître d'ouvre et de sa corde à douze nœuds s'est montré efficace.

Et pourtant cet architecte de génie avant l'heure ne s'est pas révélé être un astronome de pointe. En fait l'axe Est-Ouest est décalé de 23° vers le sud. Tous les historiens ont déclaré ce fait comme étant une balourdise due aux méconnaissances du moyen age. C'est peut-être vrai, mais si cela avait été volontaire ? Je dois avouer qu'à ce jour, je cherche encore...

Voilà, le périmètre est tracé. Les dimensions donnent le vertige longueur hors tout 145 mètres, largeur au niveau du transept 70 mètres soit environ 7700 m² de surface au sol. Pour se donner une idée on y fait rentrer plus de 12 courts de tennis 10.000 personnes pourront s'y tenir debout, soit toute la population amiénoise de l'époque. La flèche culmine à 112 mètres de haut, le tout représentant un volume total de 200.000 m3. Pour rendre ce chiffre faramineux plus concret, il faut imaginer une file de berlines moyennes, pare chocs contre pare chocs, sur une route de 90 kilomètres, soit 20.000 voitures. Toutes empilées, elles représenteraient le volume de la cathédrale ! ! ! La hauteur du dallage à la voûte de la nef sera de 42,30 mètres précisément. Un record pour cette époque.

Un beau jour de 1220, le temps de l'inauguration officielle est venu. La date est imprécise, seule l'année demeure certaine. Tous les acteurs du gigantesque chantier sont présents. Les hommes d'église, Evrard de Fouilloy en tète, les bâtisseurs, du maître d'ouvre au dernier des ouvriers, les Amiénois, les gens des villes alentours, des représentants de la couronne, bref, c'est une foule immense et bigarrée qui se presse sur la place. La première pierre est amenée par brancard devant l'Evêque. Il y aura un office religieux assez bref où une bénédiction sera donnée. Ce sont Robert de Luzarches et Evrard de Fouilloy eux même qui procéderont à l'installation de la première pierre dans son lit. Cette journée qui sera chômée mais payée malgré tout se terminera par une fête grandiose.

Les travaux de fondation progressent très vite. Il faut dire qu'à cette époque on travaille du lever du soleil à son coucher. Le repos dominical est respecté et par rapport à aujourd'hui, il y avait beaucoup plus de jours fériés. En à peu près deux ans, les fondations sont terminées et celles-ci affleurent au niveau du sol.

Evrard de Fouilloy va une fois encore prouver son ouverture d'esprit et son intelligence visionnaire. Je suppose que son maître d'oeuvre l'a certainement guidé, mais quoi qu'il en soit, Cet Evêque clairvoyant décida que les travaux commenceraient par la nef et non le chœur comme il était coutume de faire. De cette façon, la logique de la construction serait respectée. En ce temps, toutes les cathédrales voyaient leurs chœurs érigés en premier pour une bonne raison, il fallait très vite retrouver un lieu sacré pour célébrer les offices religieux. Evrard, avec ce désir secret de posséder la plus belle cathédrale, rivé dans son coeur, écoutera certainement Robert de Luzarches et lui fera confiance. C1est le seul exemple de construction dans cet ordre que je connaisse.

Quant aux offices religieux, Evrard ajoutait à son intelligence de nombreuses qualités dont la ruse, il calma les esprits en les faisant exécuter dans la vieille église de St Firmin le Confesseur. Comme il subsiste toujours des mécontents et que ceux-ci se plaignaient d'un manque de place certaine, il n'hésita pas une seconde à faire retirer tous les fauteuils, bancs et autres meubles d'appoint. Sachant qu'une messe célébrée par un évêque durait quelques deux heures, tous les participants ecclésiastiques se retrouvaient debout au même titre que le dernier des manants.

En décembre 1222, une terrible nouvelle s'abat sur le chantier. Evrard de Fouilloy vient de décéder. L'instigateur d'un des plus beaux chantiers du moyen âge vient de s'éteindre et il n'aura pu voir que les fondations de sa cathédrale. Sa mort ne coupera pas l'élan des bâtisseurs bien qu'ils aient respecté un deuil d'environ une semaine. Sa tombe sera installée, suprême honneur, au centre de la nef qui s'élève à peine. En bronze coulé d'une seule pièce, c'est une lame supportée par 6 lionceaux sur laquelle repose une statue gisante de l'évêque, grandeur nature. On considère que c'est l'une des deux pièces uniques conservées après la révolution. La deuxième est le gisant de Geoffroy d'Eu, se trouvant aussi à Amiens. Sur cette stèle se trouve cette épitaphe : 
« Celui qui fit paître le peuple, qui jeta les fondements de cet édifice, à qui fut confié soin de cette ville, Evrard dont la renommée fut odorante comme  le nard repose ici. Homme pieux, soutient des veuves affligées, de ses dons, de ses paroles, il réconfortait tous ceux qu'il pouvait… Avec ceux qui étaient doux c'était un agneau. Avec  les orgueilleux, un lion. Avec les superbes, une lime. (l'outil, le fruit acide ou la dent inférieure du sanglier ?). »

D'autres évêques lui succèderont et il est impossible d'en dresser une liste ici. Pour la cathédrale en général et sa construction en particulier, certains marcheront sur les traces d'Evrard de Fouilloy, d'autres le trahiront. Malgré tout, il était impossible d'évoquer Notre Dame d'Amiens sans parler de cet homme.

Nous sommes maintenant en 1236. La nef est entièrement terminée et on peut admirer d'ores et déjà les clés de voûte maîtresse à plus de 40 mètres.

Il en est de même pour la façade occidentale et la statuaire du grand portail appelé porte du Sauveur ou porte de la Jérusalem Céleste. Il faudrait des pages et des pages pour énumérer tous les chefs d'ouvre qui ornent ce portail. Quant à l'étude de son symbolisme, ésotérique comme exotérique, il faudrait y consacrer une vie entière. Citons quelques détails (sans respecter la chronologie de la construction) : sur la partie antérieure du trumeau se trouve la statue du Christ nommée le Beau Dieu d'Amiens. Sa main droite bénit, la gauche tient un livre fermé. En dessous on admire Salomon. Sur les piédroits, on peut contempler St Jacques le Majeur avec une panetière garnie de coquilles, insigne des pèlerins. St Thomas tenait une équerre mais celle-ci s'est transformée en croix après une restauration malhabile du dernier siècle. Les quartefeuilles du soubassement sont riches, entre autre des vices et des vertus qui’s'y opposent. Sur les bas-reliefs, on distingue des symboles qui sont très riches dont un très énigmatique  Ezéchiel contemple deux roues de charrue enchevêtrées. Que signifie-t-il exactement ? Le tympan est divisé en 4 registres qui représentent le jugement dernier Un des plus beaux parait-il.

Faisons le tour par le Sud, vers la porte dite de la Mère Dieu. Dans le dais qui abrite la Vierge se trouve l'Arche d'Alliance. Les piédroits se composent de l'histoire de la Vierge et de l'autre côté siègent les rois mages, Hérode, Salomon et la Reine de Saba. Les quartefeuilles du soubassement reprennent les mêmes sujets. Sur cette façade sud et plus particulièrement sur le contrefort de la tour, on peut voir un cadran solaire orné d'une grande statue d'ange. Le plus intéressant est la partie centrale du trumeau. Là se trouvent un évêque et des clercs tenant des livres, des encensoirs. C'est en fait la symbolisation de la pose de la première pierre. Pour terminer cette succincte visite, on découvre sur les trois cordons du cintre Saint Jean accompagné d'un aigle.

Le chevet n'a rien de particulier si ce n'est que les contreforts des chapelles rayonnantes sont amorties par des quadrupèdes couchés. La chapelle centrale par des rois assis jouant des instruments de musique.

Au Nord nous admirons la porte dite de Saint Firmin premier évêque d'Amiens. Il y a d'ailleurs une superbe statue le représentant. Un détail curieux  les bas reliefs sont composés des 12 signes du zodiaque sur la rangée supérieure. Les 12 travaux correspondants sur la rangée inférieure. Sur cette façade, encore un détail à relever; sur le trumeau de la chapelle dédiée à Saint Louis, on trouve la statue de ce roi. Il faut juste retenir que c'est la plus ancienne que l'on possède de nos jours.

Le transept est commencé mais arrêté à l'étage du triforium, Les bâtisseurs posent d'ailleurs des murs provisoires pour boucher les ouvertures Nord et Sud Les portails seront construits plus tard On s'est longtemps demandé quelles étaient les causes de l'existence de tels murs, La raison est simple. C'est à cette  même date que Geoffroy d'Eu décide de refaire des offices religieux et si les religieux peuvent admirer le ciel par endroit, il est vrai que les ouvertures à chaque bras de transept auraient fait de terribles courants d'air, néfastes à la fragile santé des officiants.

Robert de Luzarches continue son ouvre, s'épuise le jour à arpenter le chantier, il est partout, dans les mystères de la crypte et sur les plus hauts étages des échafaudages, préparant les épures, usinant lui-même les gabarits pour les charpentiers. Il s'épuise aussi la nuit dans la Loge, à faire et refaire des plans, prendre des mesures au calme.

Nous arrivons à l'an 1240 et c'est à cette époque que commencent les ennuis sérieux. Le chapitre est endetté, l'évêché pratiquement ruiné. Il faut dire qu'il y a les guerres, les épidémies, 4 ou 5 années de mauvaises récoltes successives. Par conséquent et comme il est hors de question d'arrêter là le chantier, les chanoines vont transporter les reliques de St Honoré dans toute la région pour récolter des fonds supplémentaires.

Les travaux redémarreront en 1247 ! année qui marque la disparition de Maître Robert de Luzarches des registres de solde du Chapitre, soit après presque 30 ans de bons et loyaux services. On ignore s'il est mort à cette date ou s'il est parti. Par contre, une chose est sûre c'est qu'en août 1247, le chantier est de nouveau stoppé par des ennuis financiers. Le chantier sera abandonné jusqu'en hiver de cette même année où apparaît un nouveau maître d'ouvre, Thomas de Cormont. Avant de partir ou plutôt de disparaître, Robert de Luzarches laisse la cathédrale dans l'état que nous lui connaissons aujourd'hui, hormis les deux tours dont seules les fondations ont été réalisées. Le chour est terminé, les bas-côtés, le déambulatoire et les chapelles rayonnantes sont achevés.

Un détail encore énigmatique sur cet édifice. A cette époque, quand un maître d’œuvre succédait à un autre, il s'empressait de marquer la construction de sa griffe. Souvent, on a eu droit à des aberrations techniques dans de magnifiques bâtiments, tout simplement parce que le nouvel architecte voulait laisser son empreinte. Fort heureusement, Amiens a échappé à cela et on en ignore les raisons exactes. Nous avons aujourd'hui une certitude jusqu'en 1402, année d'achèvement de la tour nord, soit 182 ans après la première pierre, seuls les plans dessinés par Robert de Luzarches ont été scrupuleusement suivis, Comment et pourquoi, nul ne le sait.

Thomas de Cormont ne laissera que très peu de souvenirs spécifiques. On sait qu'il a continué l'ouvre de Robert de Luzarches et dirigé le chantier pendant à peu près 13 ans. En 1258, un terrible incendie détruit les charpentes des absidioles et on est sûr que c'est lui qui a commencé les réparations qui seront rapidement menées à terme.

Peu à peu, au travers des crises financières, la cathédrale se peaufine.
En 1260. Thomas cède la place à son fils Renaut de Cormont. Encore une fois, nul ne sait s'il est mort ou parti ailleurs. J'opterai plus pour un accident de chantier étant donné qu'il y a, eu transmission de charge.

En janvier 1264, Saint Louis passe à Amiens et c'est dans l'église qu'il tentera  de ramener la paix entre Henri III et ses barons révoltés.

Dès 1269, les tours sont mises en chantier. A la même époque on badigeonnera de poix la forêt de la cathédrale. C'est un chef d'ouvre a, elle toute seule : tout est chevillé et exécuté avec un raffinement qui ne peut laisser indifférent.

Alors que le chantier s'est de nouveau arrêté, faute de moyens et qu'on y remédie à l'aide d'impôts et de taxes, Philippe III, roi de France et Edouard 1er d'Angleterre viennent y signer le traité d'Amiens.
 
En 1288, Renaut de Cormont pose le dallage dans la cathédrale. Les pierres noires viennent de Belgique, les blanches de Senlis. Il va d'ailleurs dessiner symboliquement les quatre éléments et créer le labyrinthe. Et là, au cour de ce majestueux symbole, se trouvait une bande de cuivre sur laquelle on pouvait lire :
« En l'an de grâce 1220, l’œuvre de cette église fût  commencée. L'évêque de ce diocèse était alors Evrard ; le roi de France, Louis, fils de Philippe le Sage. Celui qui fût maître de l’œuvre s'appelait maître Robert de Luzarches ; après  lui vint maître Thomas de Cormont, après celui--ci, son fils, maître Renaut, qui fit placer cette inscription en l'an de l'incarnation 1288. »
La pierre centrale du labyrinthe portait en outre les figures de l'évêque et des trois maîtres d'ouvre incrustées en marbre blanc d'Italie modeste signature s'il en est devant la beauté des lieux.

1288 sera d'ailleurs l'année où disparaîtra Renaut de Cormont des registres du chapitre. Il est fort difficile de savoir les noms des successeurs. Je n'ai retrouvé qu'en 1390 un certain Pierre Dargent et en 1427, un nommé Colart Brisset.

De 1292 à 1297, en plus des tours toujours inachevés, le nouveau maître d’œuvre va diriger les travaux de quelques chapelles supplémentaires. Entre autre, celle dédiée à Saint Louis qui a été canonisé le 12 août 1297.

Le 6 juin 1329, Edouard III d1Angleterre rend son hommage à Philippe VI de Valois, dans le chœur de la cathédrale. D'ailleurs, en octobre 1337, Edouard refusera de se plier et ce sera la guerre de cent ans.

En hiver 1346 s'abat un terrible fléau sur toute l'Europe. La plus terrible épidémie de peste noire vient de débuter. Elle fera 25 millions de morts et rien qu'en France, 10 millions d'hommes, de femmes et d'enfants perdront la vie, soit la moitié de la population du pays. L'horreur durera des années et s'arrêtera en 1348. Inutile de dire que rien ne fût bâti pendant cette période. Par contre, on peut noter que la cathédrale a servi d'hôpital, ou plutôt de mouroir. Il faut imaginer la vision d'apocalypse que représentaient les offices religieux au beau milieu des malades en train d'agoniser, des râles des mourants et des cadavres qu'on se dépêchait d'évacuer par brancards, un bâillon sur la bouche, afin de les brûler.

Ce n'est que 20 ans plus tard, en 1366, que sera achevée la tour sud. En fait, elle fût terminée en 1361. Malheureusement, la même année, un incendie ravagea la ville et détruisit en partie cette tour. Les bâtisseurs devront attendre 5 ans de plus pour la voir s'élever dans le ciel comme auparavant.
Quant à la tour nord, elle ne dominera la ville qu'en 1402.

En 1375, on érige les deux dernières chapelles. Ce sont les deux plus proches de la tour nord.

Le 3 novembre 1463, Guillaume Jouvenel des Ursins, ancien chancelier de France, médite devant le maître autel de Notre Dame d'Amiens. Il vient de prendre possession des villes de la Somme, rachetées par le roi de France au duc de Bourgogne contre une somme de 400.000 écus. Le traité a été signé sur le parvis et une messe célébrée en grandes pompes.

Entre 1496 et 1498, la croisée du transept menace de s'écrouler. Le diocèse fera appel à un ingénieux maître maçon, Pierre de Tarisel. En fait, les forces exercées à cet endroit précis de l'église sont trop puissantes et c'est en fait la cathédrale qui menace de s'écrouler sur elle-même. Glissement de terrain, érosion ou erreur de calcul, peu importe. Ce nouveau maître d’œuvre commence par opposer les forces en adjoignant d'autres arcs-boutants à l'existant. Puis il eût une idée fantastique de simplicité et d'une efficacité redoutable. Il va poser un chaînage en acier qui fera le tour de l'église par la galerie du triforium. La cathédrale a tenu bon, elle ne s'est pas écroulée et la réparation tient toujours. Aujourd'hui encore, il suffit de se mettre au pied de l'un des 4 piliers principaux, à la croisée du transept, pour voir la courbure qui défie les forces physiques et se demander comment cela peut tenir...

Un peu plus tard, le 3 juillet 1508, la cathédrale va recevoir sa plus belle décoration intérieure. En effet, c'est à cette date que commencent les travaux d'installation du chœur. Les seuls meubles seront des stalles monumentales en chêne massif Pour les fabriquer, les maîtres ébénistes ne vont pas hésiter à abattre des arbres centenaires alentours. Pour mettre en orme certaines pièces de l'ouvre ces techniciens avant l'heure utiliseront un procédé original : les pièces de bois tremperont dans des bains alternatifs d'eau douce et d'eau de mer pendant près de 7 ans pour certaines. La mise en forme se fera avec des gabarits forcés. Puis les imagiers vont réaliser un tour de force en sculptant des scènes criantes de vérité ou aucun détail n'a été épargné. Il est inconcevable pour nos esprits modernes de réaliser un tel paroxysme de l'exactitude. Ainsi, en se contorsionnant, on peut constater que même la face postérieure des décorations a été sculptée, alors qu'en général personne ne cherche à la voir. Il faudra 11 ans de travaux pour parvenir à boucler ce chantier et c'est en 1519 que tout le monde pourra admirer les 120 stalles qui composent le chœur. Depuis lors, des grilles ont été installées pour bien séparer le séculier du temporel. Malheureusement, et de nos jours. Ces grilles servent en premier lieu à les protéger des déprédations et des abus quasi habituels des touristes. L'accès en est maintenant interdit sauf pour les visites guidées.

Le 8 mai 1550, Henri II ratifie dans le chœur de l'église le traité d'Outreau par lequel la paix est faite avec l'Angleterre.
 
Le 15 août 1594, la cathédrale d'Amiens reçoit le bon roi Henri IV, après son sacre à Chartres. D'ailleurs, le 7 juin 1598, le cardinal légat Alexandre de Médicis y proclame solennellement la paix de Vervins avec l'Espagne. C'est une des suites positives de l'Edit de Nantes, signé le 15 avril 1598.

Le temps passe et nous amène au XVIIIème siècle. Entre temps, il y eut un nombre incroyable d'événements historiques au sein de cette cathédrale qu'i1 serait par trop fastidieux d'énumérer ici. On peut retenir simplement qu'en 1668, une épidémie de peste a ravagé une nouvelle fois la ville et que comme à l'accoutumée; l'église a joué son rôle d'hôpital.

Le XVIIIème siècle va défigurer la cathédrale. Tout le mobilier d'origine est dispersé et remplacé pour la mettre au goût du jour. Ce sera le règne des horreurs pleines de dorure, les anges joufflus soufflant dans leur trompette, les nuages de plâtre les meubles et sièges dont l'ostentation fait frémir...

Par contre, on peut noter qu'une chaire monumentale est adossée à l'un des piliers sud de la croisée du transept. Exécutée en I 773, elle est supportée par les statues colossales des trois vertus théologales la Foi, l'Espérance et la Charité. Vertus qui sont généralement les attributs du Vénérable Maître, de l'Orateur et du Secrétaire.

D'ailleurs, n'est-ce pas surprenant de trouver là le complément logique du tombeau en pierre et marbre de Charles Hémard, évêque d'Amiens, mort le 23 août 1540 ? En effet, sur ce tombeau adossé à l'un des piliers de la nef centrale on découvre les 4 vertus cardinales la Justice qui tient une épée et une balance. La Tempérance, un frein dans la main et dans l'autre une horloge. La Prudence qui tient un compas et un miroir. Enfin, la Force, portant une tour d'où elle fait sortir violemment un monstre. Ce sont bien là les représentants des 4 autres officiers qui rendent la Loge juste et parfaite les 1er et 2ème Surveillants, l'Expert et le Couvreur. Est-ce donc une coïncidence ou un hasard si l'architecte de la chaire, Pierre Joseph Christophe, et son sculpteur, Dupuis, ont complété les quatre vertus cardinales par les trois vertus théologales, 233 ans après ?
 
Puis vînt le temps de la révolution. Les Amiénois feront respecter leur église contre vents et marées, Ils se battront tant et si bien qu'aucune dégradation, aucune destruction gratuite n'atteindra leur cathédrale. Ils pousseront fort loin leur esprit de résistance  les administrations locales vont jusqu'à demander des fonds au pouvoir central pour subvenir à son entretien !!! Inutile de préciser que cette requête recevra une fin de non recevoir. La seule concession à cette période de troubles fût le déplacement des stèles d'Evrard et de Geoffroy vers les bas-côtés, à une place moins honorifique.

De 1805 à 1847, on va effectuer une série de travaux d'entretien généraux. En 1849, Salmis, Evêque d'Amiens va faire rentrer le loup dans la bergerie : il charge Viollet le Duc de restaurer certaines parties de la cathédrale, Architecte de génie et profanateur sacrilège à la fois, Viollet le Duc va s'acharner sur Notre Dame d'Amiens. D'un trait de plume sur le papier il enverra des murs entiers, des clochetons, des bas reliefs, une partie de la statuaire, bref des trésors datant de la conception même du bâtiment rejoindre le néant et l'oubli. Il y substituera ses propres conceptions, plus modernes. Malgré tout, on ne peut lui retirer qu'en I874 alors qu'il va prendre sa retraite, il dira de cette cathédrale qu'elle est le joyau du gothique.

Nous arrivons à la première guerre mondiale. Là, il lu faut parler du général Erich Ludendorff, responsable de la défaite des russes en mars 1918, il lance toutes ses forces en France pour déstabiliser Foch. Il participera avec Hitler au putsch de Munich et sera élu au Reichstag en 1924. On doit à cet homme le livre « la guerre totale » qui prône une régénération de l'Allemagne par l'élimination des Juifs et des Francs-Maçons ainsi que le remplacement des églises chrétiennes par une sorte de néopaganisme germanique.
On peut imaginer quel était l'enthousiasme d'un tel individu lorsque ses armées se sont retrouvées à 17 kilomètres d'Amiens, le 21 mars 1918 Il y a mis beaucoup de cour et pendant trois mois, jour après jour, nuit après nuit, les forces allemandes vont pilonner la ville pendant 3 mois, la cathédrale étant bien entendu, l'un des objectifs principaux à détruire. Et pourtant sur les milliers de tonnes d'obus et projectiles divers déversés sans compter seuls quelques-uns uns ont touché l'église. Une anecdote amusante le 4 avril 1918 un obus va traverser la toiture de la cathédrale en y faisant un simple trou, passer toute la forêt sans toucher la moindre poutrelle..., refaire un trou dans la voûte et atterrir quasiment aux pieds d’un prélat après avoir brisé quelques pierres du dallage sans exploser. Un autre détail bien plus triste, car lourd de conséquences : le service d'évacuation des objets d'art enlève tout ce qui est possible, autels, tombeaux, le trésor, les objets de culte et emmène tout à Paris dès le début du conflit. Malheureusement, un incendie accidentel va tout dévaster et il ne restera que le vitrail central de l'abside dont la datation est estimée à 1269. Un double malheur car tous ces objets, s'ils étaient restés dans la cathédrale, auraient pu traverser toute la guerre sans subir le moindre dommage.
 
Sur la seconde guerre mondiale, on peut citer un vrai miracle. Le 20 mai 1940, l'offensive allemande est à son point d'orgue et la Luftwaffe programme le bombardement qui doit rayer Amiens de la carte. L'arsenal est impressionnant : 20 escadrilles de bombardiers lourds emmenant dans leur soute 4 tonnes de charge TNT et 3 tonnes de charges incendiaires, 20 escadrilles de bombardiers conventionnels portant chacun 4 tonnes de bombes, une cinquantaine de bombardiers en piqué avec une bombe de 500 Kg, sans oublier les escadrilles d'avions de chasse venant en appui et qui, ne trouvant pas d'opposition, se sont amusées à faire des cartons à la mitrailleuse lourde dans les rues de la ville... Le plus lourd tribut d'Amiens à la folie des hommes et l'absurdité des guerres au cours de sa longue histoire. Les trois quarts de la ville sont rasés, il ne reste rien, pas un mur, plus de maison, plus de bâtiment, même plus de rue...sur des kilomètres carrés à la ronde on ne voit rien, on ne sait plus où se trouve quoi !!! Et pourtant, au beau milieu de ce décor irréel s'élève la cathédrale intacte, avec quelques flammes qui n'auront aucune conséquence. Quand on voit les photos noir et blanc du désastre avec cette église au beau milieu, c'est une anomalie, un non-sens qui perturbe les lois de la guerre normalement sans appel. En 1944, ce sont les alliés qui vont bombarder Amiens. Les avions ne viennent pas du même côté, ce ne sont pas les mêmes, leur but est tout à fait différent mais le résultat demeure identique. Amiens est encore une fois détruite par un gigantesque incendie. Encore une fois Notre Dame conservera son intégrité la plus totale.

Voilà une bien longue histoire. Aujourd’hui, en 1998, cela fait 778 ans que Notre Dame d'Amiens contemple les siècles, les hommes. Elle a tout vu, tout subi. Il y a eu les guerres de religion, les guerres sans raison, les batailles pour un peu plus, les crimes parce que l'autre pensait différemment... Les épidémies sont passées et indirectement elle leurs a survécues. On s'y est marié, on y est mort, on y a baptisé des milliers de nouveaux - nés. Les hommes lorsqu'ils voulaient bien abandonner de temps en temps leurs délires guerriers sont venus y signer des traités de paix. Les plus grands hommes de l'histoire passée et contemporaine sont venus y prier, s'y recueillir, voir prendre de grandes décisions. Etrange destin que le sien; un seul homme l'a pensée, la créée et des milliers d'autres ont tenté de la détruire.

Mais rien n'y a fait, elle a survécu et c'est elle, simple objet de bois et de verre qui a gagné toutes les batailles contre les hommes. Enfin presque : nous, les hommes modernes, nous avons réussi là où tous les autres ont échoué. Nous et notre grande alliée, la pollution. C'est la pollution qui la ronge comme un cancer et qui est en train de tout détruire. Le mal est tellement pernicieux que l'UNESCO a missionné des scientifiques il y a quelques années et leur jugement est tombé comme un couperet : Si rien n'est fait l'édifice est voué à l'écroulement par érosion généralisée due à une atmosphère saturée en gaz polluant de toutes sortes. Un seul remède, le traitement de la pierre par laser pour un coût de 30 milliards de nos francs. Et à ce jour, nul ne sait si ce traitement aura les résultats escomptés !

Je terminerai avec pour seule conclusion, cette phrase de Victor Hugo :

« Au moyen âge, le genre humain n’a rien pensé d'important qu'il ne l'ait écrit en pierre... »

J'ai dit


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