Obédience : NC Loge : NC 23/05/2005

 

La parole par le geste

« Sans vos gestes, j’ignorerais tout des secrets lumineux de votre âme ». (José Ortega y Gasset)

La tradition dit : « Au commencement était le Verbe ». Ne faudrait-il pas dire plutôt que tout a commencé par un mouvement, un geste, - celui du Big-Bang ou de tout autre acte de création ?

On peut mettre en évidence un langage gestuel s’exprimant de 3 manières :

- les gestes expressifs (ils expriment une émotion ou un sentiment). Rien ne peut être compris par l’homme que par le souvenir ou ce qui le suggère. Toute sensation fait ainsi remonter à la surface de la conscience un schème mental oublié, un signe correspondant à une expression déjà éprouvée.

Le geste-réflexe exprimant peur, surprise, envie, satisfaction d’un désir, sont devenus des signes compréhensibles pour l’autre et par extension pour le groupe social.

- les gestes descripteurs (index qui montre), la mimique qui ponctue le langage verbal.

- les gestes symboliques qui sont conventionnels et relatifs à une culture.

« Le geste est un mouvement du corps, dit Furetière, qui se fait non pas pour changer de lieu, mais pour signifier quelque chose ».

Les chansons de geste sont des poèmes narratifs chantés - comme leur nom l’indique - qui traitent de hauts faits du passé-comme leur nom l’indique également-, gesta dérivant du participe passé gero, « choses accomplies, hauts faits, exploits ».

Certaines théories du geste se conçoivent comme « mouvement de la sensation à la connaissance ». Le geste lui-même serait coexistant à la vie et antérieur à la parole. M. Jousse a exalté le geste comme « émanant d'une attitude essentielle qui utiliserait les sens les plus divers aussi bien auditifs, visuels, olfactifs et tactiles ». L'origine et la racine des mots se trouveraient, d'après M. Jousse, dans les gestes qui leur donneraient un sens.

On enseigne aux danseurs et aux orateurs qu’un geste doit précéder la parole. Dans son élaboration d’origine, on peut dire que l’expression de la pensée commence par un mouvement réflexe.

L’émotion en est la source manifeste, lien unissant le physique et le psychique et pouvant s’exprimer par le mot de « sentiment », car il est selon R. de Gourmont « le mélange du Sentir et de la Compréhension ».

Le geste devenu signe institutionnel devient communication d’une notion et suggestion d’une pensée à venir !

Si les intentions se développent dans les paroles, elles percent autant entre les mots qu’en dehors de ceux-ci. Comprendre l’autre, ce n’est pas seulement comprendre ce qu’il dit, c’est aussi comprendre ce qu’il ne dit pas mais qui s’exprime aussi en lui. L’autre est autant donné dans ce qu’il dit que dans ce qu’il ne dit pas, il est cette totalité indivise. En d’autres termes, la compréhension suppose à la fois le dit et aussi le non-dit.
Cela ne veut pourtant pas dire qu’il faille croire aveuglément dans l'apparence de l'autre. Il faut aussi faire attention à ce que nous pressentons comme de soi-disant « intuitions » d'autrui. Qui sait en effet si nous ne prenons pas nos propres attentes, nos propres craintes pour des « intuitions ? » Savons-nous départager nos émotions devant l’autre, nos attentes, de notre sentiment de l’autre ? Il faut pour cela se connaître mieux soi-même ! Trop souvent ce que je pense comprendre est mon interprétation, elle ne vient que de moi, elle n’est pas un véritable voir. Il faut toute l'acuité de l'intelligence pour que l’intuition retrouve sa vraie valeur.

Nos gestes en disent souvent aussi long que nos paroles. Selon les psychologues de la relation, 7% seulement de la communication passe par les mots, 38% passe pas l’intonation qui traverse la voix et 55% relève du langage du corps.

« Auprès des femmes ; les paroles doivent être plus respectueuses à mesure que les gestes le sont moins ». (Etienne Rey)

Ainsi le geste n’est-il pas seulement une action, mais aussi et surtout une expression. On l’a toujours enseigné aux apprentis orateurs, il fait partie de la rhétorique, il faut savoir le joindre à la parole, à laquelle il reste inférieur, soutient Bergson : « Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète ».

Pourtant, il a quelquefois le même pouvoir que la langue ; il y a un langage des gestes, et pas seulement pour les sourds-muets. (Par bonheur, le langage sourd-muet est maintenant reconnu par l’assemblée nationale comme langue vivante à part entière et pouvant être présentée au baccalauréat.)

Certains sont très faciles à décoder- le bras d’honneur et la main aux fesses, par exemple, leste ou preste, se passent de tout commentaire (« Je suis sortie avec un citron, raconte cette petite clémentine, mais il a eu un « zeste » déplacé ») ; d’autres, volontaires ou non, lents, brusques, gracieux, maladroits, ébauchés, écrivent une sorte d’histoire que l’on n’est jamais sûr de bien traduire.

Car le geste est un signe, par lui le corps parle, il parle le langage des signes. Les gestes d’autrui forment ainsi comme un poème perpétuellement mouvant, que l’on déchiffre un peu au jugé.

La parole en tant que moyen de communication - et pas uniquement de production orale- n’existe pas que dans les mots mais également dans la musique, la danse, l’expression du corps, dans les gestes.

« Mais tout est parole chez nous. Si quelqu’un lève la main c’est une parole, et il en va de même pour la musique, le chant et la danse qui ne rythme pas seulement le conte mais toute la vie ! » (Gabriel KINSA, comédien et célèbre conteur congolais.)

La kinésique (=production des gestes) connaît des interdits, tout comme la parole. Certains gestes sont rejetés comme montrer du doigt par exemple. Dans certaines circonstances, le geste se substitue à la parole. Dans le sud Cameroun, les chiffres ne doivent pas être prononcés. Ils sont remplacés par une onomatopée et le geste représentant le chiffre. Dans la plupart des cas, le geste aide à formuler la pensée. Les gestes se font de la main droite, ceux de la main gauche étant considérés comme impolis. Dans certaines sociétés, le geste étant un auxiliaire à la communication, celui qui parle sans aucun geste est considéré comme très intelligent. Au contraire, quelqu’un qui parle avec beaucoup de gestes est « léger ».

Peut également être considérée comme un geste la posture du corps, « vraie parole ». Selon l’ethnologue Dominique Zahan, « la parole que l’on parle assis, c’est la parole de la vérité ; la parole que l’on parle en se promenant, c’est une supposition, la parole que l’on parle couché, c’est une confidence ».

De même dans certaines sociétés, on se dispute debout mais on se réconcilie assis.

Dans de nombreux cas, la mimique ou la pantomime peut se substituer totalement à l’énonciation verbale. Ainsi en particulier pour le oui et le non, dont la mimique paraît avoir été acquise bien avant le langage. Une recherche ontogénétique sur la négation et l’affirmation montrerait comment une gestualité corporelle liée au besoin, à la recherche du sein ou à son refus, donc édifiée sur des montages instinctuels innés, s’est « dénaturalisée » et transposée sur le plan symbolique : Les mouvements du corps, qui avaient une finalité biologique précise, tout en se maintenant comme traces stylisées de cette situation antérieure et dépassée, reçoivent alors une signifiance d’un ordre proprement symbolique dans l’exercice du langage.

Des « signes du corps » accompagnent l’émission du message verbal soit pour en intensifier la force, soit pour en modifier le contenu jusqu’à lui donner une signification contraire à celle qu’il contient explicitement – ainsi du clin d’œil qui, adressé à l’interlocuteur, dément l’affirmation énoncée. On trouvera des signes du corps qui énoncent pour l’interlocuteur un message différent, voire contraire au message verbal, des signes qui ne sont pas produits cependant par une intention particulière de signifier de la part du locuteur.

Il arrive assez souvent que le discours conscient de l’autre entre en décalage avec le discours inconscient qu’exprime son visage, son attitude, manifestation d’une rupture de cohérence interne. Ainsi de la personne qui prend un ton enjoué et artificiel, tandis que tout son corps se met d’abord à exprimer la gène, puis la défense, puis le mensonge et la dissimulation de l’inavouable. L’expiration suivant le mensonge, la dilatation des pupilles, sont très observés dans les interrogatoires !

On entre ici dans le vaste domaine des mimiques ou des pantomimes dites involontaires, non conscientes, non contrôlées par un « vouloir-signifier » et qui cependant expriment immédiatement l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle.

Le geste d’introduction dans notre culture, consiste à serrer la main droite. À l’origine, ce geste avait une fonction « utilitaire » précise : celle d’une vérification réciproque de l’absence d’une arme qui aurait pu être tenue dans cette main. Il s’est trouvé peu à peu « désémantisé » ; il a perdu une fonction pour en acquérir une autre, celle d’établir le contact par lequel la communication s’établira. On pourrait faire des remarques semblables à propos du geste de salutation qui consiste, pour un homme, à soulever son chapeau à distance, en présence d’une personne connue de lui. Ce geste, qui présuppose le port d’un couvre-chef, était initialement un geste de reconnaissance par lequel le chevalier, en soulevant la visière du heaume qui lui cachait entièrement la tête, donnait à voir son visage à son vis-à-vis, se faisait ainsi reconnaître en montrant la partie la plus individualisée de son corps, tout en rendant plus fragile sa protection personnelle. C’est là l’origine du salut militaire.

Dans les deux cas, le fait de serrer la main et celui de saluer en soulevant son chapeau, on assiste à un processus de « désémantisation » du geste ancien, l’affaiblissement, l’oubli du sens originel amenant à un codage inhérent à une culture, à « une pure sémiotique (=théorie générale des signes) sans sémantique ».On parle alors de codes de politesse.

Notre perception d’autrui est par avance balisée par des repères culturels qui fournissent des interprétations toutes faites.

Le cérémonial, qu’il soit religieux ou institutionnel, est là aussi pour prescrire d’emblée un sens à un geste. Nous ne nous rendons compte du rôle important de ces repères culturels que lorsque nous nous rendons à l’étranger. Là justement, nous perdons nos repères et nous devons brusquement nous habituer à un code très différent.

En Grèce, le hochement de la tête pour oui et non est exactement inverse par rapport à son usage en France. Si nous pensons bien faire en secouant des mains pour dire bonjour, il y a des pays où ce geste paraît vulgaire et grossier, le salut se fait dans une inclination du buste et une position des mains sur la poitrine. C’est à ce moment là que nous prenons le plus conscience de l’importance de notre conditionnement culturel. Nous perdons un élément très important de connaissance directe d’autrui dont nous avions l’usage dans notre propre culture. Autrui devient pour nous une énigme et il le reste tant que nous ne nous sommes pas imprégné des usages de la région où nous sommes.

Mais n'y a-t-il pas un langage du corps et de l'expression qui soit universel ?

Regardons ce que fait le mime. Le mime se sert de signes que tout un chacun peut immédiatement repérer. Le mime Marceau pouvait faire des spectacles partout dans le monde, sans avoir besoin de traducteur. Le voyageur dans l’autobus, le violoniste, l’homme pressé qui va à son travail etc.. toutes ces figures humaines sont aisément identifiables. On peut dans le mime construire des histoires très complexes en utilisant ces signes que les spectateurs vont reconnaître sans user d’une seule parole. D’ailleurs, le succès universel des mimes montre qu’il doit bien y avoir un langage gestuel universel, un langage naturel du corps que nous pouvons fort bien reconnaître sans qu’il soit nécessaire de faire des conjectures complexes. Les signes de l’action ne sont plus seulement affaire de telle ou telle culture, de telle ou telle convention sociale.

Le mime emprunte son art à un phénomène plus général qui est celui du passage spontané de l’intériorité vers l’extériorité. Tout sentiment imprime à notre corps un certain pli. La tristesse compose un visage, ainsi que la frayeur, la surprise, l’admiration, la joie etc. Le mime se sert à merveille de cette relation, de telle manière que le spectateur saisit immédiatement le sentiment et l’émotion qui s’expriment comme par une « possession » du corps tout entier.

Le geste et le corps peuvent devenir poème (danse, mime), séduction (la peau se faisant surface et support d’inscriptions, de marques et de traces qui dessinent à l’œil, offrent à l’odorat et au toucher les jeux de la séduction), concept de la gratuité esthétique (ainsi, dans l’art du maquillage, des parfums et des onguents, des peintures corporelles, voire du tatouage), ou signes d’appartenance à un groupe, organisme vivant dont les gestes et les mouvements, les attitudes et les postures sont modelés et façonnés.

Le geste rituel

En prenant la couronne des mains de l’évêque lors de son sacre, Napoléon voulait affirmer par-là la suprématie du pouvoir politique sur le pouvoir religieux.

D’aucuns pensent qu’il est dans l’esprit de la réforme liturgique catholique que les gestes de la liturgie soient naturels. Or, ce n’est pas le naturel que réclame l’article n°34 de la « Constitution sur la Sainte Liturgie », mais la simplicité, et même une « noble simplicité ». Et ce n’est pas la même chose.
Porter la main au front pour s’éponger est un geste naturel. Porter la main à son front pour commencer à se marquer du signe de la croix n’est pas un geste naturel, mais un geste rituel, c’est-à-dire codé, inutile (au sens de non utilitaire), gratuit et pour tout dire symbolique.

On ne peut pas se passer de manger, mais on peut parfaitement se passer de manger l’hostie ; tous les non-pratiquants le prouvent. C’est seulement au plan spirituel et même théologal que le croyant estime que manger ce tout petit morceau de pain « eucharistié » est indispensable à sa vie de foi, même s’il ne calmera jamais sa faim physique.

Que le geste rituel soit non utilitaire ne signifie pas qu’il ne sert à rien, mais que l’on peut s’en passer. Le geste rituel n’est pas matériellement rentable il peut même être considéré par certains comme une perte de temps. Un geste utilitaire a sa signification en lui-même : on allume une bougie parce qu’il y a une panne d’électricité. Un geste symbolique a sa signification ailleurs qu’en lui-même : on allume le cierge pascal dans une église très bien éclairée pour évoquer la vraie lumière que serait le Christ ressuscité.

Le geste rituel n’a sa raison d’être ni dans l’utilité, ni dans la rentabilité, mais dans la gratuité de ce que signifie sa mise en acte. Faire une procession d’entrée amplifie gratuitement un déplacement et lui donne une signification qui dépasse le fait de se rendre d’un endroit à un autre. Il est le signe d’une participation, d’un partage du sens.

La religion, fort heureusement, n’a pas la propriété des gestes rituels. Dans le domaine profane, nous avons vu que la vie de relation en est remplie (trinquer, faire le salut militaire, offrir des fleurs...).

Le « geste codé » est celui dont la signification ne peut être perçue que par des initiés. Le code ici n’est pas une « chasse gardée », mais la marque spécifique d’un groupe particulier ou d’une relation particulière.

On reconnaît un F\ M\ à ses « mots, signes et attouchements » ; Deux moyens sur trois de se reconnaître entre nous ne sont pas tributaires de la parole !

Un geste se libère du geste des autres non pas en le niant mais en le perfectionnant. C’est comme si le novice, à la longue, triomphait du geste transmis grâce aux armes de celui-ci et, en le perfectionnant éventuellement, contraignait ce geste à se dépasser lui-même. Du coup, le geste fait mien n'a son style que s'il est évalué comme une contribution au développement du geste des autres, stabilisé dans l'histoire d'un collectif.

Le geste rituel n’est donc pas un geste spontané comme ceux que l’on a constamment dans la vie courante. En tant qu’il est symbolique, il est chargé de sens. Il faut lui laisser le temps d’être signe, c’est-à-dire de faire un travail de rassemblement en suscitant chez ceux qui le font ou le voient faire, le sens qu’il porte. Si le geste est trop empressé, il élimine la distance indispensable pour que son sens advienne.

Tel est, en liturgie, qu’elle soit religieuse, maçonnique ou autre, le travail qu’accomplit le symbole : il met en jeu une partie du corps (la vue, l’ouïe, les gestes...) pour rassembler (c’est le sens du verbe grec sumbaleïn) l’esprit de l’homme et ce qui échappe à ses sens.

Suivant sa préférence pour le mythe, Cl. Lévy Strauss accorde à la parole l'élément rationnel au détriment du rite. Il dit : « ...l'opposition entre le rite et le mythe est celle du vivre et du penser... »

Le geste rituel fonctionne toujours au second degré. Son but n’est pas dans l’efficacité immédiate. Outre qu’il doit prendre son temps, il doit être simple, mais noble.

Pourrait-on dire que ce qui définit le mieux la beauté d’un geste rituel, c’est la justesse et l’harmonie. Le geste rituel réclame que ceux qui le font le contrôlent régulièrement.

Mais pour que le geste soit effectivement approprié par moi – et il y faut du temps et des échecs, il faut qu'il devienne approprié pour moi.

On emprunte ce qu’on est sur le point d’inventer.

J’ai dit.

J\ N\


3197-3 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \