Obédience : NC Loge : NC 14/10/2011


Faut-il toujours un décodeur pour comprendre une œuvre d’Art ?

Se placer devant un tableau , une sculpture dans un musée ou une galerie ; écouter une oeuvre musicale classique ou contemporaine, assister à une représentation de théâtre ou de danse, lire un roman, de la poésie…suffit-il de se laisser pénétrer par la dite œuvre, éprouver des sentiments d’attirance ou de rejet pour finalement dire « J’aime, c’est beau ! Je n’aime pas, ce n’est pas beau ! »

La relation entre l’Art et le Beau dépend-elle de la connaissance de l’Art ?
Faut-il comprendre une œuvre pour la trouver belle ?
Une production « esthétiquement belle » est-elle une œuvre d’Art  et suscite-t-elle une émotion ?

Notre époque, grâce à ses moyens de communication toujours plus performants, a largement contribué à la reproduction et à la diffusion de l’Art en général.

A quelles formes d’Art avons-nous accès ? Sommes-nous sensibles à toutes les formes d’Art et à tous ses courants ? Faut-il apprendre pour comprendre et apprécier ?

Je voudrais tout d’abord vous lire un texte de Theodor Wiesengrund. Adorno (sociologue, musicologue et philosophe Juif allemand – 1903/ 1969) en guise de préambule :

[ ...L’opinion répandue par les esthéticiens, selon laquelle l’œuvre d’Art en tant qu’objet de contemplation immédiate doit être comprise uniquement à partir d’elle-même, ne résiste pas à l’examen. Elle ne trouve pas seulement ses limites dans les présupposés culturels d’une œuvre, dans son « langage » que seul un initié est en mesure de suivre. Même lorsque de telles difficultés ne se présentent pas, l’œuvre d’Art demande plus que le simple abandon en elle-même. Celui qui veut déceler la beauté de la Chauve- souris doit savoir que c’est la Chauve-souris : Il faut que sa mère lui ait expliqué qu’il ne s’agit pas seulement de l’animal ailé, mais d’un costume de bal masqué ; il faut qu’il se rappelle qu’on lui a dit : demain nous t’emmenons voir la Chauve-souris. Etre inséré dans la tradition signifierait : vivre l’œuvre d’Art comme quelque chose de confirmé, dont la valeur est reconnue, participer, dans le rapport que l’on a avec elle, aux réactions de tous ceux qui l’ont vue auparavant. Si toutes ces conditions viennent à manquer, l’œuvre apparaît dans toute sa nudité et sa faillibilité. L’action cesse d’être un rituel pour devenir une idiotie, la musique, au lieu d’être le canon de phrases riches de sens, paraît fade et insipide. Elle a vraiment cessé d’être belle… ]

En fait, tout Art procède à la manière d’un langage avec sa grammaire, sa syntaxe, ses conventions, ses styles, ses classiques. Quiconque ignore la langue dans laquelle est écrite une œuvre d’Art se prive d’en comprendre la signification, donc la portée. Ainsi tout jugement esthétique devient impossible, impensable, si l’on ignore les conditions d’existence et d’émergence d’une œuvre d’art.

Les œuvres sont aussi issues de civilisations disparues (Sumer, Babylone, l’Egypte des pharaons, les Etrusques, les Incas...) de petites civilisations (les Scythes), de civilisations naguère puissantes, mais aujourd’hui déclinantes (Europe), de civilisations dominantes (mode de vie américain) et de civilisations émergentes (Chine, Inde, Asie…). Ce qui suppose quand on appréhende une œuvre d’art, qu’on sache d’abord la restituer dans son contexte géographique et historique.

Il faut connaître les conditions de production d’une œuvre et pouvoir résoudre le problème de sa raison d’être : qui passe commande ? Qui paie ? Qui travaille et pour qui ? Des prêtres, des commerçants, des bourgeois, des riches propriétaires, des collectionneurs, des directeurs de musée, des galeristes, des collectivités publiques ? Et cette œuvre : pour qui ? Pour quoi faire ? Qu’est-ce qui motive un artiste pour créer ici (les grottes de Lascaux), là (une église italienne) ou ailleurs une cité (Le Corbusier) ? Pourquoi utilise-t-il un matériau ou un support plutôt qu’un autre (pierre, marbre, papier, photo, toile, son, terre…) ?

On doit ensuite se demander par qui ? Restituer l’auteur, l’artiste dans son contexte biographique. Aujourd'hui, tout artiste signe son oeuvre, mais il y a plus de 5 siècles où l’on faisait partie d’un atelier, d’une école, d’un groupe d’architectes, de corporations de  peintres, de maçons, de quelle manière l’individu parvenait-il à émerger du groupe ? Quand et comment découvre-t-il son Art, avec quels maîtres et dans quelles circonstances ? Qu’en est-il de sa famille, de son milieu, de sa formation ? Quand dépasse-t-il ses initiateurs ? Ex : On peut être touché par l’œuvre de Camille Claudel, mais si on connaît son enfance, sa fascination et sa passion pour Rodin, on peut « s’amuser » à chercher sa « patte » dans l’œuvre du Grand Maître.

L’œuvre d’Art est souvent cryptée, plus ou moins nettement, plus ou moins clairement. Même si l’on est sensible et émerveillé devant les fresques de Lascaux, peut-on vraiment les comprendre ? On ne sait rien du contexte : Qui peignait ? Que signifie ces troupeaux de petits chevaux ? A qui ou à quoi destinait-on ces peintures : à des initiations dans des cérémonies chamanistes ? Comment expliquer que des dessins en recouvrent d’autres à plusieurs siècles de distance ? Est-ce que les hommes qui peignaient étaient considérés comme des artisans, des artistes, des prêtres ?

Comme on ne parvient pas à résoudre la plupart de ces questions, les spectateurs ou les critiques projettent souvent leurs propres obsessions sur les œuvres examinées. Ne voyant pas ce que les artistes veulent signifier, les commentateurs leur prêtent des intentions qu’ils n’avaient peut-être pas.

L’histoire des interprétations de Lascaux laisse indemne le sens même de l’œuvre, car pour l’instant nous ne disposons pas d’une grille de lecture digne de ce nom. Il en est de même pour les Moaïs de l'île de Pâques.

La méconnaissance du contexte d’une œuvre entraîne l’ignorance même de son sens. Plus on en sait, plus on en comprend son cœur.

Comme le soutient Michel Onfray, Connaître l'époque, l'identité de l'auteur, ses intentions transforme le regardeur en artiste à sa manière. La culture est donc essentielle à l'appréhension du monde de l'Art, quel que soit l'objet concerné et considéré. En proposant un travail, l'artiste effectue la moitié du chemin. L'autre incombe à l'amateur qui se propose d'apprécier l'oeuvre.

L'époque et le tempérament du créateur se concentrent dans l'objet d'art (qui peut être aussi bien un bâtiment, une pyramide par exemple ou un édifice signé Jean Nouvel, qu'une peinture de Picasso, une symphonie de Mozart, un livre de Victor Hugo, un poème de Rimbaud, une photographie de Cartier-Bresson, une chorégraphie de Carolyn Carlson...).

On peut apprécier la danse classique, contemporaine ou le Buto japonnais, en fonction de l'émotion qu'ils dégagent, de leur forme esthétique ou de leurs prouesses techniques, mais si on connaît leur contexte historique, on peut encore mieux comprendre le messsage qu'ils veulent transmettre. L'objet, quant à lui, ne prend son sens qu'avec la culture, le tempérament et le caractère du personnage appréciant le travail. D'où la nécessité d'un amateur artiste comme le soutient M. ONFRAY.

On ne naît pas amateur, on le devient :

Comment devient-on cet amateur artiste ? En se donnant les moyens d'acquérir le décodeur. C'est-à-dire en construisant son jugement.
Construire un jugement demande du temps, de l'investissement et de la patience.
Peut-on pratiquer correctement une langue étrangère en lui consacrant un minimum de temps et d'investissement ?
Peut-on maîtriser un instrument de musique sans lui avoir consacré des heures et des heures de pratique. Il en va de même avec l'édification du goût. Peu importe l'objet de ce goût (un vin, une cuisine, une peinture, un morceau de musique, une architecture, un poème...) on ne parvient à l'apprécier qu'en ayant accepté d'apprendre à juger.

Pour apprendre, il faut éduquer les sens et solliciter le corps.

La perception d'une oeuvre d'Art passe exclusivement par les sensations: on voit, on entend, on goûte, on sent... Il faut accepter au début d'une initiation d'être perdu, de ne pas comprendre, de mélanger, de se tromper, d'être dans l'approximation, de ne pas obtenir tout de suite d'excellents résultats.

L'apprenti franc-maçon ne se retrouve-t-il pas dans cette situation au début de son cheminement ?

De même en ce qui concerne le monde de l'Art. Il faut du temps, de la patience et de l'humilité, puis du courage, de la ténacité et de la détermination. Les résultats s'obtiennent au bout d'un tunnel plus ou moins long suivant son investisement et ses capacités. (Un vrai parcours du combattant !)

La construction du jugement suppose de l'ordre, de la méthode, voire un maître.

L'Ecole devrait jouer ce rôle et malgré des tentatives institutionnelles multiples (Histoire de L'art, Classe à PAC, Atelier de pratique Artistique, Aménagement du temps de l'enfant, et autres projets éprouvés ou à venir) elle ne parvient pas le remplir dans la continuité. L'éducation à l'Art va venir en Plus, elle ne sera pas primordiale ; elle se fera aussi plus ou moins en fonction de la sensibilité, des aptitudes ou des connaissances des enseignants.

La famille aussi pourrait jouer ce rôle, mais elles ne le peuvent pas toutes. Ce qui renvoie d'autant plus à la place de l'Ecole de la République qui devrait pouvoir offrir les mêmes chances « d'édification de la culture » à tous les enfants.

Apprendre à lire une image devrait  être essentiel. Savoir décrypter sa polysémie, pour en apprécier ses finesses et ne plus se laisser manipuler naïvement (notamment par la publicité).

Alors qui va pouvoir s'en charger ?

Il va donc falloir se prendre par la main, fréquenter les musées, les salles de concert, aller dans les expositions, regarder, observer les bâtiments dans la rue, écouter des radios spécialisées, en exerçant à chaque fois son goût, ses impressions, en comparant son avis, en les décrivant, en les racontant ou en les écrivant pour soi. Tout cela peut contribuer à la formation de la sensibilité, de la sensualité, puis du jugement.

Alors peut-être qu'un jour, on peut être capable d'apprécier une oeuvre d'Art à sa juste mesure, en percevoir le véritable sens et pouvoir se détacher des lieux communs que certains se contentent de reproduire en fonction de leur époque, de leur milieu ou de leurs féquentations.

Personnellement, je n'ai jamais découvert autant de choses que lors d'une visite guidée et dansée du Musée des Beaux-Arts de Nancy. La danseuse, Aurore Gruel avait choisi, entre autres des tableaux de la renaissance italienne avec des thèmes religieux qui ne sont pas ceux qui m'attirent de prime abord. Son décodage « des tableaux », le symbolisme des couleurs, la composition, le choix des personnages se déclinait verbalement et physiquement. Son corps se tendait, se courbait, se métamorphosait selon les sentiments des personnages et cela donnait une telle intensité au tableau que tout devenait limpide, évident. Il y avait également quelques enfants parmi le petit groupe et ils étaient fascinés. C'est certes une « interprétation » des tableaux, mais elle permet de donner quelques clés pour ouvrir d'autres portes.

Car en définitive, l’art doit nous surprendre, et nous interroger. Il peut nous ravir ou nous effrayer mais il doit toujours avoir pour but de nous montrer une des multiples facettes de l’humanité.

J'ai dit.

S\ H\


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