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D'ou venons-nous : La généalogie, ça fait plouc !

   
V M et vous tous mes FF en vos degrés et qualités, voici une planche que j’ai longtemps hésité à ébaucher, … et plus encore à présenter.
La généalogie, chez les maçons, ça fait plouc !
Ça ne fait pas partie du « maçonniquement correct ».
C’est un hobby de pensionnés. Ou de nantis. Ou de bourgeois.
Un peu comme le travail en loge, soit dit en passant.


A l’origine de ce travail, il y eut un orateur m’avouant que le type de planche le plus intéressant à ses yeux est celui qui porte témoignage. Or, j’estime que le partage de témoignages est une dimension fondamentale du travail maçonnique.
A l’origine du fait de vous la proposer ce midi, il y eut la planche de notre frère Daniel, qui évoquant ses origines baltiques, mit en évidence l’intérêt de la connaissance, et de la reconnaissance, de ses racines. Or, depuis toujours je vois les arbres comme des êtres qui montrent leurs racines, chargées de feuilles plus ou moins caduques : sous le sol, le végétal tait son autre feuillage, celui qui s’abreuve de la terre, et dont la terre s’abreuve.
Aussi, après une décade passée au milieu des rats d’archives, j’ose ce midi témoigner d’une passion à peu près maîtrisée. Cela m’apparaît comme un devoir, au risque d’être raillé par mes FF, pour diverses raisons qui leur seront propres !


Après avoir noirci moult versos de tickets de trains de potentielles raisons de généaloguer, comme bien des maçons envisageant une planche j’ai été voir sur internet ce que d’autres en disent : les témoignages de mes compères fadas. Le sujet fait débat !
J’y ai redécouvert le grand bonheur de constater que, malgré les apparences, nombre de nos contemporains réfléchissent au sens de ce qu’ils font, et se confrontent à autrui dans cette recherche.


O merveille, le mot le plus fréquemment utilisé pour justifier la généalomanie est PLAISIR. Mais quel plaisir peut-il y avoir à se casser le dos et les yeux sur des chiffons qui tombent en poussière, dans une odeur de moisissure à faire étouffer le moins allergique ? Quel plaisir y a-t-il à se lever par tous les temps, plus matinalement que pour aller au boulot, à côtoyer les tendinites du poignet et de l’épaule en passant des heures enfermé, à tourner des bobines de microfilms griffés jusqu’à la transparence ? Plaisir, donc…


Le deuxième mot est SAVOIR. C’est le premier moteur du despote… que nous sommes vis-à-vis de nous-même. Mais savoir quoi ? Au départ, bien sûr, « d’où nous venons ». Comme si cela allait solutionner les deux énigmes corolaires… La recherche avançant, ce savoir prendra des directions tellement inattendues que le PLAISIR deviendra la justification majeure de la poursuite de la démarche, qui dès lors deviendra une quête jamais assouvie de plaisirs successifs, donc… une drogue, que pour beaucoup seule la mort arrêtera. Ou même pas, car souvent l’infernal virus aura été communiqué, les papiers en décomposition ramassés, d’autres s’y étant ajoutés depuis, et l’insatiable quête reprendra, sous d’autres yeux, pour d’autres bonheurs et parfois quelques déceptions, mais toujours avec le même élan : celui de la vie !


Avec le temps, des raisons annexes se font jour, et changent, comme pour tout ce qui vit. Je prends les témoignages d’internet : beaucoup (surtout les plus jeunes, de plus en plus nombreux) recherchent une famille que l’époque a désunie, puis avec le temps rencontrent des vivants (pas forcément de leur famille) qu’ils n’auraient probablement jamais rencontrés autrement. Les similitudes par rapport à notre société sont bien sûr évidentes, et logiques puisqu’il s’agit aussi et notamment d’une quête de sens.


L’engouement pour la généalogie a récemment explosé. Pourquoi ? Sans doute principalement en raison de la disparition de la transmission par les anciens du patrimoine familial, dans ce qu’il a de plus humain, les causes en étant innombrables : depuis la télévision meublant si pauvrement nos soirées, jusqu’au recul de l’âge de procréation, dans une société où on se débarrasse en maison de retraite de ce qu’on sera bientôt et en internat de ce qu’on a été. Certaines quêtes de sens devraient se faire plus simplement.


Simple, la généalogie l’est bien plus aujourd’hui qu’il y a cinquante ans : à l’époque, dès qu’on attaquait l’Ancien Régime, il fallait courir d’une cure à l’autre, pour consulter les registres paroissiaux, soumis à la bonne humeur du curé du lieu. Aujourd’hui, grâce au travail de fourmi des Mormons qui copient tous les registres civils et paroissiaux disponibles, quasi dans le monde entier, en versant chaque fois une copie aux Archives de l’Etat concerné, les recherches peuvent se faire en des lieux centralisés. 

Leur logiciel, le PAF, Personal Ancestral File, est fort performant, et ils ont inventé le GEDCOM, un moyen de faire passer votre généalogie d’un logiciel à un autre, sans erreur : un outil d’échange remarquable. Leur activité de reproduction commencée en 1938 est à l’origine de plus de trois millions de bobines de microfilms, l’objet étant pour les Mormons de baptiser tout le monde, liant théoriquement l’humanité entière de manière continue depuis Adam jusqu’à n’importe quel Mormon actuel ou futur, en passant bien sûr par tous nos aïeux, …et par nous-même dès qu’est enregistrée la copie de notre acte de naissance, ou de décès. Que nous soyons baptisés ou non, ou même débaptisés, n’importe aucunement : tôt ou tard, nous serons baptisés devant l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours ! Personne ne vous demandera votre avis pour ce faire !

Notez que les Francs-Maçons épousent la généalogie fantaisiste des Mormons : ne nous revendiquons-nous pas de Salomon, voire de Noé ?
Certains qualifient la généalogie de jeu, Mécano ou Cluédo selon leur date de naissance ; et il y a de cela. D’aucuns m’épouvantent en pensant y maîtriser le temps : comment maîtriser une illusion ? Je me reconnais en ceux qui poursuivent un travail entamé par un membre de leur famille, décédé, et par rapport auquel un vide immense s’est installé pour n’avoir pas assez parlé quand le présent l’était encore. Là encore, quête de sens et sens de la vie sont omniprésents.


Puis, il y a ce zouave sympathique qui y voit un alibi pour sortir sa moto, la voie des archives ne pouvant pour lui se suivre que par ce véhicule.
Ou cet affreux qui jubile en mettant son euro dans le casier du vestiaire, en pensant à sa femme qui au même moment en met un autre dans la charrette du Delhaize : cette fois encore, il aura échappé aux courses hebdomadaires !


Bref, la généalogie, c’est bien l’histoire de notre vie.
Jean de la Fontaine m’a glissé un petit texte qu’il appelle « Le mulet se vantant de sa généalogie ».

 
Le mulet d’un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa mère la jument,
Dont il contait mainte prouesse :
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son fils prétendait pour cela
Qu’on le dût mettre à l’Histoire.
Il eût cru s’abaisser servant un médecin.
Etant devenu vieux, on le mit au moulin.
Son père l’âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu’à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu’on le dit bon à quelque chose.

Sur un forum internet de généalogie, un certain Bertrand écrit : « Si on fait de la généalogie pour trouver des ancêtres nobles, c’est qu’on est un âne ».
Merci Jean, merci Bertrand : voilà les précieux ridicules renvoyés à leurs quartiers, pendus à la lanterne. Bonne affaire.


Il est amusant et significatif que, si les Européens se cherchent souvent quelque noble ascendance, notamment car les recherches sont alors grandement facilitées, puisque déjà faites, au pays des marsupiaux en revanche, antipode à maints points de vue, le must est de se trouver un aïeul bagnard : les colonies pénitenciaires ayant été fondatrices de l’Australie, s’attribuer un de leurs primo-locataires est le top !
Si commencer la généalogie fut une volonté, la poursuivre fut et demeure un plaisir. C’est un voyage sous la Lune pleine, dans un jardin d’arbres lumineux où l’ombre vient le plus souvent de notre propre présence. Notre progression dans la connaissance y fait doucement découvrir des plages de passés vécus où j’avance à tâtons, avec pour guide des traces parfois nettes, souvent en cours d’effacement, traces de traces.


Plaisir d’enfant de grimper dans l’arbre, pleine aventure. Représentation fausse, pourtant, car en généalogie ce sont les racines qu’on escalade, et pourtant je n’ai jamais vu de tableaux récapitulatifs configurés sur cette réalité : on représente toujours nos aïeux dans les branches, nous comme tronc. Il conviendra d’orienter ces arbres de façon inverse, pour les rendre justes et parfaits.


Comme ce sablier (montrer le sablier de Münich) qui depuis la profondeur lance au zénith ses grains innombrables, ses branches au futur de racines, aériennes l’espace d’une vie. Entre le « d’où venons-nous » et le « où allons-nous », le petit grain de notre vie passe l’étroit goulet du « qui sommes-nous », brève durée qui seule donne sens au sablier de l’humanité.


Depuis que je suis tout petit, je vous l’ai esquissé tantôt, je vois dans l’arbre une double image, une double appartenance : des racines sous terre, germes de l’être, et du feuillage en l’air, domaine du paraître, régulièrement caduque. La forme de chaque, miroir de l’autre. Mais voir ainsi est trop court encore, car l’arbre est de TROIS mondes : au ras du sol, sa surface de réparation est le présent, ce lieu par lequel il est, présent qui sans cesse se déplace, infiniment plus sensiblement que le passé et l’avenir.


Il reste que l’arbre généalogique ne ressemble guère à un arbre. J’aurais aimé lui donner la forme d’une de ces boules végétales roulant dans le désert, toujours en mouvement, toujours en voyage. Vision, et illusion, de liberté. Vision fausse, hélas, car pour être juste, l’apparence de notre arbre épouserait plutôt… celle d’une feuille. Par exemple une feuille de peuplier. J’aime le peuplier : un bois tendre, facile à travailler. Lorsque nous remontons les générations, à deux ou trois siècles déjà, nous trouvons de ci de là un même couple, dont nous tenons de plusieurs côtés. Et plus nous remontons haut, plus nos aïeux « s’écrasent », se réduisent en nombre et en variété, jusqu’à se répéter de plus en plus régulièrement. Cela s’appelle « l’implexe ». La forme de notre arbre se met alors à ressembler à cette feuille d’arbre qui, suivie de la pointe à la tige, se ramasse en une feuille de peuplier. 

Ainsi s’efface l’aberration qu’à l’époque de Charlemagne nous aurions un million de milliards de parents, alors que la Terre n’en a pas porté le dix millième au total.
 
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Plaisir d’enfant fouillant dans les boîtes à chaussures vides de leur fonction première, si pleines pourtant. Des photos de nos parents bébés, de nos grands-parents jeunes comme jamais, et d’arrières-grands-oncles avec lesquels nous nous trouvons plus de ressemblances physiques qu’avec nos père et mère. Des lettres de guerres et de vacances, des lettres d’amour aussi, rares par l’excès de pudeur qui les fit souvent détruire, et qui sont pourtant les traces les plus douces à parcourir.

Remettant de l’ordre dans le chaos des vieilles boîtes en fer pleines d’images d’inconnus, où nos parents deviennent tellement étrangers par rapport à ce que nous avons connus d’eux, ces photos nous font ressentir parfois… pourquoi ils nous sont si étrangers : car ces moments où ils s’amusent, où ils font la fête, comme nous, sont si semblables à nos souvenirs personnels, que c’en est parfois insupportable. Nous aurions voulu les connaître tels qu’alors, et non en tant que parents, responsables et autoritaires. Insupportable impression, car je laisserai la même image à mes enfants. Je ne peux pas faire le gugusse en permanence, il faut aussi éduquer, durement parfois. Puis je m’apaise en sachant qu’ils comprendront, puisqu’un jour ils sentiront, eux aussi, s’ils ont le bonheur de vieillir. Faire confiance est le secret. Car si la généalogie est aussi une manière de transmettre, et que sa raison d’être réside dans le fait que pour que quelqu’un reçoive il faut que quelqu’un ait donné, il faut avant tout être confiant envers l’avenir. Comme d’autres l’ont été à notre égard.


Au commencement, j’ai reçu deux amorces d’études généalogiques, l’une d’un grand-oncle de ma mère, l’autre du père de mon père. Le premier n’avait pas de petits-enfants, l’autre en avait quatre. J’ai voulu joindre sur le papier ce que la vie avait déjà réuni. Puis chercher davantage. Il a fallu corriger des erreurs. Et j’en fis également, sans aucun doute.


Si j’eus la chance et la facilité de bénéficier de ces amorces, recevoir cette généalogie toute faite, directement développée, m’aurait moins intéressé que ce que je peux éprouver en cherchant moi-même. Autant il est passionnant de chercher, autant les passions d’autrui peuvent se révéler barbantes, et d’autant dérisoires qu’elles sont personnelles. C’est ce que je vous inflige ce midi. En essayant de vous dire, mes FF, que votre histoire est la mienne, puisque le miroir nous unit plus qu’il nous sépare.


Très vite j’y découvris, non loin de moi, ici un enfant mort-né, là un adolescent décédé. Drames enfouis, soudain entrevus. Qu’aurait été la vie avec eux en plus ? La même sans doute. Qu’aurait été la vie sans moi ? La même sans doute.
Les questions existentielles ont souvent des réponses inacceptables de simplicité, et ce fardeau sera d’autant obstacle à notre libre envol que nous en observerons difficilement la légèreté.


Que nous apprend la généalogie ? De l’histoire, de la géographie, de la sociologie, de l’humain.
De l’histoire : de la petite et de la grande, celles de nos régions, et celles d’où viennent nos prédécesseurs. Qu’ils l’aient influencée ou s’y soient fait broyer. Les guerres de Louis XIV et de Napoléon, l’enrôlement et les conscrits, les enfants trouvés ou abandonnés eux aussi destinés à servir de chair à canon ou à manufacture. Les exilés de misère vers le Mississippi ou le Wisconsin, qui
jamais ne reverront notre continent. Les mercenaires de tous les coins d’Europe, trouvant en nos contrées une femme avec qui VIVRE valait toutes les distances parcourues.
En effet, si les guerres ou les épidémies font bouger l’homme, il m’apparaît que, ce qui implante le plus souvent l’être, c’est l’amour. Nos parents arrêtèrent leur marche où ils trouvèrent l’amour. Même s’il restait la guerre. Même si restaient les maladies. Mais il est vrai que bouger était plus ardu hier qu’aujourd’hui, et l’illusion d’herbe plus verte chez le voisin moins répandue par les médias. Si l’histoire nous fait réfléchir au présent, les leçons que nous en tirons sont polluées par une vision issue du moment que nous vivons.


Mais reste que découvrir un receveur de charbonnages assassiné, un hérétique pendu devant sa maison, une sorcière brûlée à son piquet, un décapité Grand’Place à Binche et un autre à Bruxelles, sont des rappels quant à l’heureuse époque où nous vivons en nos contrées, et invite à la vigilance quant aux moyens à mettre en oeuvre pour entretenir ce bonheur.


Porter le regard sur la valeur financière des choses à différentes époques en consultant des actes notariés et des minutes de procès, remet les pendules à l’heure humaine : à retrouver l’extraordinaire goût du pain, comme à voir qu’à côté de certains qui possédaient quatre chevaux et de la vaisselle d’argent, d’autres s’attachaient avant tout à éduquer leurs enfants (j’ai vu d’extraordinaires signatures d’enfants « de rien », voisinant des croix comme traces de nantis), bref à voir qu’avec très peu de biens (au pluriel) beaucoup surent en multiplier le singulier.
Parfois aussi, on trouve dans les textes, au-delà de la condamnation de tel ou tel individu, des motifs moins nobles qu’on espérait : penchant pour l’alcool, pour les femmes faciles, pour l’argent sale,… Avoir un regard critique sur les siens nous met inévitablement devant le miroir, nous rend critiques vis-à-vis de nous-même tout en modérant notre premier jugement simpliste vis-à-vis d’autrui, fut-il « de notre sang ». Expression ridicule puisque nous sommes tous « du même sang ».


Il faut se hâter, parce qu’avec l’engouement croissant que suscite cette discipline, cumulé au nombre de préretraités que les progrès de la médecine rendent toujours plus longtemps présents, on peut se demander combien de temps il y aura encore quelque chose à découvrir. Avec la mise en réseau informatique, avant dix ans il suffira d’écrire votre nom et celui de vos parents sur un site ad hoc pour avoir votre pedigree sur quinze générations en dix secondes. Ce sera tout-à-fait inintéressant. Car le plaisir, c’est ici encore la quête, la recherche, parfois lente et difficile, avec ses incertitudes et les méditations qu’elle suscite.


Heureusement, il y a les apprentis, dont je suis, qui font des erreurs et forcent à tout contrôler. Heureusement, il y a les cons, de cette sorte que je refuse d’être, qui gardent tout pour eux, pour lesquels donner de l’information signifierait la perdre. Et certains de ces cons évoluent en crapules : ils monnayent ce qui ne peut être qu’un plaisir, souvent proportionnel au temps qu’on y a passé. Et certains s’y laissent prendre, s’imaginant leur temps compté. Mais par qui donc? Qui peut compter le temps du plaisir, si ce n’est du bonheur ?
Et de toute façon, la recherche est infinie, tant elle est vaste.
Sauf peut-être avec ces foutus réseaux, ces tue-plaisirs. Il faut avoir caressé le sceau de Philippe le Bel sur chirographe original, ou patiemment décrypté le testament d’un homme partageant son humble vaisselle entre ses enfants, pour sentir la différence entre clic de souris et déclic de l’esprit. Et que dire du bonheur de transmettre quelques astuces pour lire des abréviations usuelles au 17ème siècle, à un chercheur octogénaire qui débarque chez vous tout allumé, pour en repartir tout illuminé ?


Il faut se hâter parce que… Qu’est-ce-qui va encore nous tomber sur la tronche ? En mai ’40, nonante pour cent des archives de Mons brûlèrent. Comme en ’14 à Visé, à Louvain, à Cambrai. Mais si bien des textes ont disparu, il en reste souvent des inventaires, parfois même des copies intégrales. Grâce à quelques transmetteurs. Merci à eux. Nous ferons de même pour les suivants. Car ça aussi, mes FF, c’est transmettre la vie. Les cendres ne sont pas à transmettre. Seul l’esprit.


Après cette longue digression sur l’histoire, témoignons que la généalogie ouvre aussi à la géographie. Géographie parcourue à vélo avec mon épouse et mes enfants, prétexte à découvrir nos belles contrées par les sites où vécurent des ancêtres toujours nouveaux. Le site de l’assassinat de t’Serclaes où déjà adolescent je voulais aller me promener, les moulins à forges de Thuin et leurs occupants actuels avides de connaître les anciens locataires, le moulin à blé de Dourbes dont la meule toujours en place broya un aïeul de mon épouse, la chartreuse d’Hérinnes où un des miens paya de sa vie d’avoir mené la « guerre des paysans » du lieu, la Boerenkrijg, contre l’envahisseur français, et tant d’autres lieux, qui tout à coup prennent une dimension particulière, si nombreux que je ne sais plus aujourd’hui regarder la moindre pierre, la moindre chapelle, ou le moindre puits, avec indifférence.


Les cimetières, aussi. Pourtant, il n’y a pas grand-chose, au cimetière. Un tertre ou une pierre, pour buter sur deux dates où une vie se borne. Born to be alive, dit la chanson. Et pourtant. Rassurez-vous, comme la plupart d’entre nous envisage plutôt l’incinération qu’une éternité de petits vers, je ne vous saoulerai pas avec la symbolique funéraire, aussi riche soit-elle. Non. Je vous dirai… une réalité qui s’est ancrée si profondément en moi que l’autre pointe de la compassion grave si loin l’horizon que le cercle d’amour en a perdu toute limite. Poids de l’amour sur la mort. L’histoire est brève, aussi brève que l’instant qui la fit. A Besonrieux, près d’où les bateaux prennent l’ascenseur quand il fonctionne, depuis un quart de siècle le père de ma mère attendait son épouse dans le trou où je l’avais vu descendre pour mes neuf ans. Mais le cercueil neuf descendit au-
delà de tout calcul, plus loin que notre jugement. Soudain l’épouse pénétra son époux de son poids de chair et de planches, et l’époux l’enveloppa d’une poussière fine, si fine qu’elle monta en nos inspirations de vivants. Une longue inspiration, un long moment, comme interdit. Non, il n’y a pas grand-chose dans les cimetières. La vie est sur la terre, je le savais, et je le sais toujours.


Je suis retourné il y a peu, sur leur tombe commune. Ce tertre de pleine terre ne comporte aucune date. Deux noms, sur une planche en bois vermoulue, que deux lierres agrippent, indissociables. La terre est invisible, tant les rameaux sont innombrables.

 
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Que nous apprend la généalogie ?


De la sociologie. S’intéresser aux migrations humaines : pourquoi et comment ceux de France vinrent en Belgique, comment la Révolution Française mis sur la paille des censiers enghiennois au point d’envoyer leurs enfants au fond des mines du Hainaut, d’où ils ressortirent pour être blanchisseurs ou pharmaciens. Suivre au fil des siècles l’évolution des mentalités, des superstitions, des convictions religieuses, de la vie familiale.
Mais surtout, élément insoupçonné au départ, tellement d’humain. La rencontre de cousins plus ou moins lointains et le partage d’histoires qui reconstituent des réalités dans un état d’esprit plus vrai, donnent un regard nouveau sur ce que nous pensions savoir, et modifie durablement le regard global, je veux dire : le regard sur la vie. Passé, présent et avenir mêlés.


D’autant que la fameuse « règle des cent ans » oblige à chercher en ce monde, pour trouver ce qui est récent ! Vie privée oblige, seule la permission, et le témoignage, des vivants permettent d’en savoir sur le siècle qui nous précède.
Le père de mon père jouait aux échecs avec un pasteur protestant Ecossais, lointain cousin par alliance. Je ne sais qui gagnait, la mort ayant eu raison des deux depuis belle lurette. Cette histoire d’échecs, je l’appris d’une très vieille tante à la mode de Bretagne, au regard pétillant, matriarche d’une smala de protestants hyper-actifs dans la région du Centre. Lui ayant rendu visite en quête de cousinage et d’informations à ce propos, ma luthérienne sortit une de ces fameuses ex-boîtes à chaussures, gorgée comme souvent de clichés anciens. L’un d’eux, annoté au dos, était celui de nos aïeux communs, vers 1890, mari et femme au terrible faciès, reflet d’une vie des plus difficiles. Comme lors de presque toutes les autres rencontres généalogiques, le courant passa, comme si nous nous étions quittés la semaine dernière et rapportions quelques nouvelles d’événements familiaux récents. Nous ne nous étions jamais vus. Au moment de partir, la dame me donna une boîte en fer blanc ayant contenu des biscuits écossais, remplie de ces galettes caractéristiques du nouvel-an en Wallonie, qu’elle venait d’avoir confectionnées.


Il y a une chose que je ne lui ai pas dite. Les personnages de l’antique photo étaient nés dans la région de Charleroi. En 1866, une épidémie de choléra remonta la Sambre, et après avoir tué une aïeule de mon épouse près de Châtelet, alla frapper à Monceau un frère, le père et la mère de l’homme des photos, sous un même toit en moins de 24 heures. Un exorcisme fut pratiqué par le curé local, chose fréquente à l’époque, et devant l’insuccès de la manoeuvre on passa en face, au temple protestant, puis on déménagea, tout en restant affilié au temple. Le choléra était à l’origine du protestantisme de mes cousins et cousines Dorka, Rachel, Zoé, Judith, j’en passe. Son époux pasteur avait laissé dans les mémoires une empreinte tellement heureuse, que mon silence était la seule attitude possible. Quand on est déjà libertin et autant dire athée, le minimum est de modérer son irréligion et sa stupidité !


Au tout début de mes recherches, je me rendis au Bois-du-Luc, à Houdeng, et fut reçu par l’abbé Pourbaix, décédé depuis. Celui-ci me laissa devant les archives de la société minière qui avait été fondée par nos ancêtres communs, en 1685. Cherchant quelques noms dans le fichier des travailleurs, je fus soudain accroché par un patronyme rare, identique à celui d’une dame rencontrée la semaine précédente dans un resto d’étudiants proche des Archives de Mons. Contact pris, c’était son grand-père, venu d’ex-Tchécoslovaquie. Le carton jauni mentionnait un lieu, et une date, de naissance. Irremplaçable document, pour cette personne, qui aurait cherché longtemps, sans le hasard d’une rencontre.
Découvertes de lieux, aussi, où j’embarque de temps à autre mon père, comme aux Estinnes où il prit un plaisir enfantin à traverser en voiture le gué sur la petite rivière, lui rappelant un autre passage sur l’île de Wright, il y a plus de 50 ans. Ou ce cousin que j’envoyai photographier des stèles funéraires dans la superbe église fortifiée de Saint-Vaast, et qui fit pour ce faire déplacer par le curé chaises et tapis recouvrant tout le sol. Je fis faire de même à celui d’Arquennes, pour photographier la tombe d’un maître de carrières, que je libérai même (provisoirement) du confessionnal qui lui mangeait la figure, et l’avait à moitié préservée de l’usure cinq siècles durant !


La pierre… Oui, bien sûr il y a la pierre, cette fameuse pierre bleue à crinoïdes qui traverse nos régions depuis Ath jusqu’à la Meuse, cette pierre dont j’appris à lire l’histoire, le sens et les usages. Cette pierre, le maître d’Arquennes précédemment évoqué en dressa près du Sablon une colonne, sur le terrain de l’Hôtel de Culembourg tout juste rasé par le Duc d’Albe, en représailles au serment de protestants qui s’y était presté. Son boulot de collabo lui assura gloire et renommée, puis comme tant d’autres il mourut de la peste. Triste souvenir de l’oppression espagnole, la colonne fut émiettée, et il n’en est resté que quelques gravas au fond de quelques poches, comme du mur de Berlin voici vingt ans. Rien ne fut plus jamais reconstruit sur le site, jardin entre le Hilton et le Sablon, où on peut aujourd’hui se promener, lisant des phrases de Marguerite Yourcenar gravées dans de… la pierre grise.


Mes aïeux patronymiques étaient menuisiers-charpentiers, pendant au moins trois siècles, jusqu’au 20ème. Deux maisons leur furent données par le Comte de Seneffe pour services rendus lors de la construction du château, où muni de patins je vais régulièrement traîner les pieds dans un état second.


Charles de Lorraine se fit prêter par le Comte de Seneffe, son frère en franc-maçonnerie, un de mes charpentiers pour construire son orangerie au palais de Mariemont. Arrangé comme je suis, j’ai récemment déterré, dans les ruines interdites et bientôt définitivement anéanties de ladite orangerie, une poutre, qui traitée avec l’amour pour le bois que je dois aux miens, trône désormais au centre de mon habitation. Mais ne vous inquiétez pas pour moi, je pourrais jeter cette buche au feu sans remords, hors celui de polluer l’atmosphère des couches de vernis posées. Je vous parle de plaisir, pas de boulets. Avoir des ancres n’empêche pas de franchir les mers, que je sache !


Je vous ai dit menuisiers-charpentiers, mais les documents disent « maîtres menuisiers-charpentiers ». Mon grand-père me parla de compagnonnage, de tour de France ; comme lui, jamais je ne trouverai rien à ce propos, bien entendu. Entre légende et tradition familiale, la recherche de vérités est lente, difficile, passionnante. Il tenait aussi d’un cousin fait baron par Albert Ier pour ses moteurs d’avion en ’14-’18, qu’un lointain aïeul aurait été pendu pour avoir battu monnaie. L’anecdote m’a toujours plu…


Mais, quelle vanité que cette stricte recherche patronymique, stupidité de l’arbitraire qui nous fait porter ce nom plutôt que tous les milliers d’autres patronymes de nos parents, et qui amène certains pauvres d’esprit à n’investiguer que cette étroite branche patronymique ! D’autant qu’avec le peu de fiabilité de la paternité… En fait, la seule vraie généalogie fiable (les Juifs ne s’y sont pas trompés) est celle de la mère de la mère de la mère. Généalogie difficile, puisqu’à chaque génération elle change de matronyme, et que depuis des siècles on accorde chez nous peu d’attention à la description des origines maternelles. Oui, mes FF, si nous sommes tous des enfants de la veuve, de la veuve seule nous pouvons être sûrs d’être les enfants.


Des vies particulières, il y en eut tellement, comme ce conscrit dont je porte le nom, lieutenant de l’infanterie napoléonienne, vétéran de l’horrible guerre d’Espagne, blessé pour la quatrième fois à Ligny deux jours avant Waterloo, et qui reçut la médaille de Sainte-Hélène, appelée par dérision la « médaille en chocolat ».
Il y eut tant et tant de vies particulières pour arriver à nous, tous ces hommes et toutes ces femmes dont la majorité ne laissa pas de traces individuelles, mais dont le défaut d’un seul aurait garanti notre absence. Et ça, c’est une dimension majeure : un seul être manquerait, tout serait dépeuplé ! Tout au moins pour notre petite personne…


Et puis il y a tous ceux que nous ne connaîtrons jamais, tous ces parents d’enfants trouvés et tous ces pères inconnus d’enfants dits « naturels » (naturels… comme s’ils n’y avaient qu’eux à l’être). Le patronyme de mon épouse est celui d’une femme de chambre qui abandonna dans le Paris de la Révolution un garçon qu’elle retrouvera plus tard je ne sais comment, puisqu’elle assistera au mariage de ses enfants, 300 kilomètres plus au Nord. Nous avons visité la salle de l’hospice où l’enfant fut nourri, ses premiers mois, parmi tant d’autres. Des cloches sonnèrent, rappelant celles d’autant, lorsque mourut Bonaparte au couronnement de Napoléon.


Parmi mes ancêtres directs, un enfant trouvé à Mons se vit nommer « Victor Courbotte ». Un nom inventé, descriptif. Il avait 8 ans à l’abandon, sous régime français, et sa mère le dit né à Tourcoing. Dix ans plus tard, une femme se disant sa génitrice, munie d’un passeport de Bruxelles, vint aux nouvelles ; devant l’inconsistance des preuves, elle fut remballée. Et me voilà sans nouvelles, comme elle. Que de douleurs se cachent derrière ces papiers administratifs. Victor victorieux face à la mort, avec ses courtes bottes laissées par sa mère. Sans lui, je ne serais là, à vous seriner mes fadaises.


Une question : quel est le regard d’un véritable orphelin, sur la généalogie ? Ma première belle-mère était seule rescapée d’une famille décimée à Lublin-Maïdanek ; parler famille lui était impossible, on n’en tirait que sanglots ; trop de douleurs.
Que pensent de la généalogie nos frères africains ? Sans grandes recherches, ils savent certainement citer les noms de leurs arrières grands-parents, et peut-être même ceux des parents de ces derniers. Nous pas, généralement.


Généalogie, jeu de blancs ? Si ceux-ci ont une certaine facilité à connaître leurs ascendants par les documents subsistants, la sécheresse de l’information révèle leur faiblesse. Et que dire de l’absence totale d’écrits, chose courante sur la planète bleue ? Je présume que dans les sociétés où la transmission orale s’est maintenue, le questionnement par rapport à l’identité doit être moins perturbé, mais ce n’est peut-être pas l’essentiel, car si c’est pour arriver à des identités meurtrières, cela ne valait guère la peine de les cultiver. Et les Européens n’ont bien sûr rien à envier au reste du monde en matière d’identités meurtrières !


Peu de « noirs », ni de « jaunes », aux Archives du Royaume, c’est évident. Parfois un métis, assis entre deux chaises.
Lorsque je vois un de ces rares chercheurs maures (comme disent les manuscrits), dont j’imagine que pour un des deux parents la connaissance des aïeux s’arrête à la stricte mémoire, je m’interroge sur son état d’esprit. Lorsqu’il aura plus ou moins rempli sa bouteille à moitié, comment la qualifiera-t-il ? (…) Mais pauvre d’esprit que je suis… Une bouteille à moitié vide ne l’est jamais. L’air n’est pas vide, comme le silence n’est pas absence !


Du reste, moi-même, malgré un fort taux de remplissage des branches, comment puis-je définir le goût réel de ce travail à jamais inachevé, aux lacunes nombreuses, aux silences infinis. Jamais je ne saurai tout, et c’est clairement là l’intérêt principal, non de ne pas tout savoir, mais de savoir que tout ne peut se savoir. Qu’au-delà du souffle égorgé de nos aïeux, seule une petite partie de la parole sera retrouvée. Le temps ayant chassé les feuilles de l’arbre, il est passionnant de les y remettre en étudiant les métiers, les choix et les non-choix de domiciles, les baux et les testaments, les contrats et les avis de toutes sortes. Mais il apparaît bien vite que ce travail de recréation est à la fois erroné et impossible. Erroné car il se fait au contexte de notre propre vécu et de nos propres choix de recherches. Impossible car la connaissance est parfois enfouie définitivement, sans plus aucun document pour en témoigner. A jamais indicible, innommable. Parole fort heureusement perdue. A nous de la redécouvrir… dans notre propre vie ! A nous de retraverser la vie comme si personne ne l’avait jamais fait, en profitant parfois de l’acquis, mais sans trop de science, afin d’avoir aussi le bonheur d’effectuer de fructueuses conneries.

 
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En nos temps de quêtes d’identités, il pourrait être intéressant d’analyser ces questions à l’école, sous contrôle bien sûr, avec pour sens la recherche d’identités fécondes, cette fois. Nous ne sommes pas nés de différences de mariages, mais de mariages de différences, et leur étude (fût-elle basique : on ne fait pas de sociologie avancée en primaire) les révèle similaires, identiques dans les principes. L’école pourrait ainsi aider chaque enfant à construire sa personnalité dans l’équilibre entre le respect de ses propres traditions culturelles et les nécessités de la vie en commun. Le fait que nous allions ensemble à l’école a-t-il un autre sens ?

Plus tard, on pourrait aussi amorcer par ce biais l’étude de la génétique (par exemple, grâce à la photographie, les couleurs des yeux et des cheveux sont souvent accessibles sur cinq générations, aujourd’hui), rendre plus ludique la lecture et l’écriture par un regard sur des textes trois ou quatre fois centenaires, jouer à des statistiques en matière de date de naissance ou de mariage, pour ne pas parler de l’histoire et de la géographie, tous apprentissages infiniment plus concrets que ce que nous avons connus.


Cette vision a la candeur de l’amateur, mais je témoigne que, même si ce n’est qu’une voie parmi d’autres, construire son arbre est en rapport avec se construire soi-même. La révision constante de ses a priori comme de la qualité de son travail relève de l’esprit critique et du libre-examen. En miroir, la connaissance de l’arbre de l’autre permet de mieux le comprendre, l’apprécier, et je n’en doute pas… bientôt l’aimer. Bref, ici aussi, un savoir-faire peut faire accéder à un savoir-être : mieux vivre avec soi-même aide à mieux vivre avec les autres. Manière de mettre son tablier pour travailler.


Car la généalogie peut aussi être un accès à l’évidente nécessité de la tolérance, dans le temps comme dans l’espace : tolérance entre les générations éprouvée par la rencontre avec d’autres chercheurs, comme tolérance entre origines, par la pratique du fait que nous sommes tous enfants d’émigrés, fut-ce du village d’à côté, car à Estinnes-au-Val on en a toujours plus bavé d’être d’Estinnes-au-Mont que d’être d’Out-si-Plou.
Même lorsque comme moi on trouve la plupart de ses aïeux dans un espace géographique assez réduit, il est évident que les barrières de langues ou de religions, pour ne citer que celles-là, n’ont eu que très peu d’effet sur les feux de l’amour et les forces de la vie. Nous appartenons à l’humanité entière dont, quelque part au milieu des étoiles nous sommes les minuscules et grandioses dépositaires. A charge de transmettre. D’une façon ou d’une autre.


Sans m’étendre longuement sur ce sujet, il est cependant clair que, comme toute activité humaine, la généalogie peut générer des côtés obscurs, des relents puants, des illusions dangereuses. La connaissance d’antécédents familiaux comme des tares, des maladies, des faiblesses, peut amener l’individu au ban de la société, au niveau social ou professionnel. A l’heure où un simple clic fait tout savoir sur chacun, un employeur potentiel, ou même un partenaire affectif, peut dès à présent s’effrayer de vous découvrir une aïeule souffrant de mucoviscidose, un aïeul criminel, ou toute une banche hérétique, une bossue ou un roux, une sorcière ou un franc-maçon !


Peut-être d’ailleurs certains experts bien informés sur les antécédents d’un candidat pourraient-ils bientôt proposer de lui refuser… l’initiation ! Je délire ? Comment réagirons-nous lorsque nous apprendrons par la toile qu’un candidat a pour grand-père un fasciste bien connu, ou un tortionnaire, quel qu’il soit ? Il pourrait même arriver qu’un expert découvre des vérités qu’un candidat ignore lui-même, concernant ses parents ou ses grands-parents. Que ferons-nous, en ce cas ? Ne serons-nous pas inquiets, à tort ou à raison, même si des propos généreux envers le candidat empêcheront de le mettre personnellement en cause. Cela générera un malaise, et cela arrivera, soyez-en certains !


Je suis sorti d’humanités (je parle de ma scolarité) avec un bagage en histoire-géo assez lamentable. Mais j’ai eu la chance d’avoir une prof qui en seconde et en rhéto nous initia aux révolutions russe et française uniquement par la lecture des textes d’époque, en jonglant avec les différents acteurs de ces grands moments de notre passé. Cela m’a donné le goût à cultiver le détail qui donne le sens. Car tout mouvement n’est qu’une somme d’infinies collisions désordonnées. Ordo ab chao. Ainsi du bordel de notre vie, ou de son ordre apparent.
J’ai toujours préféré les « histoires vraies », les biographies par exemple, aux romans totalement fictifs. Le plaisir que j’ai à écrire de la poésie est du même ordre : la transcription de sentiments et d’états d’âme m’est bien plus nécessaire que toute récréation imaginaire. Décrypter l’histoire de nos prédécesseurs en humanité est précisément une façon de plonger dans la graphie du bios. Voir comment certains réagirent devant l’événement, infime ou grandiose, pousse à se demander ce que nous aurions fait. Mais que savons-nous des circonstances et des motivations ? Cherchons. Plongeons dans les histoires de ces antiques quotidiens, dans ces vies si proches (innombrables fois où la description des événements donne l’impression que rien n’a changé), ces quotidiens qui nous parcourent comme notre sang : s’ils nous irriguent, surtout, ils nous en-saignent. Cette vie, c’est nous.


La génétique… Je me ronge les ongles comme, de mémoire d’homme, seule savait le faire la mère de mon père : jusqu’au sang. Mère de mon père atteinte (comme sa mère) d’un strabisme divergent aujourd’hui non encore reproduit, et qui avait tenté de me faire arrêter cette manie très tôt déclarée : enfin, disait-elle, pour un garçon ce n’est pas trop grave… Le jour où passé les sermons j’ai découvert qu’elle se rongeait aussi les ongles, j’ai éprouvé pour la première fois dont je me souvienne, en même temps un bonheur immense et une terreur incommensurable, à n’être plus seul et à n’être plus moi, tout à la fois.
Je pense avoir su à ce moment que toute ma vie ne serait plus que cela, car toute notre vie n’est que cela. Solitaire et solidaire. Et pas l’un sans l’autre.


Où est l’inné ? Où est l’acquis ? Jeunes, nous préférons souvent ressembler à nos grands-parents plutôt qu’à nos parents, que l’âge nous fait progressivement accepter d’autant qu’il nous en rapproche. Nous désirons venir de quelque part, tout en voulant aller où bon nous semble. Etre nous-mêmes et cultiver nos attaches. Appartenir et… posséder ? Non. Seulement appartenir. Tout est dans ce désir d’appartenance. A nous-mêmes et aux autres. Au monde d’où nous venons et à celui qui se bâtit autour de nous, en nous, avec nous. Ainsi dois-je accepter d’avoir les poils de mon père et les boyaux de ma mère, les orteils de je ne sais qui mais mon fils a les mêmes, et cultiver ma voracité pour les ongles, à laquelle s’exerce aussi mon fils avec le plus grand fruit, ce pour quoi je le réprimande. Et avec tout ça, essayer de penser et d’être par moi-même. Impossible rêve, sans doute.


La génétique… Elle-même nous apprend la vanité de toute recherche généalogique. Des recherches faites Outre-Manche fin du siècle dernier montrent qu’un quart des naissances sont illégitimes. Je répète : une fois sur quatre à notre époque, le père reconnaît un enfant qui n’est pas le sien. Et rien ne permet de penser que ce soit très différent chez nous, ni dans le passé. Alors, la valeur des recherches généalogiques… ? Après tout, si le père reconnu parce que reconnaissant devient un papa, si c’est lui qui donne sa part d’amour à l’enfant et lui transmet le mieux possible son viatique, n’est-ce pas là une raison suffisante pour le faire figurer dans l’arbre de la transmission plutôt qu’un quelconque géniteur ?


Une autre dimension de la plongée dans les racines de l’arbre humanité est qu’il nous fait bien évidemment rentrer sous terre. Rectifier le regard sur ce qui nous a fait, sur ceux qui nous ont fait, est façon d’extraire des pierres cachées. Il m’est souvent arrivé de quitter les archives différent de l’état dans lequel j’y étais entré, de clore d’une poignée de mains un partage d’informations en me sentant autre, de même qu’en m’éloignant de telle ou telle ferme à l’hospitalité insoupçonnée au regard des molosses en barrant l’entrée, de même qu’en raccrochant le combiné après échange avec tel spécialiste des marques de tailleurs de pierres, avec telle cousine vivant désormais en Amérique, ou avec tel homonyme enthousiaste mais définitivement irrattachable.


Oui, la généalogie au VITRIOL existe : elle mord nos chairs, elle décape nos masques, elle brûle notre apparence. Par le miroir de nos ancêtres, elle nous présente la vie telle qu’elle est, forte et belle, fragile et cruelle, parfois sage et souvent sotte, mais en tous les cas, par notre simple existence, présente.


A nous d’en jaillir et d’en jouir, les deux pieds sur la terre, dans la splendeur du vivre ensemble.


J’ai dit, V M.
Boris N.

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