Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Le Don de Soi en Loge

L'être humain qui passe cette porte est par définition privé de ses métaux. C'est notre Règle. Il est dépouillé de tout ce qui n'est pas lui même. Que peut-il donc bien nous donner ?
C'est la raison pour laquelle ma planche s'intitule : le don de soi. Je me suis interrogé sur le sens de notre drôle de question à réponse unique, et sur ce que voulait vraiment dire le candidat dans sa réponse.

Son plan est le suivant :
1) Je vais montrer que lorsque un individu se donne à une communauté, il s'agit d'un contrat particulier, qui, en ce qui concerne les loges maçonniques, implique paradoxalement que le candidat soit différent de ce que nous attendons, presque inadéquat ; et que ce paradoxe est une bonne chose.
2) Je vais ensuite décrire par quel mécanisme le candidat inadéquat va participer positivement à notre travail et à notre progression commune.
3) Je vais enfin conclure par un plaidoyer auprès des Maîtres plus anciens que moi et qui sont aujourd'hui en charge du recrutement des membres de la loge, pour que les candidats soient jugés sur leurs différences plus que sur leur communauté de vue avec la Loge.

Lors du passage sous le bandeau, il est donc souvent demandé au candidat : que comptez vous apporter à la loge... Il répond généralement : moi ! Et, que pouvions nous attendre d'autre ?
Plus généralement, que peut attendre un groupe constitué, de la part d'un individu qui souhaite le rejoindre. Qu'attend une armée d'un soldat de plus, un syndicat d'un membre de plus, une équipe de recherche scientifique d'un chercheur de plus, une loge d'un frère de plus. Je vais montrer que l'attente du Groupe est fonction de son appartenance à l'une ou l'autre de deux grandes catégories parfaitement distinctes dans leur objet.

Le groupe qui souhaite s'enrichir d'une différence est un groupe de travail et de réflexion. Il a besoin de personnalités diverses, de points de vue différents. Il souhaite s'enrichir de manière qualitative. Un club d'études économiques, une équipe de recherche scientifique, font partie de cette catégorie. L'efficience de ces groupes est proportionnelle à leur diversité, d'où découle leur capacité d'imaginer, de comparer, de débattre.

A l'inverse,
Le groupe qui souhaite s'enrichir d'un grand nombre est un groupe de pression. Il a besoin de personnalités similaires, qui se ressemblent entre elles, qui ont des opinions communes et un objectif commun. Ce groupe souhaite s'enrichir de manière quantitative. Un parti politique, une troupe de guerriers, des manifestants en grève, font partie de cette catégorie. L'efficience de ces groupes est proportionnelle à leur puissance numérique, d'où découle leur capacité à résister, à peser, à combattre.

Attention, qu'il n'y ait pas de malentendus! Je ne hiérarchise pas ces deux types de groupe en supposant que l'appartenance au premier est spirituelle, noble, maçonnique, alors que l'appartenance au second est opérationnelle, brutale, profane. L'action et la réflexion sont indissociables et inhiérarchisables. Il y a un temps pour l'une et un temps pour l'autre. Simplement, lorsqu'on intègre un groupe, il faut savoir de quoi l'on parle. Plus encore lorsqu'on se donne à lui. Il vaut mieux être différent et complémentaire pour se donner au groupe de travail et de réflexion. Il vaut mieux être similaire et supplémentaire pour se donner au groupe de pression. Sinon, le recruté supplémentaire dans le groupe de réflexion est par définition un inutile, et le recruté complémentaire dans le groupe de pression est un facteur de discussions, de polémiques et d'échec.

Quand je dis : Il faut savoir de quoi on parle, j'entends : Ce n'est pas tout de se donner, encore faut t'il qu'il n'y ait pas d'erreur sur la personne et sur le groupe. Faute de quoi, le don de soi sera inutile, préjudiciable et dangereux, tant pour le donateur que pour la communauté receveuse.
En ce qui nous concerne, nous, Francs-Maçons, qu'attendons nous du frère qui fait don de lui même. Que veulent nous dire les futurs frères lorsque à la question « qu'allez vous apporter à la Franc Maçonnerie ? » ils répondent « moi » ?
Je voudrais me répéter et insister sur les oppositions symétriques qui caractérisent les deux grandes catégories de groupes constitués :
* Groupe de pression ou groupe de réflexion,
* Croissance par la quantité ou développement de la qualité
* Combattre ou débattre.

Je dis que notre extraordinaire spécificité est qu'une loge maçonnique et un groupe hybride qui participe des deux catégories. Je dis aussi que ceux qui, par leurs actions, leurs discours, leurs actes, nous rangent abusivement dans l'une ou l'autre des catégories, se trompent et ne nous rendent pas service.
Ceux qui se réjouissent de notre accroissement en nombre, tant au niveau de la loge que de l'obédience, font le raisonnement court du gestionnaire de groupe de pression: à savoir: plus nous serons nombreux, plus nous serons forts.
Et ceux qui nous réduisent à un groupe de débat et de réflexion nous dénient implicitement le droit à l'action sur le monde profane, alors que, loin de tout prosélytisme, il y place dans notre démarche pour un vœu de faire progresser l'humanité, avec modestie et pierre par pierre.
Nous devons donc accueillir, et le nombre, et la différence, afin que nos futurs frères nous donnent leurs diversités, et nous devons nous nourrir, nous enrichir de ces différences. En retour, la maçonnerie doit leur donner un cadre commun dans lesquelles ces diversités pourront s'exprimer sans tomber dans les polémiques et les oppositions habituelles dans le monde profane. Par conséquent, la question/réponse : que comptez vous apporter à la loge : moi !, doit s'interprêter : je me donne moi, avec moi, naturellement vous serez un de plus, et surtout vous serez encore plus divers.

Ceci est une belle déclaration de principe. Une bonne intention, un projet dévoyé par la pratique, comme toujours. L'objet de mon discours d'aujourd'hui est de remarteler le projet et de réénoncer ce principe. Nous devons accueillir, sélectionner nos futurs frères, non pas malgré leurs différences, mais à cause de leurs différences, ensuite seulement, l'augmentation du nombre se constate, n'est pas une fin en soi, mais un simple effet mécanique de ces acquisitions de différences.
Mes frères, notre loge est riche de ces personnalités vivifiantes, hétérogènes et complexes, parfois insupportables pour les uns, parfois surprenantes pour d'autres et qui acceptent de se côtoyer alors que tout les oppose. Le fait que ces frères soient aujourd'hui sur nos colonnes prouve que la loge a su se dépasser en les accueillant et je suis heureux de faire partie d'une loge qui a su les accepter…

Considéré ce que j'ai à dire, il serait parfaitement discourtois de prendre un autre exemple que le mien, même si parler de soi est une forme de discourtoisie: J'ai été un profane frappant à la porte du temple maçonnique. Mais quel profane !

La Maçonnerie est un organisme-colonie et je suis un solitaire dont les passions et les loisirs sont fermement individualistes.

La Maçonnerie rejette les métaux, et mon activité professionnelle fait de l'argent une véritable matière première.

La Maçonnerie est fondée autour des principes de solidarité et de fraternité, et ces principes étaient pour moi comme la danse classique ou le jogging : je savais que ce que cela signifiait, je savais que ça existait, mais je ne pratiquais pas.

La Maçonnerie est un ordre initiatique et traditionaliste : je suis un antitraditionaliste iconoclaste. Je ne révère jamais, par définition, un ordre établi. J'examine toujours le rite comme une survivance à faire évoluer. Je respecte les règles, mais à la marge, toujours à l'affût de la transgression qui exprimera ma liberté.

La Maçonnerie est fondée sur le travail symbolique et je suis plus que méfiant quant à la tentation de faire signifier ce que l'on veut aux pauvres symboles qui n'en demandent pas tant et pour les besoins d'un discours particulier au mépris de significations absolues.

La Maçonnerie est lieu de tolérance large, mais je ne considère certainement pas que seule l'intolérance est intolérable. Et pour finir sans ambiguïté : non, je n'aime pas le monde entier.
Et voilà.

Il est évident que lors de mon passage sous le bandeau, lors duquel je n'ai pas cherché sciemment à dissimuler, de nombreux frères se sont aperçus de cette apparente inadéquation, totale, tellurique, définitive, entre la Maçonnerie et le candidat que j'étais.
Et que se passa-t-il pourtant ?
Savez vous pourquoi je me sens reconnaissant vis-à-vis de la Franc-Maçonnerie ? Je suis redevable à la Franc Maçonnerie du simple fait qu'elle m'ait accepté. Et plus encore, parce qu'elle ne l'a pas fait suite à une erreur de jugement mais en conscience, en conscience du paradoxe qui résultait de cette acceptation.

Le paradoxe est lumineux : La franc-Maçonnerie n'était pas faite pour moi mais simplement en m'acceptant comme je suis, elle prouve qu'elle est exactement ce qu'il me faut. Je ne peux faire moins que lui donner en retour ce qu'elle attend, moi, c'est-à-dire mon inadéquation.
Il m'apparaît donc clairement que, comme d'habitude, il n'y a pas don mais échange, et que cet échange est fondé sur un contrat magnifique, tant il est simple : Je me donne tout entier, en échange je serai reçu comme je suis, pour le plus grand profit des deux parties.
Comment cette intégration de l'inadéquat, de celui qui ne convient pas, fonctionne-t-elle ?
Le don de soi en Loge devient donc l'acte par lequel je m'engage à demeurer moi même, à enrichir le groupe de mes différences, de mes inepties ou de mes éclairs de lucidité, de mes intolérances et de ma sagesse, de mes mesquineries et de ma générosité. La sagesse de la Loge consiste à tout recevoir, avec bienveillance, quitte à ne point tout conserver. Pour que mon don soit « intéressant » pour la Loge, il est évident que je ne dois pas me conformiser mais assumer et exalter ma différence. Dans quel but ?

Nous avons pour objectif statutaire de travailler au progrès et à l'amélioration de l'humanité. Fort bien ! Posons nous la question de savoir quel est la cheville ouvrière de toute évolution, quel est le facteur actif de toute amélioration.
Je vais vous le dire, c'est la réaction à l'agression.
S'il n'y avait pas le froid, l'humanité n'aurait pas inventé le vêtement. Le froid est le facteur agressif.
S'il n'y avait pas la maladie, la médecine n'aurait jamais ni progressé, ni même ne serait née. Nous ne saurions pas même comment nous fonctionnons. Les virus sont le facteur prédateur qui a induit le progrès de la médecine.

Ne vous interloquez pas, ce n'est même pas un paradoxe, c'est une réalité générique. Le facteur prédateur prédate et oblige le prédaté à trouver une réponse. Ce faisant, la victime cherche, trouve...et progresse. Les exemples sont là par milliers, je ne les cite pas pour prouver mais pour mieux faire prendre conscience de la réalité extraordinaire de la progression par la prédation. Si la concurrence n'existait pas, les méthodes de gestion des entreprises et leur productivité ne pourrait pas progresser: la concurrence est un facteur prédateur. Si ma femme était génétiquement programmée pour ne voir que moi, je n'aurais aucun besoin de faire le moindre effort pour lui plaire : les autres hommes sont des facteurs prédateurs qui me contraignent à progresser, à la séduire, à m'améliorer pour elle. Tout cela peut se généraliser en une phrase simple: s'il n'y avait jamais aucun problème, il n'y aurait jamais nécessité de trouver des solutions, et c'est dans la recherche des solutions que se situe l'amélioration.
Je signale qu'il en est de même pour les animaux.
Je signale qu'il en est de même pour des structures non individuelles : lorsqu'elle ne sont plus prédatées, les civilisations s'effondrent. Car absence de progression signifie régression et décadence.

Pour revenir à notre sujet, je voudrais montrer que lorsqu'on a compris la logique de la prédation, la démarche devient très simple : la prédation est le facteur de la progression, nous voulons progresser, nous devons donc être prédaté, soit en subissant, soit en organisant notre propre prédation.

Imaginez, la civilisation, la société, la Loge, d'où la prédation est absente totalement. Une Loge où aucun problème n'émergerait jamais. Les postulants sont recrutés sur la base d'une adhésion stricte à une vision commune. D'ailleurs dans cette loge, tout le monde est toujours d'accord. Personne ne se sent jamais agressé par une idée qu'il ne partage pas et aucune discussion n'est jamais à craindre. Bref, on s'ennuie à mourir, mais le plus grave, c'est qu'on ne progresse pas.
Durant la période de silence à laquelle j'ai été contraint par le règlement, j'ai pu être indigné, mais quel bonheur d'entendre le point de vue d'un autre, contraint par le système à écouter, dans une polémique forcément constructive puisque régulée, dans des oppositions enrichissantes. Si je souhaite entendre ma propre opinion formulée par d'autres bouches sempiternellement unanimes, il y a des lieux pour cela. Mais si le système de cooptation et de recrutement aboutissait à l'uniformité, je ne pourrais plus goûter ce bonheur. Je dois donc me donner en l'état pour que mes frères se donnent également comme ils sont et que surtout ces différences soient préservées et protégées, et voulues, et nourries par le recrutement de nouveaux frères pour lesquels l'appartenance présente ou passée à une religion, à un parti politique, à un mouvement d'opinion, à une mouvance, ne doit jamais être un critère de rejet, mais au contraire, l'élément déterminant et positif qui fera de la Loge une structure vivante et capable d'honorer les termes du contrat du don de manière réciproquement profitable.

Pour m'exprimer d'une manière encore plus claire et prosaïque, je dirai que je vous remercie d'avoir voté mon admission, mais si dans l'avenir vous me recrutez trente Thierry Viquerat, je ne viendrai plus, et, du reste, personne ne souffrira de mon absence imparticulière dans cette cohorte homogène, ennuyeuse et stérile.

C'est ma demande pressante aux Maîtres plus anciens qui animent la Loge et c'est l'objet de ma planche: recrutez nous des fous, des illuminés et des personnages, des poètes qui ne savent pas ce qu'est l'argent et des experts qui ne font qu'y penser, des génies qui nous éblouirons et des gens de bon sens qui nous raccrocherons les pieds sur la terre ; des bardés de diplômes et des baroudeurs de la vie, des têtes bien pleines et des têtes bien faites, des bavards indéboulonnables du plateau d'orateur et des timides qui cherchent des mots mieux choisis, des gens biens et des gens-foutres, des polémiqueurs et des renfrognés, de ceux qui se prennent au sérieux et de ceux qui sont ironiques jusqu'à l'égard d'eux-mêmes, des doctes cultivés et des dilettantes enjoués, des professionnels de la vie et des amateurs du bonheur, de ceux qui font semblant de travailler et de ceux qui travaillent à faire semblant, ceux qui aiment facilement leur prochain et ceux qui essaient d'apprendre, et ceux qui n'y parviennent pas simplement parce qu'ils voudraient être aimés, ceux qui ont le sens du panache et ceux qui n'ont pas celui du ridicule, ceux qui savent et ceux qui doutent, pour mes frères compagnons et mes frères apprentis, recrutez nous tous ceux là, parce qu'avec tout ceux là nous serons la loge parfaite. Nous serons ce petit échantillon représentatif d'humanité, grandiose et désespéré, magnifique et pitoyable, émouvant ou pathétique, capables de la plus grande générosité avec le frère en difficulté comme d'être moqueurs à l'occasion avec le frère auteur d'une planche somnifère, capables du meilleur et du pire, entassés dans cette éprouvette que nous appelons Loge et dont les dimensions englobent l'univers exactement comme l'éprouvette du chimiste englobe l'univers car l'expérience réactive qui s'y déroulera avec succès se déroulera pareillement en tout point de cet univers. Il en est de même dans l'éprouvette que nous appelons Loge.

Petit recoin d'humanité, serein, régulé par le rite, ouvert et conscient, nous pourrons affûter in vitro toutes les théories et toutes les philosophies, pour le plus grand profit de notre population et en nous préservant des risques de polémiques froides et de guerres chaudes qui règnent à l'extérieur.

F\ V\


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