Obédience : NC Loge : NC 20/08/2001

Vaincre ses Passions
 
Quand notre frère 1er surveillant m’a demandé de choisir un sujet de réflexion, c’est presque spontanément que j’ai opté pour le thème de la passion,  mais le résultat de mes recherches est assez éloigné de ce que je pensais y trouver.

Le nombre de philosophes  qui ont analysé le thème de la passion est longue. Citons simplement : Bossuet, Descartes, Novalis, Hegel, Freud, etc.…
Comment définissent ils la passion ?
Mouvement impétueux de l’âme pour l’un, simple objet d’un penchant vif et persistant pour l’autre, du domaine exclusif de l’emportement et de la colère pour celui-la, réservé au penchant excessif d’un sexe pour l’autre pour celui-ci, rupture de l’équilibre psychique pour un autre encore....
La passion a eu, ses défenseurs, ses adeptes, ses détracteurs, ses théoriciens. Elle a engendré nombre de discours parfois contradictoires, parfois conflictuels, souvent passionnés.
Pour Novalis par exemple, la passion est un levier qui soulève l’âme et lui inspire de vastes desseins.
Pour les philosophes rationalistes comme Bossuet, au contraire, la passion est une erreur, un mirage, une révolte de l’instinct contre l’esprit et à ce titre elle corrompt l’intelligence, la volonté et l’affectivité.
Le stoïcisme prêche lui, non seulement l’absence de la passion, mais aussi la privation de tout sentiment remplacé par une paix de l’âme uniforme et sereine. Pour Descartes, par contre, il est aussi impossible de ne pas éprouver de passions que de ne pas avoir de sensations et ceci simplement parce que nous avons un corps et que les passions ne nous sont données que pour le bien de ce corps, et permettent de faire progresser la connaissance de soi.
Quant au maçon, il doit lui, suivant les auteurs : dominer ses passions, les vaincre, les combattre, les annihiler, les supprimer.
Bref, au travers de mes lectures, j’ai cru comprendre que la passion était pour nous, maçons, dans la sphère du néfaste et finalement assez proche du stoïcisme.

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Le Rite Ecossais Rectifié a pour but de maintenir et de fortifier les principes qui sont à sa base tels le perfectionnement de soi-même par la pratique des vertus afin de vaincre ses passions, corriger ses défauts et progresser dans la voie de la réalisation spirituelle.

Notre catéchisme au grade d’apprenti comporte cette question importante :
D.-       Que venez-vous faire en Loge comme Apprenti ?
R.-       je viens apprendre à vaincre mes passions, à surmonter mes préjugés et à soumettre mes volontés aux lois de la Justice, pour faire de nouveaux progrès dans la Franc-Maçonnerie.

Vaincre ses passions se traduit par juguler ses instincts, ses pulsions naturelles et primaires. On ne peut pas ordonner l’âme si on ne le fait pas pour le corps, la maîtrise comportementale devenant la condition préliminaire à tout cheminement.

Nous, Francs-Maçons sommes des hommes de paix, nous travaillons à vaincre nos passions car elles nous enchaînent, nous aveuglent et nous rendent dépendant. Ce n’est pas pour autant que nous sommes froids et dénués de sentiments, nous fondons notre action dans l’amour et le respect des hommes et de l’univers.

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Le rituel de l’apprenti nous dit "Vaincre nos passions", et il est vrai qu'à la première lecture, nous pouvons y voir le coté "négatif" de la passion, la "victoire"
envisagée doit être totale. Mais vaincre ne veut pourtant pas dire détruire. Il s'agit plus - à mon sens - de maîtriser plutôt que vaincre ses passions pour en rejeter autant que faire se peut les effets négatifs, pour n'en filtrer que les aspects créatifs, spirituels, progressistes. Tout naît d'une dualité, et s'équilibre par un troisième élément, la raison qui, symbolisé, entre autres par notre signe d'ordre, permet d'aller vers la sagesse et la maîtrise.

Une passion cesse d’être une passion sitôt qu’on s’en forme une idée claire et distincte, dira Spinoza, en d’autres termes dès que la raison prend le dessus sur l’instinct. Nous sommes en FM pour raisonner nos passions (entre autre).
Nos pratiques rituelles se déroulent dans un contexte normalisé, ou la passion est absente. Position "normalisée", parole "ordonnée" etc. 
Peu de place à l'emportement sauf peut être et sous de rares exceptions au moment ou la parole nous est donnée pour réagir à une planche ; il arrive que dans ce cas nous nous laissions emporter par nos pulsions. Pulsions ou passion, voilà deux mots bien proches.

Nous le savons bien, notre méthode est issue de la maçonnerie opérative dont la passion, me semble t’il, est loin d'être absente. Plusieurs champs de réflexions s'ouvrent :

1 - Nous devons dominer nos passions sur le plan spéculatif, mais non opératif (?).
2 - La FM en devenant spéculative, nous conseille de dominer nos passions. Est-ce sur tous les plans (?).

3 - La FM nous encadre dans un rituel ou la passion est dominée afin de nous pénétrer de cet état de domination, pour que nous puissions travailler sereinement ( ?).

Cette histoire de "dominer " nos passions me gêne.
Quand j’étais profane, je m’étais depuis longtemps forgé une ligne de conduite. A de rares exceptions près, peu de grande joie, peu de grande peine. En d’autres termes, peu de grande passion, peu de grande déception. Et cette ligne de conduite m’a permis de traverser le temps et l’espace sans y laisser me semble-il trop de blessures. Cette philosophie personnelle, fruit de l’expérience de ma vie, me convient. Elle me parait efficace.

Je suis toutefois un passionné dans plusieurs domaines. Ces passions me prennent et me donnent. Il m'est arrivé dans la réalisation d'une de mes passions de ressentir une émotion rare, dont je n'ai pas accès par une autre "raison".
Tout le monde vit des passions (du moins, je l’espère).

Loin de moi l’idée de vous faire participer à une psychanalyse de groupe, mais en ce qui me concerne, je suis passionné par ma vie professionnelle. Tout dans mon action actuelle, en effet, est bien subordonné à cette passion. Stakhanoviste de mon métier, j’en oublie de manger le midi et j’écourte mon temps habituel de sommeil. Je dépense beaucoup en achat de matériels et logiciels onéreux mais toujours plus performants.

Tout cela pour quoi ? Pour avoir plus de temps, plus de matériel, plus de travail. Tout ça pourquoi ? Pour une occupation, une passion, un amour auquel je consacre beaucoup. C’est toujours avec déchirement que je quitte mon bureau afin de me consacrer aux deux autres sommets du triangle un peu délaissés que sont la famille et le spirituel (2 autres passions au demeurant !).

Quant à l’égoïsme du passionné (si on peut le qualifier ainsi), auquel il est habituel de faire référence, je dirai qu’il faut le nuancer en mesurant les effets qu’il provoque à la fois sur soi et sur autrui. Car si cette passion et l’égoïsme que nécessairement elle transporte engendrent pour soi un bien être, alors celui-ci, rejaillira sur les autres, dans la mesure ou ce que nous sommes rejaillit forcement sur notre environnement. Et cette forme d’égoïsme là, ne saurait être discréditée, dans une communauté comme la notre, ou il importe que nous établissions une harmonie qui ne peut exister que si  chacun de nous en est porteur.
Mais serais-je dans notre loge le seul passionné ?

N’y a t’il pas parmi nous : des policiers zélés ; des analyseurs d’auras éclairés ; des amateurs de science fiction ou de l’histoire des cathares avertis ; des politiques engagés ; des frères qui vivent la maçonnerie comme une passion ?
Et tous ces frères, qui régulièrement consacrent certaines de leurs soirées à nos tenues, planchent avec joie sur des sujets divers, répandent avec ferveur à l’extérieur de nos temples des paroles d’humanité dans un monde qui semble pourtant peu s’y intéresser. Tous ces frères, ne sont ils pas passionnés ?

La passion a bien sur plusieurs visages. Il est certain qu'elle fait avancer le monde, au contraire de la force d'inertie. Mais elle le fait aussi quelquefois s'enflammer lamentablement.
En F.M., je pense que la domination de la passion doit être surtout verbale et mentale. Ne pas se laisser emporter sans avoir réfléchi auparavant. Mais je ne crois pas que la F.M. nous demande de tuer nos passions, seulement de les contrôler.

Par bien des côtés, je trouve qu'aujourd'hui, notre monde est particulièrement sans passion. Sans passion de vie, d'idées, de visions...
Alors que, réaliser ses passions tous les jours, par ce que l'on ne peut faire autrement et dans la mesure ou le résultat est là, l’œuvre produite, n'est ce pas une "bonne raison" que de se laisser aller à sa passion? c'est vrai que le monde crève de sa raison.  Il est un tas d'actions que le cœur ne supporte pas, mais que la raison justifie. Toutes les injustices actuelles, tous les enfants qui meurent, tous les peuples qui se déchirent, tous les chômeurs, tous les sans papiers,  justifient de leur état par la raison gardée. La pensée souvent handicape le cœur et la main qui le prolonge.
Même en FM, quelles sont les actions dont nous pouvons nous glorifier ? Il y en a. Quelques unes. 

Quelles sont celles ou nous offrons notre immobilité, pendant que l'on pense ? Il y en a encore plus. 
A force de raisonner, c'est la passion de la vie que l'on perd.
Il m'est souvent arrivé, en groupe à des occasions diverses d'arrêter le discours. De dire stop on y va, on réfléchira après ; il est vrai que depuis tout petit j’entends dire que c’est du à mon signe astral.
Je pense que c'est comme ça que l'on dépasse ses propres limites ; par ce que si on raisonne on prend conscience de ses limites et là il est très difficile de les dépasser.

Je préfère un monde de passions qu'un monde dépassionné. Je préfère un homme passionné jusque dans l'erreur que l'homme analytique, très intelligent, mais qui ne s'engage pas. Je ne crois pas qu'on demande au maçon de refréner sa passion, ni de la dominer en dehors de l’enceinte sacrée du temple, je crois qu'on lui demande la tolérance d'entendre la passion des autres...

Il ne me semble pas, à priori, que la méthode maçonnique nous demande de ne pas être passionné ; ou bien alors elle nous priverai d'un des moteurs, et non le moindre, qui nous fait aller de l'avant, ne serait ce que parce qu'il conditionne le questionnement initiateur et l'action à entreprendre pour tenter d'apporter une réponse.
La phrase de notre catéchisme qui pose évidemment problème est celle qui dit : Vaincre ses Passions, soumettre sa volonté et faire de nouveaux Progrès en FM.

Tout d’abord, il me semble utile de préciser que cette réponse est écrite dans le catéchisme de l’apprenti. L’avenir nous dira si elle figure aussi dans celui des autres grades.

Doit on prendre pour autant la phrase telle qu'il nous semble qu'elle apparaît de prime abord ?
Allons plus loin et creusons un peu. Il est évident que l'expression vaincre ses passions est à rapprocher de : Et faire de nouveaux progrès...
L'une ne peut fonctionner sans l'autre. C'est d'un projet qu'il s'agit ici, de la réalisation de notre destin de FM, et donc d'Homme, pour nous conduire à devenir un être libre.

On dit : Etre éveillé, Etre éclairé, parfois. Si comme on le dit aussi, la FM a pour objet le perfectionnement de l'Humanité, elle sait qu'elle n'atteindra cet objectif qu'a travers des hommes suffisamment éveillés pour pouvoir à leur tour éveiller d'autres hommes. 

Pour faire de nouveaux Progrès, dit notre instruction.

Les moyens utilisés sont mis en œuvre aux moments clés de notre parcours initiatique. C'est à dire aux moments ou nos capacités d'appréhension sont prêtes à recevoir une nouvelle impulsion pour franchir un nouveau palier.
Ils visent pour l'essentiel à nous « éveiller » en élargissant notre horizon et en modifiant la vision que nous avions du monde. Bref ils nous poussent à nous remettre en cause.

Ce sont ces remises en causes successives qui alimentent notre progression. Et peut être à ce moment, le mot « passion » se transforme petit à petit en « désir », il s'agit véritablement d'une tension amoureuse, et donc créatrice.
Le mot passion force à se bouger, à se poser les bonnes questions, il fait indéniablement partie de notre starter initial, mais en cours de route, la souffrance s'atténue (un peu, du moins) le désir d'agir, le désir d'être, se substitue.
                                                                   
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En conclusion, je vous cite la célèbre pensée de Hegel à laquelle, j’adhère totalement:
« Rien de grand n’a jamais été accompli, ni ne saurait s’accomplir sans les passions ».

Le maçon doit vaincre ses passions avons-nous coutume de dire et d’ajouter, pour que prime la raison.
Sans vouloir être polémique, je ne suis pas sûr que ceci soit vraiment du domaine de l’humain.
Et en tant que F.M., je dirai que c’est la communion de la raison et de la passion qui permet d’avancer et de progresser dans la connaissance de soi, des autres, et du monde. Et plus que de vaincre ses passions, je crois, au contraire aujourd’hui qu’il nous faudrait plutôt les avoir connues toutes, avoir pénétré tous leurs univers, pour avoir le droit ou la prétention d’affirmer que l’on connaît le monde.

La vie mériterait-elle d'être vécue sans passion ? tout dépend du lieu.
La réponse est oui uniquement me semble t’il à l’intérieur du Temple.
La réponse est non à l’extérieur du Temple dans la mesure ou elle est maîtrisée.

La prise de parole à l'ordre et encadrée par des phrases rituelles tempère la passion « profane » qui pourrait nous assaillir en ce lieu, mais même dans ce cadre édulcoré de tout emportement, il est possible de transmettre sa passion et j’espère y être parvenu ce soir. Il m'apparaît que, Franc-maçon, j'ai besoin d'exprimer ma passion de l'homme, pour espérer que nos valeurs de référence puissent prétendre à l'universalité, tendant ainsi à la réalisation d'une humanité meilleure et plus éclairée; mais cette expression passionnée se doit d'être maîtrisée par la raison, pour être optimisée favorisant ainsi la compréhension et l'acceptation du plus grand nombre.

Alors soyons des maçons passionnés par la quête de cet Art Royal et désirons sans limite œuvrer pour l’humanité.
Vénérable maître, je suis conscient du risque de polémiques relatif au sujet que j’ai tenté de traiter ; aussi, au moment ou vous allez ouvrir les débats, n’oublions pas que… chacun devra  vaincre ses passions.

J’ai dit VM.

M\ M\
                                                                      
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Bibliographies :

Instruction au grade d’apprenti
La formation maçonnique (Christian Guigue)
Encyclopédie universalis

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"Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours."
La Roche Foucauld, Maximes
 
"Il est difficile de vaincre ses passions, et impossible de les satisfaire."
Mme de la Sablière.
 
"Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion."
Hegel
«Celui qui peut réprimer sa colère est plus fort qu'un héros, et l'homme qui est maître de ses passions surpasse celui qui s'empare des villes
On raconte qu'un sage, ayant reçu un général vainqueur après une rude bataille lui dit : Vous revenez d'une conquête simple et facile, préparez-vous à la bataille la plus difficile que vous ayez eu à faire! Et devant le grand étonnement du général, le sage précise : Oui! le plus dur est de gagner le combat contre soi-même!

Encyclopédia universalis

Descartes considère la passion moins comme opinion que comme surprise de l’âme par le corps, tumulte d’origine physique et auquel le concours de la volonté fait défaut.
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En dissociant la passion de l’affection, Kant ouvre la voie à une nouvelle conception de la passion, comme mode de réalisation par excellence de la subjectivité. Rapportant, en effet, la passion non au sentiment de plaisir et de peine mais à la faculté de désirer, Kant y voit une folie qui contredit la raison dans son principe formel: un élément est pris pour le tout, si bien qu’est rendue impossible toute détermination de la volonté par le libre arbitre.
Ainsi, paradoxalement, cette conception, en tant qu’elle fait de la passion une détermination de la raison pratique, fonde la théorie hégélienne de la passion comme objectivation de l’esprit subjectif pratique, au niveau de la psychologie. L’on aboutit alors à cet éloge célèbre de la passion: «Rien de grand n’a jamais été accompli, ni ne saurait s’accomplir sans passion. »
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Toute détermination est passion, négation du sujet abstraitement libre, mais négation positive, puisque négation de ce même sujet dans son mouvement vers le concret. Le développement de la passion paraît alors, pour reprendre ce terme de Hegel, «ruse» stratégique de la raison, œuvrant dans l’histoire.
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La passion, sommet de la subjectivité
«Il est impossible d’exister sans passion», non parce que toute action présuppose une passion, mais parce que seul un intérêt passionné peut vouer le sujet à exister pleinement.
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C’est seulement dans la sphère du religieux que la passion, s’intériorisant, se dévoile, dans son fondement, passion de l’infini. L’action religieuse est alors reconnaissable à la souffrance, c’est-à-dire au mouvement d’approfondissement dans l’existence qui caractérise le pathos existentiel. Bien plus, l’homme religieux exige la souffrance, dans le même sens ou l’homme immédiat demande le bonheur. Car tout comportement se doit d’être absolu, lorsqu’il s’agit d’un but absolu; et vouloir absolument signifie vouloir l’infini; ce qui est folie au sens du fini.
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«Admettons, écrit Aristote, que les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements, et auxquelles s’attachent la peine et le déplaisir, comme la colère, la pitié, la crainte, et toutes les autres passions de ce genre, ainsi que leurs contraires» (1.378 a. Cependant, alors que le plaisir et la peine se rapportent à la sensation, la passion concerne l’image proposée par l’orateur.
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Le passionné se comporte alors à bien des égards comme l’artiste qui se détourne de la réalité pour laisser jouer librement ses désirs érotiques et ambitieux; ou comme l’homme de science affirmant envers et contre tous – tels F. H. C. Crick et J. W. Watson à propos de la structure hélicoïdale de l’ADN – sa croyance indéfectible en un modèle que rien ne peut encore démontrer. Nul démenti ne semble alors pouvoir être infligé au passionné, nul échec ne paraît susceptible de l’abattre, dans la mesure même où sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de l’événement.
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Certes, la tentative avait d’illustres précédents. Les stoïciens, au premier chef, avaient défini la passion comme tendance tyrannique, mouvement déraisonnable de l’âme et contraire à sa nature. Le développement de la passion ne saurait s’effectuer sans un viol de la raison.                                                         

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