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Un sablier pour mesurer le Temple

Je n’étais encore qu’un enfant lorsqu’un détail dans un récit de science-fiction  m’interpella durablement : on y voyait des humains embarqués dans une soucoupe volante par une bande d’extra-terrestres en virée dans notre galaxie ; soudain, les terriens ayant sans doute épuisé tous les charmes de l’excursion, informent le capitaine cyclope à trompe mauve… qu’il est temps de rentrer à la maison, arguant d’un cercle emprisonnant leur poignet, où un cadran donne à voir quelques chiffres changeants. Avec sa voix d’outre-trompe, l’alpha-ducentaurien fait : « Temps ? C’est quoi, le temps ? » Là, les humains sont dans le vent : ils se mettent à causer d’eux, des plantes, du mouvement des astres, de la pluie et du beau…. mais jamais du temps ! Et les gaillards d’en face ont beau avoir comme nous une tête, deux bras et deux jambes (et même trois, dans leur cas), ils n’entendent rien au temps ! Leur immortalité confine à l’immoralité…

Déçus par ces insectes sans avenir, les extra-terrestres ramènent prestement les insignifiants sur leur caillou, et nous revoilà sur notre bon vieux plancher des vaches.
L’enfant (que j’étais) conclut de cette parabole que si nous étions croyants envers le temps, c’était en raison de notre mortalité. J’aimais assez cette
conclusion, tout en n’écoutant pas mon petit doigt qui me disait que je changerais rapidement d’avis.
Puis il y eut l’adolescence, dont la totémisation, puis l’émancipation, dont l’initiation, et plein de trucs déstabilisants dont vous connaissez la plupart. « Ni dieux ni maîtres » finit par signifier une remise en question telle… que le temps soumis à la question finit dans la remise.


Croire n’entrant plus dans mon vocabulaire pour une durée provisoirement définitive (autant vous dire que je suis toujours dans cette période), j’arrêtai de croire au temps. Car je pense bien qu’il s’agit d’une croyance, vu que personne n’a jamais pu m’en démontrer l’existence, qu’il ne se trouve plus aucun scientifique pour lui attribuer une valeur absolue, et que j’ai fini par écouter mon petit doigt, lui qui parle souvent un langage qui me convient.


Donc, dieu et le temps, même création humaine, même illusion mondaine, même nécessité pour certains, qu’il me faudra beaucoup d’efforts pour tolérer vu que je n’y comprends désormais plus rien, n’y voyant aucun intérêt !
Voilà : le Temps est né avec l’Homme et il disparaîtra avec lui. Le Temps n’a que le sens que nous lui donnons. Certains le divinisent, en général en même temps que d’autres non-valeurs, comme l’argent. D’autres le diabolisent, s’imaginant qu’il joue contre nous, alors que c’est juste l’Homme qui s’autodétruit en retournant sa création contre lui-même pour justifier son éphémérité, son effet …mérité.
Car tout le problème de l’homme est là : il sait son enveloppe corporelle hautement périssable, et avec elle, cet esprit qu’il a eu tellement de mal à bâtir se trouve dans une bulle de précarité… insupportable !


La mort. Pour ma part, je sais qu’elle ne dure pas même une seconde, peutêtre une picoseconde… Non, même pas. Bref, elle est insignifiante ! C’est la vie, qui est hautement signifiante !
Bon, mes FF :., j’espère que cette fois vous avez compris : le temps est mort, il n’existait que dans le coeur d’un vieil homme, coeur arraché, jeté sur le parvis du temple du soleil pour assurer sa course. Le temps est mort, nom de dieu, le temps est mort ! Vive le temps !
Ou plutôt… vive la durée ! Cette mince et subtile durée, cet intervalle que nous occupons de par notre existence, ici et maintenant, ensemble, dans ce lieu hors du temps. Hors du temple aussi, je vous soutiens que vous êtes hors du temps, mais je ne vous obligerai pas à vivre mon délire outre-parvis, tandis qu’ici la symbolique vous y invite lumineusement.


La durée. C’est si beau, la durée… C’est si vrai, la durée, et parfois si fort. Je vous laisse… à chacun… mesurer QUELLE durée est… pour vous… la plus extraordinaire.
Pensez-y très fort. De quelle durée feriez-vous volontiers un moment d’éternité ? (…)


Bon, assez rêvé, on a une planche à finir, et on n’a même pas encore commencé à causer du sablier !
Bien sûr que si, qu’on a déjà causé du sablier. Sauf qu’un sablier à côté du lit, ça ne la ferait pas ! Pas plus qu’un sablier devant un coucher de soleil sur la plage ou dans la montagne. Pas plus qu’un sablier lors de la venue au monde d’un de vos enfants. En fait, quand le temps n’existe pas, nous n’en avons pas plus à faire du sablier que de tout autre instrument de mesure du temps ! Ce qui prouve toute la relativité du temps, bien plus simplement qu’avec les formules d’Einstein !


Pourtant, il me plait bien, le sablier. Et ce n’est pas un hasard, si nous l’avons trouv dans le cabinet de réflexion, non loin d’ici et de nous-mêmes. 

Le sablier mesure un intervalle. Cela nous rapproche, nous qui ne sommes qu’intervalle.
Et probablement est-ce un signe des temps, que de voir régulièrement dans les magasins de souvenirs… ou de décoration…, avec les cadrans solaires, des clepsydres, et surtout des sabliers.


Souvenir de sablier… Celui que ma mère utilisait pour s’assurer de la cuisson des oeufs, deux oeufs empoignés l’hiver au fond des poches pour se réchauffer sur le chemin de l’école, quand le sable avait fini de migrer de l’oeuf du haut vers l’oeuf du bas.


Sablier du souvenir…. Pierre tombale où est durablement gravé un sablier ailé pour un impossible envol, au cimetière qui ne nous attend pas. Nous cuisons toute notre vie entre deux sabliers. Poussière que nous sommes, poussière que nous retournerons, car si le sablier fait penser à la mort, ou tout au moins à notre date de péremption, c’est bien parce qu’il est lourd de sable, sable qui est NOIR en héraldique… La clepsydre en son eau, tout aussi fatale et meurtrière, ne nous évoque pas si finement notre finitude…


Symbole de vie, symbole de mort, symbole de vie par-delà la mort, car si de nombreuses stèles funéraires comportent des sabliers, ils sont quasi toujours ailés, le plus souvent d’une aile de chauve-souris et d’une d’aigle, histoire que l’âme puisse voler de jour comme de nuit dans son affranchissement de la pesanteur terrestre. Il y eut également divers pays où on tressa des sabliers sur les couronnes mortuaires, quand on ne les plaça dans le cercueil-même, voire en distribua aux amis du défunt pour les jeter dans la tombe encore ouverte. Le cimetière de Bruxelles comporte une des plus belles images que j’en connaisse : sur fond de flambeaux croisés, un sablier pourvu de deux ailes d’aigles est couché de tout son long. Au-delà de ce symbole du temps arrêté, j’y vis (en ce contexte) particulier une claire image de… la mort… de la mort.


D’innombrables sabliers ont jalonné notre chemin jusqu’au cabinet réflexif : ceux d’Astérix chez les Helvètes, avec Petitsuix qui doit faire coucou de nuit pour exhorter les clients de son hôtel à garder l’heure, ceux de Gargamel et du Grand Schtroumf, alchimistes du mal et du bien devant l’éternel grimoire, celui placé au centre de votre montre de marque Longines (sablier ailé, une fois de plus, tant il est vrai qu’un regard sur l’heure fait s’envoler bien des amants),


celui qui rythme votre brossage de dents, ceux des cartes d’anniversaire ou des publicités pour laxatifs (y a-t-il un rapport ?), celui de Jaffar dans l’Aladdin de Walt Disney, ceux des gravures de Dürer, ceux des musées de la marine et tous ceux, infiniment nombreux, de nos imaginaires…
De nombreux auteurs se sont trouvés dans le sablier. Ainsi Maurice Carême, qui lui consacre tout un recueil. Voici un extrait : « Sablier que la plage, sablier que le temps. Sais-je d’ailleurs pourquoi je compte ces grains mouvants ? Hé oui ! Ce sont là jeux d’enfant ! Mais, marchand qui comptez vos pommes, ditesmoi où commence l’homme ».


A l’opposé, ou au complémentaire poétique, Achille Chavée, osa un recueil intitulé « Le sablier d’absence ». Extrait : « Le vase de ma condition première déborde en moi, et je m’absorbe, et je me bois… pour n’être plus. »


Entre les deux, à l’étranglement, Maurice Maeterlinck et son roman « Le sablier ». Extrait, page 20 : « Tout ce que perd la matière est acquis par l’esprit, et tout ce qui abandonne l’esprit retourne à la matière ». Hermès Trismégiste devrait intenter un procès pour plagiat ! Extrait de la page 42 : « Nous nous représentons difficilement que rien se perd, puisque pour nous tout est extérieur, tout tombe hors de nous. Au lieu que dans l’univers, tout se passe à l’intérieur, tout tombe en dedans. » Avouez qu’à côté de ça, l’Evangile de Saint-Jean, c’est de la Bibliothèque Rose ! Bon, allez, un petit dernier de Maeterlinck, en page 52 : « Rien ne peut détruire l’univers, puisque sa destruction ne serait qu’une construction nouvelle ».
Et je vous épargne Lamartine, Paul Morand, Ernst Jünger, Emma Lambotte, Marcel Schneider, et consorts. Juste ce mot de Clémenceau : « Le temps, c’est de la vie qui tombe, sans compter, au sablier de l’éternel écoulement, et ce qui nous échappe ne nous sera pas retourné ». Encore un qui aimait se faire mal ! Car, pétard, « tout ce qui nous échappe » comme dit Poincaré, se donne à d’autres, se rend ailleurs, se vit plus loin, ULTREIA nom d’un petit bonhomme !


A présent, faisons une petite digression sur l’histoire de l’objet sablier, car souvent l’histoire donne sens à l’usage.


En raison de l’extrême simplicité de son mécanisme, on attribue souvent au sablier une ancienneté fabuleuse. C’est précisément une fable ! Si l’horloge à eau (la clepsydre) et le cadran solaire étaient connus depuis l’antiquité, l’horloge à feu en Orient et les chandelles horaires en Occident dès le début du Moyen-Age, l’horloge à sable (alors aussi nommée « sablon ») n’apparaît qu’au… 14ème siècle !
C’est un appareil fort commode, je l’ai dit, très maniable, et dont la matière active ne gèle pas (catastrophe des clepsydres sous nos latitudes). Je rappelle que les horloges mécaniques de petites dimensions n’apparaissent qu’au 18ème siècle !
Outil de l’alchimiste qui comme nous… a tout le temps… mais doit le mesurer.


Outil du marin, aussi, non seulement pour le temps, mais surtout pour la vitesse et donc la distance : après avoir jeté une pièce en bois à la proue, on
mesurait (à l’aide d’un sablier de 30 secondes) le temps mis pour qu’elle joigne la poupe, la distance entre proue et poupe étant évidemment connue. Le sablier de marine est généralement d’une demi-heure, comme celui limitant le temps de parole en certaines loges, mais il en est (je parle en marine) de deux, voire de quatre heures : c’est le célèbre « quart », dont la fraude était sévèrement punie, fraude aisée lorsque le quart se mesurait en retournant huit fois le sablier de trente minutes. Cela s’appelait « manger le sable ».


Notez qu’aux temps de la marine à voiles, la journée commençait à midi, moment où la position la plus haute du soleil sur l’horizon permettait de
déterminer la position du navire : « il est midi plein » permettait de savoir où nous étions !


Jusqu’à la fin du 18ème siècle, le sablier était constitué de deux fioles soufflées, distinctes, se terminant par un col aplati. Au moment de les juxtaposer, on glissait entre elles un disque de métal percé d’un petit trou. A l’usage, ce trou  s’agrandissait par le frottement du sable et la durée de l’écoulement s’amenuisait progressivement.


Cela valut à l’amiral Dugay-Trouin, perdu en 1703 au large du Spitzberg dans un brouillard qui l’empêcha de voir le soleil (c’est à dire sous ces latitudes de ne pouvoir distinguer le jour de la nuit)… pendant neuf jours… de se tromper de 11 heures ! Refiler aux militaires en mission les surplus périmés du civil est une antique tradition…
Le sablier était également utilisé dans les églises et les tribunaux (à Mons, c’était encore en usage en 1850) pour limiter sermons et plaidoiries, même si un adroit manipulateur pouvait allonger son propre temps de parole, ou raccourcir celui imparti à l’adversaire. Classique de ces lieux, qui en leur
extérieur annoncent un temps visible de loin, pour ne plus fonctionner en leur intérieur qu’en dehors de cette contingence. Cela nous connaît bien, du reste !


Serions-nous église ? Ou Tribunal ? Chacun selon son jugement…
Savez-vous qu’il se trouve des hommes d’affaires qui mesurent leurs conversations téléphoniques à l’aide d’un sablier, permettant d’embrasser du
regard le temps écoulé et celui qu’on accepte d’encore disposer : ça, c’est de la gestion du temps, avouez-le !
Parfois, c’est le milieu physique qui contraint à cet usage, ainsi des laboratoires où on transvase des acides qui attaquent le métal (ou plus encore le plastique) des horloges mécaniques, obligeant les techniciens à utiliser des sabliers comme étalons horaires. L’attaque des horloges par le sel marin est d’ailleurs une des raisons majeures de la longévité des sabliers en mer.


Le sablier marquant minuit…. disent les francs-maçons à la clôture de travaux organisé de midi à minuit, pour un intervalle de temps sacralisé.
Ce que mesure le sablier, c’est clairement un temps de construction : une planche, un temple, une vie.
En ce lieu, nous avons délimité un espace sacré. Mais temps et espace sont indissociables, en leur mouvance, en leur inexactitude, en leur relativité.
Bâtir un temple nécessite du mouvement, de la vie, du dé-placement, ce qui implique un intervalle de temps, un espace de temps, une durée à mesurer, où SE mesurer.


Le temps profane nous est imposé comme linéaire, où des illuminés le prétendent cyclique… et jamais… linéaire.
Seul l’initié peut cumuler les regards.


Seul l’initié sait que le temps n’existe pas, à fortiori en ce lieu sacré où nous reproduisons des gestes à souhait, des paroles d’une tenue à l’autre, tandis qu’outre-parvis le temps est censé couler irréversiblement… Ici, nos bien aimés FF :. passés à l’Orient Eternel sont avec nous comme jamais, comme toujours, avec tous les Francs-Maçons de l’Univers, dans une durée que nous sacralisons et recréons régulièrement, en relançant le sablier dans le cours de nos vies et de nos envies, de midi à minuit.


Ce que le sablier donne à voir en matière symbolique est une vision d’un temps à la fois linéaire ET cyclique, où un terme à l’écoulement est indéniable… en même temps que ne dépend que de nous de reprendre à son début le comblement d’un vide jamais achevé, mais dont le terme évoque notre propre finitude corporelle, nous renvoyant à nos responsabilités quant à ce que nous aurons fait du laps de temps imparti.
Dans la vie maçonnique comme dans la vie profane, à nous de choisir de renverser le sablier quand nécessaire, non pour trouver un temps de
REcommencement, mais pour REtrouver le temps d’un commencement, car tel est le cycle de nos vies : jamais un événement ne se répètera exactement, ET il nous est toujours possible de nous initier, de nous ré-initier, aussi longtemps que nous le voulons vraiment… et aussi longtemps que nous ne nous sommes pas rompu le col !


D’ici là, à chacun selon son rythme : pour toi, il peut être midi depuis tes trente ans ; pour moi, dès cinquante ans… Et le perfectionnement de nos humanités se fera aussi à géométrie variable, en des temps différents pour chacun de nous…
Lorsqu’il est juste représenté, dans le cabinet de réflexion où s’intériorise le candidat avant ses épreuves d’admission, le sablier est quasi toujours dessiné en cours d’écoulement, symbole de vie, mais aussi annonce du moment qui vient : celui de l’initiation, car le grain s’approche de l’étranglement, corde autour du cou… tel l’enfant qui va s’échapper du dangereux cordon nourricier pour passer la porte maternelle et jaillir dans la lumière, tout nu, une première inspiration à la clef….


Mais après ? Que va devenir le grain tombé dans la fiole inférieure ? Se fera-t-il juste recouvrir par d’autres ? Mais… sommes-nous le grain, ou le sablier ? Ah, cette pesanteur, qui nous entraîne toujours vers le bas, tout ce matériel qui nous alourdit, nos préjugés qui nous font couler toujours plus lourdement, vers une mort spirituelle que… … qu’une main salvatrice vient soudain retarder, en retournant le sablier !
Parfois, c’est la main d’un autre, d’un Frère, d’un ami, d’un amour… Parfois, c’est notre propre main, car nous sommes à la fois le grain, le sablier ET la main, selon les temps de notre vie ! Nous nous initions et ré-initions nousmêmes, chaque jour, autant que nos FF :. y contribuent.
Le sablier… La Vie… Réfléchir…


La science s’est attaquée à la physique du sablier. Cela donne à réfléchir…
Savez-vous que le débit du sable est indépendant de la quantité de sable restante ? Nous ferions bien de retenir cette vérité !
Ce que le sablier nous apprend, c’est que les milieux granulaires n’ont ni le comportement des solides ni celui des liquides. L’état granulaire est considéré par de nombreux scientifiques comme un quatrième état de la matière.
Par exemple, l’écoulement du sablier est périodique ! Il hoquette entre des phases d’écoulement et des phases d’arrêt, suivant une… horloge interne !
Trop petits, les grains ne s’écoulent pas (les forces d’attractions –capillaires, Van der Waals et consorts- entre grains deviennent de même ordre que le poids des grains) ; trop gros,… vous avez compris. L’écoulement ne se fait qu’en un juste milieu !
Intérêt de ces études ? La vie ! Enfin… pour être plus précis, les graines. Les céréales et leurs silos.


On a ainsi également constaté que si on applique une force verticale à un milieu granulaire dans un cylindre fermé dont le fond est muni de capteurs de force, jusqu’à une pression élevée… on mesure une force… nulle, à cause des frottements sur les parois et de la formation au fond du récipient d’une voûte prenant appui sur les bords. Dingue, non ? Ni solide, ni liquide !


Résultat, la pression qui s’applique aux grains au niveau du trou est celle due uniquement au poids des grains positionnés sous la voûte la plus proche. Donc, pression constante. Donc, débit constant. Mais intermittent, car né du couplage entre les écoulements du sable (vers le bas) et de l’air qui le baigne (vers le haut), ce qui est prouvé par le fait que l’écoulement devient continu lorsque le sablier est mis sous vide, comme d’ailleurs si les deux chambres supérieure et inférieure… sont ouvertes sur l’extérieur. En conclusion, ce n’est pas le sable qui s’écoule « mal », c’est l’air, lorsqu’il est emprisonné !


Il y a un truc qu’on a toujours pas compris, c’est pourquoi la période du régime intermittent est toujours la même, quelle que soit la taille des grains ! Notre faible connaissance des milieux granulaires se voit d’ailleurs aisément dans les paysages de l’Ouest Américain, aux nombreuses bosses visibles sur les silos métalliques : quand l’écoulement s’interrompt, la façon la plus efficace de débloquer le silo est de frapper sur les parois le plus fort possible. Idem du sablier.


Le sablier est l’outil du temple, de la bibliothèque, de la maison de campagne, de la chapelle, de la cellule de l’ermite. Il est l’emblème de la vie
contemplative, de la retraite et de la spéculation, loin des puissances du temps qu’il refuse. Il mesure la durée et ne coule jamais pour rien, à l’inverse de la montre… qui ne montre que l’heure.


Vous savez d’ailleurs qu’une montre dont les aiguilles ne tournent plus… donne encore l’heure exacte deux fois par jour ! C’est dire le peu d’intérêt qu’il y a à la remonter !


Le sablier mesure la durée d’un acte humain, ou d’une réflexion, volontairement. Le sablier ne coule pas pour couler. Il coule pour mesurer.
Et partant, ce symbole nous touche étrangement : si un médecin expose un sablier dans sa salle d’attente, même s’il est en retard, vous pensez qu’il va prendre son temps, pour vous ; vous êtes déjà un peu rassuré : le remède sera réfléchi, le traitement… choisi.


Longtemps, ce fut aussi un sablier, qui nous fit accepter les lenteurs de notre ordinateur, bien plus efficacement qu’un décompte-secondes. Nous sentons bien pourquoi, alors que nous ne pourrions l’expliquer. C’est d’ailleurs inexplicable. L’indicible du sablier... , qui nous enseigne la patience. Patience dans les épreuves, devise de la R :. L :. Saint-Jacques…


Deux mondes : le monde d’en haut, le monde d’en bas ; et l’étranglement, fin, fugace.
Dessous, le passé. Dessus, le futur, bientôt passé, futur qui se rapproche, qui se reproche, bientôt. Entre les deux, l’instant, mouvant, si court, si vite enfoui dans l’en-dessous.
Et toujours cet écoulement, toujours vers le bas. A moins que… A moins que nous changions notre manière de voir et d’agir, à moins que nous renversions le sablier pour que l’écoulement se produise vers ce qui fut le haut, vers ce dont nous choisissons le sens.


Le sablier est une question de choix où le vide et le plein se succèdent et s’interpénètrent, le ciel et la terre, la terre et le ciel.


Dans le ciel, l’enfant lance un sablier, il l’appelle diabolo, il rit parce qu’il l’a rattrapé, et relancé, une fois de plus, toujours tournoyant dans le ciel, diabolo de nos enfances retrouvées dans nos enfants. Le fils de mon épouse jouait avec les sabliers que collectionnait sa maman, à côté du cabinet dentaire, pendant que nous attendions lui et moi qu’elle ait fini ses horaires et ses rendez-vous. Il les retournait l’un après l’autre, il y en avait près de cent, d’une minute, de trois, de quinze ou de trente et même d’une heure. Alors de temps en temps, pour le faire enrager, oui je suis comme ça, j’en couche un, le forçant au silence des sables arrêtés. Cela le rend malade, il s’énerve, il le reprend, il se relance en le redressant : pour lui, le temps existe et ne compte pas. Entouré de ces sabliers si nombreux que l’écoulement fait comme une pluie dans la pièce qui nous réunit, il est l’enfant-roi au centre du monde, le grand démiurge d’un temps sans importance, et je souris, fasciné par tant de sévère légèreté.


Le fourneau des alchimistes de l’Empire du Milieu (la Chine) a forme de sablier, qui est aussi la forme de la calebasse solaire aquatique et féminine des Dogons, comme la forme des tambours arabes ou asiatiques rythmant l’univers et surtout la course du soleil et le retour des pluies. Il est des terres brûlées où « Il pleut » s’annonce à grands coups de sabliers !


Tel est aussi le damaru de Shiva, représenté par deux triangles opposés linga-yoni, avec pour point de contact le bindu, origine de la manifestation, à partir duquel se développent et se déroulent les rythmes cycliques.


Le plus fascinant, vous le savez tous mes FF :., est d’observer la fin de l’écoulement. Cette fin est ressentie comme la nôtre, comme si notre coeur lui-même allait y cesser tout mouvement, tout écoulement de vie. Ah, ces pauvres grains de sable, poussière qui retourne à poussière, si stérile si rien ne fut accompli. Mais qu’avons-nous vraiment accompli ? Il est loin, le temps où rien ne semblait se passer dans la fiole supérieure, au début du mythe, alors que nous avions l’impression d’avoir tout l’avenir devant nous, avec si peu dans la fiole inférieure. Mais le cycle se précipite de plus en plus, donnant l’impression (je vous ai dit que ce n’est qu’illusion !) de s’accélérer. Qu’ai-je fait qui valait la peine ? Il me reste peut-être encore un peu de temps. Réfléchissons, non, agissons, c’est urgent, mais pas d’empressement, ce ne serait guère plus profitable. Et cet étranglement, cette porte basse, si étroite aussi, ce présent qui m’emprisonne et dont il faut me libérer, à moins que ce soit le présent que je doive libérer, lui qui est prisonnier de mon angoisse. Que faire ? Que faire ?


Et plus je m’agite, plus le sable coule vite, trop vite, aïe… Top, fini ! Nous feignons de ne rien voir, et retournons le sablier, tant est grande notre hâte que tout reprenne comme avant. Il n’en sera pas toujours ainsi, pour notre petite entité. Mais qu’importe, pour celui qui sait. Pour l’heure, la forme manifestée est source créatrice, où par la porte étroite, le pôle, la substance meurt pour renaître sous une forme sublimée.


Je regarde ce sable au milieu de son écoulement, et soudain je remarque que si je figeais la matière en cet instant, et que je pouvais retourner le contour du contenu de la fiole passée sur le contour du contenu de la fiole du temps futur, les deux s’encastreraient parfaitement, au point de faire la forme exacte de la fiole primordiale. Effet des milieux granulaires, me dit un hémisphère. Extraordinaire, me dit l’autre. La somme des deux y voit que le monticule d’instants perdus peut par notre pensée se combiner avec ce qu’il reste à accomplir, pour refaire une entité où le temps s’enfuit sans disparaître. C’est précisément ce que chantent les poètes.


Je regarde encore ce sable au milieu de son écoulement, et soudain je vois l’air qui monte, je vois la légèreté se libérer de la pesanteur, la laisser glisser le long d’elle pour accéder en toute douceur à la fiole supérieure. Un court moment, j’ai hâte que ce sable stérile termine de s’écouler, pour être entièrement passé à la hauteur, mais cela s’évanouit sans la moindre gêne ni le moindre travail.
A présent, je regarde le sable et l’air s’interpénétrer, passer et se dépasser, je suis les deux, l’air et le sable, le haut et le bas, je suis réuni.


J’ai dit, V :. M :.
Boris N.
 

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