Obédience : NC Loge : NC Date : NC

La planche

A Pat, grand raboteur de planches et au besoin grand pourfendeur de radoteurs de langue de bois.

Certaines circonstances sont propices à la résurgence de souvenirs lointains que l'on pensait perdus à jamais. C'est ainsi que, récemment, dans le semi délire qu'est le réveil d'une anesthésie, je me suis vu, en avril 1956 - j'avais 6 ans, en train de chercher les planches de mon grand-père dans ce qui avait été son bureau. Déçu de ne point les y trouver, je m'en allai alors dans le garage où je savais y trouver mon oncle paternel en train de bricoler. Je lui demandai donc où se trouvaient ces fameuses planches de grand-père : il partit d'un grand éclat de rire, me jucha sur ses épaules et m'invita à regarder dans la sorte de soupente du garage : j'y vis alors…un tas de planches…de bois divers dont se servait mon oncle pour confectionner divers objets et, notamment, les jouets en bois qu'il m'offrait régulièrement. Cela me rassura car, pendant un moment, j'avais craint que ces fameuses planches ne fussent qu'au nombre de quatre et n'eussent servi à confectionner le cercueil de mon grand père.

Ce souvenir m'a donné envie de plancher sur…la planche. Voici donc mon modeste travail en espérant qu'il soit de rabotage et non de radotage :

Étymologiquement, « planche » vient du bas latin planca, forme féminine de plancus, du grec phalanx, signifiant « aux pieds plats ». Apparu dans la langue française en 1190, ce terme désigne alors une pièce de bois sciée nettement plus large qu'épaisse.

Les nouvelles acceptions que prit par la suite ce terme ont toutes été inspirées par son sens et sa forme originels (1). Ce n'est qu'en 1878 que, dans l'argot scolaire, le terme « planche » prit un sens sans lien apparent avec le bois et la menuiserie, à savoir celui d'interrogation au tableau, expression qui, en 1905, toujours dans l'argot scolaire, donna le verbe plancher (2) : « être interrogé » mais aussi « faire un exposé » et « travailler sur un sujet ».

Dans la F\ M\ moderne, planche désigne le discours prononcé en loge et soit improvisé par le F\ Or\, soit tenu par un F\ à partir d'un texte qu'il a écrit préalablement sur un sujet donné. Pourtant, dans cette acception, outre qu'elle n'existe toujours pas dans la maçonnerie anglaise, du moins pour les grades bleus ou symboliques, la planche est inconnue de la maçonnerie originelle.

Ainsi, au début du XVIIIème siècle, seuls l'orateur et le secrétaire faisaient des discours à l'occasion d'évènements particuliers comme, par exemple, la réception d'un nouveau F\. Mais il semble bien que, progressivement, l'habitude ait été prise par le F\ Or\ de prononcer des discours dont la teneur morale avait pour but de fortifier les FF\ de la L\ pour qu'ils travaillent avec davantage d'ardeur et de zèle.

Cette pratique est devenue régulière au cours du XIXème siècle et semble bien avoir été généralisée à l'ensemble des FF\ de la Loge même si les comptes rendus ou procès-verbaux ou bien encore planches tracées des tenues, consignées dans le livre d'architecture de la L\ sont forts peu éloquent à ce sujet et qu'il est donc difficile d'établir à partir de quand la planche que nous connaissons aujourd'hui est véritablement entrée dans les mœurs maçonniques.

Synonyme de « procès-verbal » le terme « planche » trouve sans doute son origine dans l'usage qu'avaient les anciens bâtisseurs de tracer les plans de leur construction d'abord sur des pièces de bois (3) – des planches au sens originel du terme, puis sur des papyrus et, enfin, sur du papier.

Dans le sens de discours et, par extension, de support écrit du discours que l'on a préalablement tracé, comme on le sait, le vocabulaire maçonnique fait de nombreux emprunts à ceux de l'architecture – l'art de la construction – et de la géométrie, science sur laquelle se fonde la première ; c'est pourquoi, semble-t-il, il est courant de désigner le discours prononcé en Loge par le terme de morceau d'architecture comme étant, à la fois la planche – le matériau - apportée par un F\ à la construction commune du temple et le traçage de son cheminement personnel, dans la construction de son propre être (4).

A l'origine, une planche était donc une pièce de bois. Une pièce mais pas un morceau de bois. Autrement dit le fruit, l'œuvre de plusieurs premiers travaux : l'abattage, le sciage et le rabotage d'un matériau brut : un arbre, un tronc, une branche maîtresse… Sauf à en faire l'étagère d'une armoire-oubliette, la planche ainsi obtenue, qu'elle soit concrète en menuiserie ou abstraite en maçonnerie, n'est pas un travail…achevé et, singulièrement, un chef d'œuvre. La planche n'a de sens et, en particulier, d'utilité que pour autant que, assemblée à d'autres planches, elle serve à la construction de quelque chose, meuble, maison, jouet…en menuiserie, réflexion, recherche, analyse, propositions…

Considérer une planche comme une œuvre en soi, autrement dit achevée; imperfectible - mais…putréfiable, destructible, cassable…, n'est-ce pas pour celui-celle qui la trace s'exposer au risque de monter sur les planches pour s'y livrer à un numéro de ventriloquie devant un parterre sourd et donc muet ?

Si le traçage se fait perfectionniste, pointilliste, intellectualiste, précieux, pédant…et que l'écriture verse dans la calligraphie ésotérique, la planche ne risque-t-elle pas de se transformer en pitrerie, clownerie, jonglerie de mots voués à n'avoir d'autre écho que celui d'un silence médusé ?

Une planche, ai-je dit est une pièce de bois…travaillée et, en particulier, rabotée pour qu'elle présente une surface lisse, unie, sans aspérité. Le rabotage du menuisier, de l'ébéniste est semblable, à mon sens, à celui du F\ qui travaille - rabote donc - sa planche de telle sorte que son discours ne choque pas ses FF\, c'est-à-dire ne les offense pas, ne les blesse pas, ne porte pas atteinte à leur dignité d'hommes libres. Pourtant, ce rabotage, sauf à faire dans l'imitation du plastique, anonyme, fade, sans personnalité, n'élimine pas la texture de la pièce de bois brute et ne peut, en outre, masquer l'empreinte même du rabotage, c'est-à-dire la marque, le façonnage du raboteur. C'est pourquoi, d'une même grosse pièce de bois pourront naître autant de planches, différentes, toutes originales qu'il y a de menuisiers et, en fait, de…maçons, le miracle étant que, malgré ces différences, voire ses dissemblances elles finissent toutes pas s'emboîter, s'assembler harmonieusement dans la construction d'un objet commun.

S'agissant de la planche, à l'instant, j'ai mentionné deux métiers de bâtisseurs : la menuiserie et la maçonnerie. Ce faisant, je me vois contraint de m'inscrire en faux contre tous les maçons qui s'évertuent à dire et écrire qu'il n'y a pas de secret maçonnique. Mensonge en effet que cette dénégation : les maçons sont des alchimistes détenteurs de ce secret prodigieux qu'est la pétrification du bois, c'est-à-dire la transmutation du bois en pierre. En effet, la planche tracée par un F\ n'est-elle pas, en définitive, la pierre qu'il apporte à la construction commune à laquelle s'est attachée la Loge ?

Enfin, permettez-moi V\ M\, poussé par mon insatiable – ou insolente – curiosité, de poser, en ce midi, une ultime question : chez les écrivains, on connaît les affres de la page blanche qui se manifeste souvent par de grosses gouttes de sueur dont le poids et le nombre augmentent à chaque saut de la trotteuse de la pendule ; n'étant encore, en somme qu'un béotien, est-ce que le maçon ressent les affres de la planche blanche ? Et, dans ces cas, sa sueur est-elle sciure ?

J'ai dit, V\ M\

(1) Je citerai comme exemple : planche à dessin ; planche à repasser ; planche à roulettes ; planche à neige ; planche à billets ; planche à voile ; planche d'appel ou de niveau (pour les sauteurs en longueur) ; planche de bord (automobile) ; planche ou passerelle jetée entre un navire et le quai d'accostage ; faire la planche ; planche d'« illustrations, de photographies… » ; planche de salut à laquelle le naufragé s'agrippe ; les planches ou la scène, le théâtre…

N.B. A propos de la « planche de salut » Émile Littré note que, pour les théologiens catholiques, la seconde planche est le sacrement de pénitence qui peut encore sauver celui-celle qui s'est fourvoyé(e) dans le péché et qui a donc connu le naufrage.

Par ailleurs, il relève trois acceptions du terme « planche » sans lien apparent avec la pièce de bois de la menuiserie :

« ce qui facilite une chose » : « Elle fait une planche à sa bonne fortune »(Corneille) ;

« ce qui sert d'exemple à une chose difficile et la facilite » : « Harlay, consulté par le roi sur la légitimation d'enfants sans nommer la mère, avait donné la planche [fait l'essai] du chevalier de Longueville, sur le succès duquel ceux du roi passèrent » Saint-Simon) ;

« faire la planche » entrer le premier dans une affaire douteuse.

(2) De « plancher », labourer par ou en planches ?

(3) Certains historiens de l'architecture font état du traçage de plans sur des ardoises mais aussi, comme cela se pratique de nos jours encore en Afrique, sur le sable.

(4) Serge Hutin définit le travail maçonnique comme un « ensemble comprenant une praxis rituelle et gestuelle et un travail intellectuel » en distinguant le travail accompli en Loge de celui qui se déroule à l'extérieur.


3159-5 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \