Obédience : NC Loge : NC 2004


Les Deux Saint Jean, un mythe Pluri-Millénaire

Depuis les temps les plus anciens (1), et bien avant la célèbre Saint Jean Baptiste de 1717 (2), la vie des Francs-maçons est rythmée par les fêtes de la Saint Jean : Saint Jean Baptiste, la Saint Jean d’été, le 24 Juin, et Saint Jean l’Evangéliste, la Saint Jean d’hiver, le 27 Décembre (3), solstice d’hiver et solstice d’été. Aujourd’hui encore, au-delà de l’aspect historique, notre banquet d’ordre et notre fête solsticiale, rythmes et rites essentiels de notre année maçonnique, semblent symboliquement signifier un rythme fondamental de notre travail maçonnique, qui justifie pleinement que nous nous rattachions à la Loge de Saint Jean (4).

Nos deux Saint Jean, héritiers du mythe, vieux comme l'agriculture, du Dieu qui meurt avec la graine au Solstice d'hiver pour renaître avec les moissons au Solstice d'été, nous indiquent les deux modalités de notre chemin vers la Lumière, semence et moisson, mort et vie, pensée et action. L'un, fêté au solstice d'hiver, nous ouvre la voie du Cabinet de Réflexion, de l'approfondissement intérieur, du dépouillement des métaux, le travail silencieux sur soi-même, l'autre, fêté au solstice d'été, nous porte à témoigner, à agir, à construire notre œuvre. Mais de même qu'à la St Jean d'hiver les jours commencent à croître annonçant la St Jean d'été qui elle même conduit de nouveau à la St Jean d'hiver, la vie du Maçon n'est probablement qu'une perpétuelle interaction de l'approfondissement et de l'ouverture, comme une respiration faite d'inspiration et d'expiration quand s'ouvre devant lui le vaste domaine de la pensée et de l'action.

La descente aux Enfers, un mythe millénaire

« Pour se distinguer de la multitude restée superficielle en sa manière de penser, il convient d’apprendre à méditer profondément. A cet effet l’isolement silencieux s’impose, car nous ne pouvons suivre le cours de nos pensées qu’en évitant ce qui nous distrait ; se retirer dans la solitude fut donc jadis le premier acte de l’aspirant à la sagesse. Fuir le tumulte des vivants pour se retirer auprès des morts, afin de s’inspirer de ce qu’ils savent mieux que nous, tel nous semble avoir été l’instinct des plus anciens adeptes de l’Art de penser.

La déesse de la vie, la grande Ishtar, instruisit les sages par son exemple lorsque, tournant son visage vers le pays sans retour, elle renonça aux splendeurs du monde extérieur pour s’enfoncer dans les ténèbres de l’Aralou. Il faut descendre en soi pour s’initier ». (5)

En réalité la déesse Ishtar, qu’Oswald Wirth nous invite à suivre dans sa descente aux Enfers, n’est pas la référence la plus ancienne de ce mythe chtonien, mais seulement la version assyrienne, postérieure de plus d’un millénaire, de la déesse Sumérienne, Inanna. Il y a six mille ans en effet se développait progressivement, sur le limon fertile entre le Tigre et l’Euphrate, une civilisation d’agriculteurs organisés en cités, rompant avec l’organisation nomade des pasteurs voisins. La civilisation de Sumer, dont on a pu dire qu’elle constituait le point de départ de l’histoire (6), puisqu’elle est à l’origine de la plus ancienne trace d’écriture, environ 3300 ans avant JC, nous a livré sur des tablettes d’argiles non seulement son organisation et ses connaissances scientifiques, mais aussi ses mythes, ses dieux et ses légendes (7).

Parmi cette très riche mythologie, à côté de la première description du déluge, ou de l’épopée de Gilgamesh, on trouve la première description du mythe qui deviendra solsticial, de la descente aux Enfers, et de la remontée ! Inanna, Reine du Ciel et de la Terre, protectrice de la ville d’Uruk, déesse de l’amour, étoile du matin et du soir (8), épouse Dumuzi, selon un poème qui traduit bien le basculement progressif d’une civilisation vers l’agriculture :
« Le berger ! Je n’épouserai pas le berger.
Ses habits sont grossiers et sa laine est rude.
J’épouserai le fermier.
Le fermier cultive le lin pour mes habits
Le fermier cultive le grain pour ma table… »

Puis commence le long poème du voyage aux enfers. La Déesse Inanna ouvre son esprit du monde d’en haut vers le monde d’en bas :
« Du grand en haut elle ouvrit son oreille vers le grand en bas
Du grand en haut le Déesse ouvrit son oreille vers le grand en bas
Du grand en haut Inanna ouvrit son oreille vers le grand en bas
Madame quitta Ciel et Terre pour descendre au monde d’en bas
Inanna quitta Ciel et Terre pour descendre au monde d’en bas
Elle abandonna ses avantages pour descendre au monde d’en bas… »

Après avoir franchi sept portes, laissant à chaque fois au passage un de ses attributs et un de ses vêtements, la déesse est confrontée aux pouvoirs du monde d’en bas :
« Et les Annunas, les sept magistrats articulèrent devant elle leur verdict :
Elle porta sur Inanna un regard meurtrier !
Elle prononça contre elle une parole furibonde !
Elle jeta contre elle un cri de damnation !
La Femme ainsi maltraitée fut changée en cadavre
Et le cadavre suspendu à un clou ! »

L’intervention des grands Dieux Enlil et Enki sauve cependant Inanna qui revient à la vie et se prépare à remonter vers le monde d’en haut :
« Qui donc descendu au monde d’en bas en est jamais ressorti quitte ?
Si donc Inanna veut remonter du monde d’en bas,
Elle doit nous remettre un substitut…
Ainsi leur livra-t-elle son mari Dumuzi…
Puis, comme Dumuzi pleurait,
Ma souveraine vint à lui, le prit par la main et lui dit
Toi ce sera seulement la moitié de l’année, et ta sœur l’autre moitié ! »

Un millénaire plus tard, toujours en écriture cunéiforme mais en akkadien, langue assyrienne, la Déesse Ishtar et son mari Tammuz feront survivre ce mythe et préciseront ce rythme semestriel. Pour Jean Bottero, grand spécialiste français de Sumer, par delà les versions différentes du mythe, les additions, les enjolivements, il y a de fortes chances qu’il se soit agi, à l’origine, d’expliquer le rythme annuel de la vie végétale qui, dans ce pays, verdoyait sur la terre les six mois de température modérée, de Décembre à Juin, puis disparaissait, torréfiée par l’intense chaleur estivale, depuis le mois de Dumuzi-Tammuz (Juin), précisément celui au cours duquel on célébrait la mort du Dieu et sa descente aux Enfers, jusqu’en Kislim (Décembre) pendant lequel on fêtait sa remontée (9).

Passons encore un millénaire, et c’est sur le sol grec, où les conditions écologiques sont bien différentes, que l’on retrouve l’expression de ce mythe agricole, mais avec un rythme inversé correspondant à une autre évolution des saisons. Demeter, déesse de l’agriculture, doit accepter de laisser sa fille Perséphone descendre retrouver Hades, Dieu des Enfers, pendant les quatre mois d’hiver (10). Ainsi pendant les quatre mois où la déesse se trouvait séparée de sa fille, tout semblait mort, mais la terre était verte et fertile durant les huit autres mois de l’année. Les mystères d’Eleusis, que, d’après Homère (11), Demeter elle-même enseigna aux princes d’Eleusis, se tenaient durant le mois d’Antestherion, à la fin de l’hiver, pour les petits mystères, et durant le mois de Boedromion, fin de l’été pour les grands mystères (12). Un bas-relief d’Eleusis conservé au musée national d’Athènes (13), atteste que ceux qui avaient accédé aux grands mystères d’Eleusis, les epoptes, c’est à dire ceux qui pouvaient contempler, se voyaient montrer au cours de leur initiation un épi ou des grains de blé. Ainsi telle la Déesse descendant aux enfers, la graine meurt dans la terre gelée de l’hiver, pour renaître sous forme d’épi avec la moisson (14).

Au cours des millénaires, le rythme du mythe de la descente aux enfers s’est ainsi rapproché du rythme des solstices, les symboles agricoles des semailles et de la moisson se sont rapprochés des significations antiques de l’interpénétration de la lumière et des ténèbres. Et nos deux Saint Jean, associés aux deux colonnes B et J, en sont les héritiers et les continuateurs. Saint Jean l’évangéliste, fêté au cœur de l’hiver, présent au pied de la croix et à la porte du tombeau, au solstice qui voit les ténèbres sembler l’emporter sur la lumière, que j’associe personnellement à la colonne פעז , Bo`az, du Temple de Salomon, et Saint Jean le Baptiste, fêté au cœur de l’été, qui sait que sa propre lumière doit décroître pour que croisse celui qu’il baptise, et qui donne par ce baptême le départ d’une nouvelle moisson. Je l’associe à la colonne יכיו , Yakhin, « il établira ».

Deux Saint Jean et deux colonnes

« Il dressa la colonne de droite et lui donna pour nom יכיז , YAKHIN, il dressa la colonne de gauche et lui donna pour nom בּעז , Bo`az. Ainsi fut achevée l'œuvre des colonnes ». La signification immédiate est proche de : בּעז , Bo`az : en force, dans la force, יכיז , YAKHIN : il établira, il fondera. Mais allons plus loin en chercher l’expression symbolique en approfondissant la signification de chacun de ces mots suivant la tradition Hébraïque (15).

Quelques mots d'explication au préalable. Si nous pouvons admettre de nombreuses traductions de la Bible, où l'on peut éventuellement remplacer un mot par son équivalent, la Torah doit, elle, être reproduite de façon si précise qu'une lettre, ou même un point, mal placés conduisent le livre au pilon. Même ce qui pourrait apparaître comme d'antiques fautes d'impression doit être respecté à la lettre. En effet la Tradition indique qu'au delà de la signification matérielle primaire de la Torah il y a une, ou plutôt des significations symboliques plus profondes (16), comme en musique les harmoniques d'un accord, et qu'au delà des mots, chaque lettre, et leurs combinaisons, peuvent apporter un ensemble de significations plus profondes, et cachées (17).

Du fait du mode de construction du mot dans les langues sémitiques, à partir de racines le plus souvent composées de trois consonnes, on va chercher l'étymologie d'un mot hébreu, comme d'un mot arabe, dans chacune de ses consonnes de la même manière que nous allons chercher l'étymologie d'un mot français, syllabe par syllabe, dans ses racines grecques ou latines. Ces consonnes ne sont autres que l'évolution de sortes de hiéroglyphes qui avaient chacune à l'origine une signification, comme maison, œil, ou porte par exemple. En outre il n'y a pas de caractères pour les chiffres, comme 1, 2, 3, c'est chaque lettre qui représente aussi un nombre et chaque nombre est porteur d'une signification (18).

De quoi est donc composé le mot בּﬠז , Bo’az ? : , BETH, à l'origine le dessin d'une maison, signifie aussi le dedans, l'intérieur. , ‘AYIN, signifie œil, mais aussi source profonde, semence. On est proche ici de l'œil qui était dans la tombe et regardait Caïn, QAYIN. בּﬠז , Bo`az, se termine par la lettre, ז , ZAYIN, le nombre 7, signifiant la perfection. A noter que la lettre ז , `AYIN, a la valeur 70, action de se perfectionner. On retrouve ici les significations du Cabinet de Réflexion, descendre en soi-même ( ), vers la source de lumière intérieure et profonde ( ), symétrique de l'œil du delta lumineux, en chemin vers la perfection (ז ), et si בּﬠז , Bo`az, signifie bien en force on voit qu'il ne s'agit pas de la force brute, mais de la Force profonde qui vient de l'approfondissement intérieur.

Associé au fil à plomb, vertical qui relie ce qui est en bas à ce qui est en haut, בּﬠז , Bo`az, fait bien percevoir au Franc-maçon que son œuvre sur lui-même, la taille de sa pierre brute, consiste à se dépouiller des préjugés, mots et significations superficielles et trompeuses pour accepter de retrouver au fond de lui-même ce qu’il est vraiment, la pierre cachée de VITRIOL (19). De même que VITRIOL est directement un appel à la descente aux enfers, l’intérieur de la Terre, בּﬠז , Bo`az, qui lui est tout à fait parallèle, est un appel à la descente en soi-même, et en ce sens en parfaite correspondance avec le symbole du solstice d’hiver, de la Saint Jean d’hiver.

יכיז , YAKHIN, à droite, nous parle d'autre chose. L'hiéroglyphe initial de la lettre י , YOD, dessine un avant-bras que prolonge une main. Son nombre est 10, l'action. La lettre כ , KHEPH, vient de la paume de la main, lieu du toucher, du façonnage. Son nombre est 20, mise en action du 2, c'est à dire l'action de créer. C'est l'action de la main qui sent et qui crée. Puis de nouveau le י , YOD, de l'action, pour aboutir au ז , NUN final, symbole de perfection cosmique. Cette colonne nous parle bien de l'action qui prend la mesure du monde, et qui agit sur la création dans une œuvre de perfection cosmique. Cette main qui pense, qui a conçu et réalisé cet hommage à l'architecture de l'univers que sont par exemple nos Cathédrales, c'est celle du maçon opératif. La colonne יכיז , YAKHIN, nous parle donc bien du domaine de l’action, comme la colonne בּﬠז , Bo`az, nous parle du domaine de la pensée, et l’on peut penser que l’une découle de l’autre, que la capacité d’action du Franc-maçon découle de sa capacité de pensée, qu’en quelque sorte l’action à laquelle nous appelle יכיז , YAKHIN, est le fruit de la descente en soi que nous demandait בּﬠז , Bo`az, l’épi qui naît avec la déesse Perséphone renaissant de son séjour hivernal aux enfers. C’est en ce sens que j’associe étroitement cette colonne avec le solstice d’été, avec la Saint Jean d’été.

Deux modalités complémentaires du travail maçonnique

En résumé, bien que l’étymologie de Jean n’ait rien à voir avec Janus (20), Saint Jean, successeur de Janus Bifrons, le Dieu Romain aux deux visages, et de ses Prédécesseurs (21), Jean, lui aussi, est double, et ce sont bien deux moyens de passage spirituel que symbolisent nos deux Saint Jean associés aux deux colonnes du Temple de Salomon. D’une part l’approfondissement intérieur dans le silence, le travail sur sa pierre brute et la construction de son Temple intérieur et d’autre part la formulation d’une parole (22) et d’une action, un échange avec l’autre et un comportement dans le monde. Ces deux aspects du travail maçonnique constituant à eux deux une interaction permanente, approfondissement intérieur puis expression extérieure et action dans le monde, interaction qui permet au Franc-maçon de progresser vers la maturité féconde, signification du mythe agricole chtonien, et vers l’expression de la lumière trouvée au cœur des ténèbres, signification du rythme solsticial. C’est ainsi que le Franc-maçon venant de la Loge de Saint Jean pour vaincre ses passions, soumettre sa volonté et faire de nouveaux progrès dans la Franc-maçonnerie, verra s’ouvrir devant lui, bien au dessus des soucis de la vie matérielle, le vaste domaine de la pensée et de l’action.

L\ T\

Notes :
(1) Paul Naudon cite dans « Les Loges de Saint Jean » une assemblée à York à la Saint Jean 1427, en se référent à Rebold, Histoire des Trois Grandes Loges de Francs-maçons.
(2) Constitution de la Grande Loge de Londres.
(3) Assemblée annuelle à York en 1561, citée par Naudon (id) en référence à Acta Latomorum t.1, pp.10-11.
(4) « Dans quelle Loge avez-vous été reçu ? Dans la véritable loge de Saint Jean » Manuscrit Dumfries (circa 1700).
(5) Oswald Wirth, Les mystères de l’Art Royal, Dervy.
(6) Samuel Noah Kramer, L’histoire commence à Sumer, Arthaud.
(7) Jean Bottero et Samuel Noah Kramer, Quand les Dieux faisaient l’Homme, Nrf Gallimard.
(8) Inanna, Diane Wolkstein et Samuel Noah Kramer, Harper and Row.
(9) Jean Bottéro, Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux, NRF, Gallimard.
(10) Mythologie grecque, édition Toubis.
(11) Homère, Hymnes Homériques, Traduction L. Dimier, Classiques Garnier.
(12) Yves Dacosta, Initiations et sociétés secrètes dans l’antiquité Gréco-romaine, Berg International.
(13) Il ornait sans doute le Telesterion, lieu où avaient lieu les initiations. On y voit le jeune Triptolème recevant de Déméter des grains de blé tandis qu’à coté de lui se tient Perséphone, portant une torche et une couronne.
(14) Freyburger-Gallan, Freyburger et Tautil, Sectes religieuses en Grèce et à Rome, Realia les belles lettres.
(15) La Lettre chemin de vie, Annick de Souzenelle, Dervy-livres.
(16) Le sens caché de la Torah, ZOHAR III, 152a Cité en particulier dans Le Zohar, extraits choisis par Gershom Scholem Ed. Sagesses.
(17) Alliance de Feu Annick de Souzenelle Ed. Dervy livres Parmi les ouvrages de référence, La kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Adolphe Franck, Ed. Slatkine.
(18) L’alphabet Hébreu et ses symboles Virya Ed. Georges LAHY.
(19) Abréviation de Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem : Visite l’intérieur de la Terre, et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. La Symbolique Maçonnique, Jules Boucher, Dervy.
(20) Jean provient de Johannus, de l’hébreu Yohannan, « qu’il soit couvert de grâces », alors que Janus vient de Janua, la porte.
(21) Il existe au musée du Louvre l’image d’un sceau en rouleau de l’époque Sumérienne représentant entre autres un personnage divin bifrons.
(22) La Franc-maçonnerie, un acheminement vers la Parole, PVI N°122, p51.

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