GLSA Revue : Alpina Date : NC


Le Delta lumineux tel qu’il nous est connu
L’œil physique dans sa fonction de réception de la lumière

D’éminents linguistes nous assurent que le mot le plus usité au monde, dans toutes les langues du globe, c’est «O.K.» Il marque l’accord, et remplace le banal «oui». On sait moins peut-être que l’objet le plus employé au monde provient également des Etats- Unis: le billet de banque d’un dollar, le «greenback» comme on dit là-bas.

Prenons-le en main. A l’avers voici le portrait de George Washington, franc-maçon, premier président des Etats-Unis. Son tablier de vénérable fut brodé par l’épouse du marquis de Lafayette, maçon aussi, envoyé par le roi de France au secours des insurgés américains. Traditionnellement, aujourd’hui encore, chaque président des USA, maçon ou non, prête serment sur la Bible provenant du temple où Washington était vénérable. Ce Frère posa la pierre angulaire du Capitole national à Washington, en septembre 1793. On considère cette cérémonie comme le plus grand événement de l’histoire maçonnique américaine. Au revers du billet de banque parmi d’autres symboles l’un nous intéresse particulièrement ici: le Delta lumineux, qui passe ainsi de main en main chaque minute dans le monde.

L’un de nos plus frappants symboles est assurément le Delta lumineux, signe du ternaire. Il y a trois parties dans l’ensemble de l’emblème:un triangle, qui porte en son centre l’oeil de l’intelligence ou du principe conscient; des rayons exprimant l’activité, l’expansion constante de l’être, en vertu de laquelle le point mathématique sans dimensions, qui est partout, remplit l’immensité sans limite; un cercle de nuages figurant le retour sur elles-mêmes des émanations expansives, ou plus exactement leur condensation sous la pression de leur rencontre, puisqu’il s’agit de vibrations provenant d’une infinité de foyers, écrit Oswald Wirth.

Ce ternaire comporte la thèse (affirmation), l’antithèse (négation) puis la synthèse (solution). Autrement dit: bien dire, bien faire, et bien penser.

Aux cinéphiles on rappellera «L’homme qui voulut être Roi» de John Huston, d’après Kipling. Sans doute le film le plus célèbre consacré à la franc-maçonnerie. Le Delta lumineux y tient une place de premier plan. En passant, relevons que le Delta lumineux est aussi fort en honneur chez nos «Bons Cousins», les Compagnons du Devoir. Ils y voient justement la force qui entreprend, la beauté qui orne, la sagesse qui harmonise.

Suivant les cas, on voit dans le Delta le tétragramme sacré ieve, en lettres hébraïques: Iod, Hé, Vav, Hé sont les lettres du nom divin dont la prononciation était réservée au grand prêtre une seule fois l’an, dans le Debir (Saint des Saints) du Temple de Jérusalem.

Dans notre tradition, l’œil du Delta symbolise sur le plan physique le soleil, d’où émanent la vie et la lumière; sur le plan intermédiaire ou astral, le verbe, le logos, le principe créateur; sur le plan spirituel ou divin, le Grand Architecte de l’Univers. L’œil unique, sans paupière est le symbole de la connaissance divine. Inscrit dans un triangle, il est en ce sens un symbole à la fois maçonnique et chrétien. L’œil unique du Cyclope, au contraire, indique une condition sous-humaine, de même que la multiplicité des yeux d’Argus, deux, quatre, cent yeux dispersés sur tout le corps et ne se fermant jamais tous ensemble; ce qui signifie l’absorption de l’être par le monde extérieur, et une vigilance qui n’est jamais tournée que vers l’extérieur.

Usages, croyances et interprétations

Parce que l’œil tient une place essentielle dans notre Delta lumineux, il paraît intéressant d’élargir notre champ de réflexion en abordant d’autres cultures, là surtout où il relève aussi du ternaire.

Sa symbolique y demeure celle de la perception intellectuelle. On considère successivement l’oeil physique dans sa fonction de réception de la lumière. Puis l’œil frontal, le troisième oeil de Civa, enfin l’oeil du coeur, qui reçoivent l’un et l’autre la lumière spirituelle. Selon Platon et saint Clément d’Alexandrie, l’œil de l’âme est non seulement unique, mais sans mobilité. Il n’est susceptible que d’une perception globale et synthétique. La même expression d’œil du cœur ou de l’esprit est relevée chez Plotin, saint Paul et saint Augustin. C’est aussi une constante de la spiritualité musulmane (ayn-el-Qalb). On la trouve chez la plupart des soufis, notamment chez Al-Hallâj. Mais, également, le mauvais oeil est une expression très répandue dans le monde islamique, symbolisant une prise de pouvoir sur quelqu’un ou quelque chose, par envie et avec une intention méchante. 

Le mauvais œil, dit-on, est cause de la mort d’une moitié de l’humanité. Le mauvais oeil vide les maisons et remplit les tombes. Auraient des yeux particulièrement dangereux les vieilles femmes et les jeunes mariées. Y sont particulièrement sensibles les petits enfants, les accouchées, les chevaux, les chiens, le lait, le blé. Heureusement, il existe des moyens de défense contre le mauvais oeil: des dessins géométriques, des objets brillants, des fumigations odorantes, le fer rouge, le sel, l’alun, des cornes, le croissant, une main de Fatma. Le fer à cheval est aussi un talisman contre le mauvais œil. Il semble réunir à cause de sa matière, de sa forme et de sa fonction les vertus magiques de plusieurs symboles: corne, croissant, main et cheval (animal domestique et primitivement sacré).

Chez les Egyptiens, l’œil Oudjat (oeil fardé), était un symbole sacré, que l’on retrouve sur presque toutes les oeuvres d’art. Il était considéré comme une source de fluide magique, l’oeil-lumière purificateur. On connaît aussi la place du faucon dans l’art et la littérature religieuse de l’Egypte ancienne. Or, les Egyptiens avaient été frappés par la tache étrange qu’on observe sous l’œil du faucon, oeil qui voit tout. Autour de l’oeil d’Horus se développe toute une symbolique de la fécondité universelle. Rê, le dieu soleil, était doté d’un oeil brûlant, symbole de la nature ignée; il était représenté par un cobra dressé, à l’œil dilaté. Les sarcophages égyptiens sont souvent ornés d’un dessin de deux yeux censés permettre au mort de suivre sans se déplacer le spectacle du monde extérieur. Pour nous francs-maçons encore sur terre, l’œil du Delta lumineux, dans le symbolisme constructif, devient l’œil du dôme, au sommet de la voûte ou du temple. Il exprime la porte étroite située au zénith du cosmos, ou de la voûte étoilée qui ouvre sur l’inconnaissable. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. La voie parcourue passera de la porte étroite franchie par l’apprenti, à la porte étroite du maître maçon.

Roger Jomini – Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique suisse: mai 2008)

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