Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Le Maillet, arme létale


Très Respectable et Vénérables Maîtres, mes Frères,

Mon idée primitive était de vous proposer un travail sur les trois armes du crime mais je me suis aperçu que la longueur de la planche aurait été excessive si je voulais faire un travail en profondeur. J’ai donc opté pour ne développer que la dernière arme, c’est-à-dire le maillet. Une autre difficulté qui a surgi a résidé dans le fait que les divers rituels ne sont pas tous similaires non seulement quant à l’arme elle-même mais aussi quant au défaut qu’elle personnifie. J’ai donc pris le rituel officiel du Grand Orient de France 2002 et m’attacherai donc au maillet et à l’hypocrisie.

Déjà par deux fois, le silence nocturne du temple en construction avait été déchiré par deux coups portés sur le maître d’œuvre qui effectuait son tour d’inspection. Le premier fut assené à la porte d'Occident avec une règle par le premier compagnon ignorant ; ce coup porta à l'épaule. Le deuxième fut assené à la porte du nord avec une équerre par le deuxième compagnon fanatique ; le coup porta à la nuque. Ces deux coups n’avaient pas été mortels mais avaient très fortement blessé, diminué Hiram. Les restes de ses forces, il les réunit pour se diriger vers la porte d’Orient. Etait-ce pour voir le soleil se lever dans sa splendeur et se nourrir de son énergie ? Etait-ce pour retourner à la source et à bout de force, entamer un nouveau cycle de mort-régénérescence ? Etait-ce pour ragaillardir à la puissance de la lumière sa croyance en l'Homme fortement ébranlée par l'attitude des deux compagnons ? Nous ne pourrons pas répondre à ces interrogations et resterons dans l'hypothèse, dans la conjecture. Il nous reste la certitude qu'à la porte de l'Orient se trouvait un troisième compagnon. Ce dernier armé d'un maillet l'invectiva en ces termes : "Il y a assez longtemps que je suis Compagnon, je veux être Maître comme vous. Donnez-moi les mots, les signes et l'attouchement de Maître." Hiram lui répondit : "Plutôt la mort que de violer le secret qui m'a été confié. Vous pouvez me tuer, vous ne me ferez pas trahir mon serment." Le troisième Compagnon porta alors à Hiram un violent coup sur la tête avec le maillet. Hiram s'écroula et ce coup transforma le Compagnon d'agresseur en assassin et le maillet d'outil en arme létale. Est-ce un phénomène de l'hypocrisie ? de la dissimulation ? de l'ambiguïté ? C'est ce que je vous propose de creuser.

Le maillet est l'outil qui nous est fourni dès nos premiers moments suivant l'initiation ; il nous sert à frapper nos premiers coups sur la pierre brute et c'est grâce à lui que, petit à petit, avec effort, persévérance et assiduité, nous cheminons de la pierre brute à la pierre cubique. C'est notre compagnon de route privilégié, celui duquel seuls le bien, le mieux et le meilleur peuvent émaner. Il est d'ailleurs de matière non agressive puisqu'en bois, nous fait-on bien remarquer dès notre première étude de symbole. Evidemment, il participe au dégrossissage de la pierre brute et par là même, il participe au polissage par arrachage des aspérités. Dès cette phase du premier degré, il existe donc bien sous-jacente une action d'une certaine violence, une agression latente mais elle s'exerce non directement mais par l'intermédiaire du ciseau. Le maillet n'est pas l'acteur de première ligne vis-à-vis de l'action mais, au contraire, c'est lui, par l'intensité de la force de répercussion sur le ciseau, qui permet une frappe plus ou moins douce, plus ou moins dosée, plus ou moins scarificatrice.

Le maillet dans l'ordonnancement des tenues est l'apanage du Vénérable Maître et des deux Surveillants. Il est symbole de l'autorité, de la régularité et de la pertinence et scande le déroulement du rituel. L'importance, le poids spécifique et la prééminence au sein de la Loge de ces représentations pourraient être facteurs de déséquilibre, d'excès, d'égarements. Ces éventuelles déviances sont heureusement jugulées par le voisinage, l'accouplement avec respectivement la truelle, le niveau et la perpendiculaire, trois outils-symboles hautement introspectifs, modérateurs et pacificateurs.

Comment cet outil tant couvert de sagesse et d'espérance se mue-t-il en une arme ? Le troisième compagnon, car il n'est pas encore larron avant son acte, notre troisième compagnon donc s'est muni d'un maillet et s'est posté à l'Orient. Il est en situation d'imposture et cherche par pseudo mimétisme à intégrer le corps, le maintien, l'esprit du Maître. Il s'affuble des décors pensant résolument que cela non seulement influencera qui le côtoiera mais aussi lui confèrera la notoriété, la reconnaissance et le pouvoir d'astreindre. Il se vêt du masque, de l'enveloppe, de l'extérieur et pense ainsi obtenir l'intérieur, l'essence, le contenu. Les objets sont donc dévoyés par le compagnon et le maillet est détourné de son emploi et de ses qualités pour servir leur contraire. Se dissimuler, simuler pour paraître autre que ce que l'on est réellement, pour obtenir, voire extorquer ce à quoi on ne peut a priori pas prétendre, ce comportement porte le nom d'hypocrisie. C'est ce défaut qui est, dans le rituel du Grand Orient de France, associé au troisième compagnon et au maillet. Ce mot d'hypocrisie provient du grec hupokrisis qui signifie "jeu de l'acteur", "mimique" et définit le défaut qui consiste à dissimuler sa véritable personnalité et à affecter des sentiments, des opinions et des vertus que l'on n'a pas.

Le compagnon se présente comme ayant tous les attraits qui lui permettent de prétendre à l'élévation à la maîtrise et il estime que le temps écoulé dans son compagnonnage lui donne force pour passer au degré supérieur. Cet argument révèle qu'il considère la progression dans le parcours maçonnique non comme une étude lente, personnelle et laborieuse mais comme une évolution linéaire et automatique ayant le temps comme abscisse. Hiram le replace dans le contexte maçonnique en indiquant implicitement qu'au delà du masque et de l'apparence que donne le temps, il est un individu à forger, une individualité à faire évoluer, une mentalité à construire. Avoir les attitudes, le vocabulaire et l'aspect du maître n'atteste en aucun cas de l'aptitude à endosser la maîtrise. Cette dernière ne se résume pas à l'apparence de possession de mots, de signes ou d'attouchements. La maîtrise est bien au delà ; c'est avoir assimilé souvent difficilement et douloureusement les évolutions, les introspections, les prises de conscience de soi envers soi et envers les autres. L'hypocrisie de l'habillage ne permet pas de progresser.

Notre élévation à la maîtrise inclut donc une mise en garde vis-à-vis de l'hypocrisie, mise en garde sérieuse puisqu'elle est associée à l'acte final du crime, la partie létale, celle qui achève le corps mais aussi l’esprit, la mémoire, la vie spirituelle. Il s'agit là d'une boucle car, de manière plus implicite et moins violente, cette mise en garde nous avait déjà été fournie lors de notre initiation. En effet, souvenez-vous, le Vénérable Maître vous a alors demandé si, recouvrant la lumière et à la vue d'éventuels ennemis, vous vous engagiez à leur pardonner pour les faire frères. Il ne vous a pas été demandé de leur manifester une attitude de politesse de bon ton mais de leur accorder une approche franche et non hypocrite du fait du pardon par vous délivré. La stigmatisation de l'hypocrisie est donc évidente dès le début du cheminement et est réaffirmée au niveau de la maîtrise. Ne sombrons-nous pas dans un certain idéalisme lorsque cette question est posée ? Bannissons-nous toujours l'hypocrisie de notre attitude tout au long de notre parcours maçonnique et même si nous considérons notre seule évolution dans les temples ? Je ne pense pas me tromper en affirmant qu'il n'en est rien et que chacun de nous, à un moment ou à un autre, au détour d'une accolade ou d'une chaîne d'union en apparence fraternelle, a fait preuve d'hypocrisie même si ce n'est qu'un soupçon.

Malgré tout le décrié dont on l'affuble, l'hypocrisie n'est-elle pas quasiment inhérente au mode de vie en société ? La politesse n'en est-elle pas la vitrine ? et en maçonnerie, notre systématique triple accolade délivrée à tout frère rencontré quel que soit le passé de nos relations, n'en est-elle pas un exemple ? cela pourrait revenir à écrire qu'une certaine forme d'hypocrisie est acceptable dans le cas où elle est soumise à codification et où elle n'est, en tout état de cause, ni nuisible ni mal intentionnée. L'hypocrisie ne revêt son aspect condamnable que lorsqu'elle est moyen d'obtention ou d'extorsion de quelque chose ; elle est alors presque toujours un rideau derrière lequel se cachent le mensonge, l'égoïsme, la méchanceté, la manipulation, l'égocentrisme et le manque d'estime de soi. C'est très probablement ce fait de multiples travers cachés par le terme générique d'hypocrisie qui nous rend cette dernière repoussante.

L’hypocrisie n’est pas du seul ressort de l’acte individuel ; elle peut s’entendre aussi en collectif lorsque plusieurs se rassemblent de manière plus ou moins visible pour mettre au point une stratégie vers un but qu’ils ont déterminé en commun tout en ne laissant rien ou peu apparaître. Cette démarche n’est dévoilée que lorsque le but est atteint ou ne l’est pas dans le cas contraire. Il naît alors un phénomène sociologique surprenant au sein des autres, des subissants si l’on peut dire. Alors qu’ils devraient dénoncer cette hypocrisie de groupe, ils ne le font pas mais au contraire semblent inconsciemment emportés par le mouvement comme si la victoire permettait ou imposait l’absolution rédemptrice. On constate que les quelques uns qui élèvent protestation sont vite éteints par l’accusation de revanchard, de mauvais perdants. Bizarrement, cette hypocrisie hier stigmatisée et décriée se pare de qualité dans la victoire, la réalisation du but. L’hypocrisie ne semble pas au clair de cet exemple comme une notion intrinsèque mais bien comme un concept dont la situation momentanée influe sur le degré d’acceptation ou de convenance.

Pour ne pas nous montrer hypocrites, revenons au mythe des dernières minutes d'Hiram. Nous sommes les trois compagnons assassins et nous devons prendre conscience de cette vérité afin de pouvoir, dans une sorte de catharsis, évoluer, nous régénérer. Nous sommes les meurtriers de notre maître, de notre propre exemple, de notre père, de notre Laïos. Cette prise de conscience oedipienne nous est indispensable à la poursuite de notre cheminement pour peu que nous assimilions parallèlement nos propres déficiences, notre propre petitesse et notre culpabilité dans un espoir de renouveau et de départ vers un autre dévoilé mais aussi retrouvé. Nous avons frappé de manière définitive au front avec le maillet qui nous a permis de nous éveiller à nous-mêmes, de nous former, de nous polir faisant ainsi jouer à notre outil un rôle second, masqué, dévoyé. Nous avons frappé au front là précisément où on lobotomisait en série au début du 20ème siècle les agités les plongeant dans un état amorphe, autiste, sans mémoire. Nous avons fait subir le même traitement à Hiram pour que, faute d'avoir eu accès à la parole, nous la lui ôtions définitivement même par delà la mort que nous avons donnée.

La remémoration  active du mythe au cours de l'élévation est toujours douloureuse, culpabilisante. Mais elle nous permet aussi de raviver la mise en garde vis-à-vis des défauts qu'elle met en exergue. Nous avons tous nos défauts et ceux qui sont décriés : l'ignorance, le fanatisme et l'hypocrisie, font partie de nous. Le mythe n'est pas là comme une sentence qui nous interdit ces défauts qui sont en définitive très attachés à l'humain. Une élimination est à mon sens utopique et probablement pas souhaitable car une attaque renouvelée pourrait être difficilement écartée à la manière de ces virus qui mutent en souches plus virulentes avant de s'éteindre dans leur forme précédente. Le mythe est là pour que nous soyons conscients que ces défauts existent à l'état latent en nous et qu'il nous faut être vigilants à leur moindre apparition pour que nous soyons assez forts pour les combattre et rectifier notre attitude dès que ces penchants se font jour. Cette idée est illustrée par une phrase de Léonard Cohen qui est : « Il y a une faille dans toute chose : c’est par là qu’entre la lumière ». L’ignorance, le fanatisme et l’hypocrisie qui ont mené au meurtre et à l’enterrement d’Hiram nous éclairent par la faille engendrée par la mise en terre de la branche d’acacia. Ce rai de lumière nous conduit à l’amélioration et peut-être à l’épanouissement.

J'ai dit.

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