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La Bible est-elle née en Palestine ?

Pour tout un chacun, les réponses à ces deux questions sont bien évidemment : oui. Pourtant, récemment (1985), un universitaire de Beyrouth, KAMAL SALIBI, y a répondu : non (1). Pour lui, le vrai pays de la bible est, non pas la Palestine, mais l'ASIR, en Arabie occidentale. Il s'agit d'une région montagneuse (chaîne culminant entre 1.700 m et 3.200 m) doublée d'une plaine côtière qui s'étend, au bord de la Mer Rouge, depuis Taif ( 65 km à l'Est de la Mecque ) jusqu'aux frontières du Yemen. Aujourd'hui, l'Asir est une province de l'Arabie Saoudite : sa capitale est la ville d'Abhâ, dans les hautes terres. Elle forme une bande côtière de quelque 700 km de long sur 200 à 300 km de large, de la Mer Rouge aux confins du désert d'Arabie Centrale. C'est une région fertile et très arrosée. Pour Kamal Salibi également, Jerusalem, la capitale du roi Salomon, devait se trouver près de la ville de Nimas, sur la crête du Sarat d'Arabie occidentale.

Le village moderne d'AL SHARIM en porterait encore le nom de nos jours. Ces thèses sont suffisamment révolutionnaires pour avoir suscité de nombreuses réactions. Il est vrai que tout ce qui concerne la bible a un caractère sacré, quasiment intouchable, dans notre société. Kamal Salibi aurait, d'ailleurs, un mobile évident : celui de saper le mouvement sioniste et la légitimité d'lsraël. La critique émane principalement des archéologues (cf. par exemple les articles de E.M.LAPERROUSAZ), mais ce n'est pas sur ce terrain que Kamal Salibi s'est placé (au contraire, il souhaiterait que les archéologues puissent travailler en Asir). Il s'est placé sur le terrain linguistique, onomastique. Or personne, à ma connaissance, n'a réfuté Kamal Salibi sur ce terrain, à la seule affirmation près que, tous les noms sémites se ressemblant, on peut trouver des toponymes correspondant à ceux de la bible dans tous les pays sémitiques. Pourquoi alors a-t-on justement tant de mal à les trouver en Palestine ?

Kamal Salibi est chef du département d'histoire et d'archéologie de l'Université américaine de Beyrouth. Mais c'est avant tout un philologue. Sa démonstration s'appuie essentiellement sur l'analyse linguistique des noms de lieux bibliques (analyse toponymique). Elle repose sur l'affirmation que la bible hébraïque a été mal transcrite : pour les savants Juifs (les Massorétes) qui vocalisèrent et interprétèrent la bible hébraïque (2) aussi tardivement que le sixième siècle, voire le dixième siècle, de notre ère, l'hébreu était devenue une langue morte. Or il faut rappeler que l'hébreu ne note que les consonnes : pour les noms communs, il est toujours possible, par analogie avec des langues sémitiques vivantes, de vocaliser (c'est-à-dire de déterminer les voyelles non écrites séparant les consonnes, et de les noter à l'intention des lecteurs modernes à l'aide de tirets, d'accents et de points) d'une manière à peu près correcte ; mais ce n'est pas le cas pour les noms propres. De plus, rien ne distinguant en hébreu les noms propres des noms communs (il n'y a pas de majuscules), il a été possible de prendre les uns pour les autres. L'étude comparative de la bible hébraïque et de la bible grecque d'Alexandrie, dite des septante, met, d'ailleurs, en évidence des divergences : il s'agit là de réalités et non d'interprétations.

C'est ainsi que le SALEM des LXX correspond à « sain et sauf » dans les textes massorétiques ; et qu'à l'inverse la fameuse UR en Chaldée, dont serait issu le clan d'Abraham, ne figure que dans les textes massorétiques, les LXX ayant simplement traduit par « le territoire des chaldéens ». Les Massorètes ont pu donc, d'une part, commettre des erreurs de vocalisation et, d'autre part, confondre des noms propres et des noms communs. Kamal Salibi rétablit le texte consonantique et essaye d'autres vocalisations. Cette démarche lui permet de rapprocher des noms de lieux bibliques avec des toponymes arabes, en tenant compte des règles linguistiques reconnues (en ce qui concerne les transformations consonantiques de l’hébreu vers l'arabe, et les métathèses). Ayant été amené, dans le cadre de ses recherches, à travailler sur les noms de lieux d'origine non arabe en Arabie occidentale, Kamal Salibi avait été frappé de retrouver en Asir beaucoup de noms de lieux bibliques ; il ne pouvait trouver une telle concentration de noms de lieux Bibliques, généralement sous leur forme hébraïque original, en aucune autre région du Proche-Orient. Ce fut ce hasard qui l'incita à systématiser sa démarche, et à se convaincre de ce que l'Asir était le lieu où se déroulait l'histoire des anciens israélites, telle que la raconte la bible hébraïque, conviction d'autant plus profonde que les toponymes de la bible « n'ont jamais été identifiés dans les pays considérés jusqu'à présent comme la patrie de la bible ». Voici quelques exemples de réinterprétation de la toponymie biblique :

 - Pour Kamal Salibi, le Jourdain n'est pas un fleuve : h. yrdn est un terme topographique signifiant « escarpement » ou « arête ». Le passage du jourdain fut en fait le passage d'un col. Pour traduire Jos. 3, 16 (3), il propose : « les eaux descendant d'al-Mal'ah se dressèrent ; elles s'élevèrent en un barrage s'étendant de Wadd à Adam, la ville qui est à côté de Raznah, et celles descendant à l'ouest de ghurabah, à l'ouest d'al- Milhah, furent entièrement arrêtées ; et le peuple traversa en face de Rakhyah ». C'est donc tout simplement le col de Buqran, situé entre le village de Ghurabah et celui d'Adam, que les Israëlites auraient traversé. Je ne dispose malheureusement pas de carte détaillée de la région permettant d'étayer ou d'infirmer cette thèse.

- Le jardin d'Eden, le paradis terrestre, serait, non pas la Mésopotamie, mais la vallée de l'oued Bishah. Il est vrai que, sur la carte aéronautique de cette partie du monde, l'oued Bishah est la seule grande oasis qui soit mentionnée comme disposant d'une importante palmeraie (4). Il est vrai aussi que la topographie de cette région correspond assez bien à celle donnée du Jardin d'Eden par la bible : un fleuve se divisant en quatre bras (5). Karnal Salibi en identifie les noms avec des toponymes locaux : le pishon est la rivière de Shufan, le Gihon est l'oued Juhan, etc... Cette région se situe bien à l'Est du pays d'Asir. On y trouve bien de l'or, de la cornaline et du baume Meccan. II n'est pas jusqu'au nom du Jardin lui même qui subsiste aujourd'hui dans celui d'une oasis de cette région : (Adanah - La migration d'Abraham d'Ur, à Harou, à Sichem (où il s'établit dans le bois de Moré), puis à la montagne de Bêthel, au Negeb et à Hébron prend des dimensions plus modestes au sein du pays d'Asir : de Waryah, dans la vallée de l'oued Adam, à Khayran, à al-kashmah (il s'établit à Marwah), puis à Batilah, à al'-naqab et à Khirban . Il est clair que la carrière d'Abram fut centrée autour de la région du Rijal Alara et celle des montagnes plus au nord..., régions de forêts de genévriers et de cyprès, et de savanes de térébinthes et d'acacias parsemées de pâturages et de terres arables.

- Enfin, il y avait une autre Jérusalem en Arabie occidentale, dont l'existence est antérieure à celle de Palestine, et où I ‘histoire de Jérusalem commence vraiment... Le royaume de Salomon s'étendait de Danadinah (et non Dan) Jusqu'à Shaba'ah (et non Beersheba)... La capitale de Salomon, Jérusalem, a dû se situer quelque part entre ces deux lieux, plus vraisemblablement là où se trouve aujourd'hui un obscur village nommé Al Sharim, près de la ville de Nimas, le long de la crête du Sarat d'Arabie occidentale. Kamal Salibi, au delà de ces quelques exemples, donne une explication économique, politique et religieuse globale assez cohérente de l'histoire biblique. Les hébreux seraient des montagnards nomades de la région d'Asir région bien arrosée, riche et fertile, comme on l'a vu : qui plus est, I'Asir était un lieu de rassemblement et de carrefour des caravanes transportant les marchandises en provenance de l'océan Indien, d'une part, de Méditerranée orientale, d'autre part, de Mésopotamie enfin (6). Le judaïsme (qui n'a aucune racine commune avec les religions de Mésopotamie, de Syrie ou d'Egypte) pourrait provenir peut-être à la suite de la fusion de tribus locales, d'une « tendance au monothéisme dons l'Asir antique, où un certain nombre de dieux des montagnes, comme Zahvé, El Sabaot, El Shalom, El Shaddaï, El ‘Elyon et d‘autres, se sont identifiés les uns aux autres ».Le Judaïsme s'étendit vraisemblablement (et ceci avec d'autant plus de vigueur qu'il s'appuyait sur un livre : la bible) vers la Palestine et les autres régions du nord, en suivant la route du commerce des caravaniers traversant l'Arabie : « la Palestine en était, en effet, le premier terminus côtier ; les premiers Juifs à s'installer là furent certainement les marchands d'Arabie occidentale et les caravaniers qui participaient à ce commerce ; ces hommes ne purent manquer de convertir certains autochtones à leur religion qui, dans le domaine intellectuel, transcendait beaucoup les cultes locaux et même les religions évoluées des empires égyptiens et mésopotamiens ».

Pour Kamal Salibi, l'histoire biblique s'est déroulée en Asir depuis son origine et jusqu'en 587 avant notre ère, date de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor et de la déportation des Juifs à Babylone. Cela signifie que le royaume de David et celui de Salomon était en Asir. Mais déjà à cette époque, suivant les caravanes, des juifs d'Asir s'étaient établis en Palestine, donnant aux villes qu'ils y occupaient les noms de leurs villes d'origine : fille de Jérusalem fille de Sion (cf. Is.37, 22 ; Zach.9, 9), comme il y aura la Nouvelle-Orléans et New-York (7). En 539 avant notre ère, les Perses Achéménides conquirent Babylone ; en 525, la Syrie et l'Egypte. Ils rendirent la liberté d'établissement aux juifs (édit de Cyrus de 538), d'un côté, mais furent d l'origine, d un autre côté, du déclin économique de l'Asir : leurs conquêtes portèrent, en effet, un coup sérieux au commerce des caravanes traversant l'Arabie, les grands axes de communication créés par les Achéménides ayant fait dévier les principales routes commerciales hors d'Arobie, réduisant à la stagnation économique la péninsule et son réseau de pistes chamelières. Dans ces conditions, les Juifs ne tirèrent pas tellement parti de l'édit de Cyrus : la majorité resta en Babylonie ; personne ne revint en Asir ; un certain nombre alla s'installer dons la colonie de Palestine et reconstruisirent le temple dans la nouvelle Jérusalem, la « fille de Jérusalem ».

Ainsi donc, ce n'est que depuis 537 avant notre ère que la bible s'est déroulée en Palestine ; toute la période précédente se passait en Asir. Bien que séduisante et relativement cohérente cette thèse parait bien romanesque pour la période la plus récente : c'est une translation, non seulement d'lsraël, mais aussi de ses voisins (Syriens, Phéniciens, Philistins) qu'il nous convie de faire. Le grand axe Egypte-Mésopotamie ne suivrait plus le croissant fertile, mais emprunterait la ligne droite au prix d'une traversée maritime suivi d'une traversée du désert ! L'exposé, plein d'idées et très inventif, de Kamal Salibi n'est pas toujours très rigoureux. Je l'ai pris personnellement en faute au moins une fois : dans son chapitre 5, il localise en Asir des toponymes contenus dans les lettres d'Amarna. Or la lettre EA 256 fait état de neuf villes, toutes situées dans une même région : le garu. Salibi localise certaines d'entre elles en Asir, mais en des lieux éloignés les uns des autres de plusieurs centaines de kilomètres, ce qui est manifestement en contradiction avec EA 256 qui en souligne la proximité.

Si Kamal Salibi n'avait situé en Asir que la période antérieur à l'Exode, sa thèse serait, me semble-t-il, beaucoup plus percutante. Les interprétations qu'il fait du jardin d'Eden et, encore mieux, celles de la migration d'Abraham sont cohérentes et convaincantes, alors que les thèses traditionnelles ne le sont guère : on a vu que la référence à Ur n’existe pas dans la version de la bible des septante ! On peut ajouter, qu'on a les plus grandes difficultés à localiser en Palestine les toponymes de la Genèse ! Que les textes en hébreu archaïque de Ras Shamra font état d'une origine méridionale (le désert de Kadès et l'Arobah) de leurs auteurs ! Qu'Hérodote dit expressément que « les Syriens de Palestine selon leur propres récits étaient jadis établis sur les bords de la mer Erythrée, mais, après l'avoir traversée, ils se fixèrent sur les rives syriennes où ils se trouvent toujours » ! Je serais assez tenté, pour ma part, de situer en Arabie, sinon la bible, du moins la Genèse.

La conclusion essentielle, c'est que nous ignorons bien des choses : Kamal Salibi ne réussit pas à démontrer la justesse de sa théorie : mais ce qui apparaît surtout, c'est qu'il n'y a pas non plus de preuves que la bible se soit déroulée en Palestine (du moins, jusqu'à la période historique, c'est à dire le sixième siècle avant notre ère). Le texte biblique est moins précis encore sur le plan géographique qu'il ne l'est sur le plan historique. Il n'y a pas de recoupements certains avec les rares autres textes historique connus. Il n'y a pas de recoupements certains avec les données archéologiques. Il en va d'ailleurs de même de la plupart des textes protohistoriques. L'historien de l'Antiquité doit, avant tout, être modeste.

F\G\ B\

1) Kamal Salibi, « La Bible est née en Arabie », Bernard Grasset, Paris, 1985
2) dont les textes avaient été fixés par écrit aux environs des sixième à quatrième siècles avant notre ère (mais non vocalisés)
3) les eaux qui descendent d'en haut s'arrêtèrent, et s'élevèrent en un monceau, à une très grande distance, près de la ville d'Adam, qui est à côté de Tsarthan, et celles qui descendaient vers la mer de la plaine, la mer Salée, furent complètement coupées, le peuple passa vis-à-vis de Jéricho (traduction Louis Segond)
4) et aussi d'un aérodrome moderne qui pourrait permettre de lancer l'idée de voyages directs de Paris au paradis terrestre !
5) Ge. 2,8-14
6) c'est cette même situation qui fera la richesse de la Mecque et de Médine 1.500 ans plus tard !
7) à noter que, selon Hérodote (1, 1 ; 7, 89) les Phéniciens, établis sur les rives de la Méditerranée au nord de la Palestine, étaient eux aussi originaires des rivages de la mer Erythrée.


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