Obédience : NC Loge : NC 10/12/2013

La corde à entrelacs

Cela fait un an déjà - douze mois - que je pénétrais, aveugle, profane, dans ce temple, pour mon passage sous le bandeau. Bien entendu, je ne pouvais les voir ce jour-là, mais un grand nombre d’objets chargés de symboles nous entourent ici, dans ce temple.

Y réfléchir, écrire sa première planche, d’augmentation de salaire ou pas, peut être facile pour beaucoup.

Cela l’est moins pour moi, car je suis peu habitué aux réflexions spéculatives, et avant ce travail, encore me faut-il choisir quel sera le thème de cette première planche…

L’Apprenti que je suis, doit donc se laisser guider par son esprit maçon tout neuf pour faire ce choix.

Assez pragmatique de nature, j’ai eu tôt fait, à tort ou à raison, de relier notre appartenance à la F\ M\, aux corporations de bâtisseurs, maçons, tailleurs de pierre, maîtres, compagnons et apprentis qui, de la plus haute antiquité jusqu’au Moyen Age, ont uni leurs efforts pour élever à leur religion, des monuments qui nous émerveillent encore. Et ces ouvriers, ces maçons opératifs, utilisaient parmi d’autres, un outil qui ne cesse de m’émerveiller, tant par sa simplicité que par sa praticité.

Je veux parler ici de la corde à noeuds, que nous appelons aussi corde à entrelacs ou houppe dentelée…

Si cette dernière est chargée de symboles, elle est donc aussi - à mon sens - à l’origine, un outil, et un outil presque magique à mes yeux !

Imaginons ces ouvriers bâtisseurs, pour la plupart ne sachant ni lire ni écrire, rarement compter, et n’ayant de la géométrie que quelques notions vagues, à l’inverse des architectes ou des membres du clergé, disposant, eux, de la science.

Les voici donc confrontés aux problèmes posés par l’architecture, et à une de ses premières composantes, essentielle à une construction harmonieuse, en l’occurrence, l’angle droit.

Cet angle droit qui leur permettra de construire et dériver nombre d’autres figures, comme le carré, le rectangle…jusqu’au cercle inscrit !

Or, comment obtenir simplement, sans avoir à se livrer à de savants calculs, comment tracer au sol, un angle droit, aux dimensions colossales des ouvrages en devenir ?

Transmise de bouche à oreille, certainement maintenue secrète pour les non-initiés, la technique de la corde à noeuds, qu’ils soient douze ou treize, a permis à nos frères bâtisseurs d’arriver à ce résultat.

La seule contrainte, la seule connaissance à acquérir pour ce résultat étant alors de parvenir à diviser une corde de longueur suffisante, en douze intervalles de dimensions identiques, repérés par des noeuds !

Basé sur le théorème de Pythagore, qu’il n’est pourtant pas nécessaire de connaître pour l’utiliser, cet outil permet par exemple de créer un triangle rectangle.

Un premier petit côté de trois intervalles étant déterminé à l’aide de piquets judicieusement placés sur le terrain et sur le premier puis le quatrième noeud, un grand côté à l’aide d’un piquet planté au huitième noeud, le dernier noeud rejoignant le premier…et le tout donnant alors la forme géométrique attendue, notre triangle rectangle, et donc un angle droit.

J’ai parlé d’un aspect quasi-magique…

J’y vois quant à moi la magie de l’opération en elle-même, et la magie des chiffres, puisque la réciproque de ce fameux théorème de Pythagore nous explique que si un triangle a des côtés de longueurs 3, 4 et 5 (par rapport à une unité quelconque) alors il est rectangle.

Et que donc, un de ses angles mesure 90 degrés !

Magie du chiffre trois aussi, qui, premier du théorème, est aussi NOTRE chiffre, le symbole des apprentis ! Mais cette corde à noeuds ne saurait exister que pour faire naître des angles droits, ou des triangles, fussent-ils rectangles !

Nos maçons savaient aussi en tirer parti, pour tracer un cercle sur le sol, la corde étant retenue en son centre par un piquet placé au premier noeud, un second pieu servant sur un autre noeud à tracer la circonférence.

Ces deux figures géométriques (cercle et rectangle), une fois réunis, permettaient la construction d’éléments d’architecture intéressants :

• Un rectangle ceint d’un demi-cercle résultant en une voûte romane, en arc plein cintre.
• Un rectangle et un arc de cercle donnant naissance à un arc surbaissé…
• Un rectangle et deux arcs de cercles dont le centre se trouve sur les 2 impostes ayant pour résultat un arc brisé, fort utilisé dans les voûtes gothiques…

Si nous n’avons pas encore un temple, une cathédrale ou une église complète, nous en avons presque l’essentiel…

Attachons un poids à une extrémité de cette corde. Maintenons la proche d’une surface verticale, ce poids la tenant droite dans le vide. Nous avons…un fil à plomb…

Extrapolons, comme n’ont sûrement pas manqué de le faire quelques frères bâtisseurs : fil à plomb plus angle droit (ou équerre) ne donneraient-ils pas…un niveau ?

Ces noeuds, disposés à intervalles réguliers comme ils le sont, ne servirent-ils pas aussi à mesurer, délimiter ?

Notre corde n’est-elle pas une ancêtre de la chaîne d’arpenteur ? Cette corde aurait donc servi durant des siècles et pourrait encore nous servir, à tant d’usages ! Et je n’y verrais rien qu’une corde ? Certes non !

Nous savons tous ici que si l’équerre représente la matière, le compas lui, symbolise l’esprit…

C’est pourquoi d’ailleurs, au grade d’apprenti, sur l’autel des serments, l’équerre est placée sur le compas, symbolisant la suprématie de la matière sur l’esprit de l’apprenti, lui qui n’est que pierre quasi brute, en tous cas pierre à peine dégrossie !

Or, notre corde à noeuds pouvant être utilisée comme équerre et compas, serait-elle le symbole d’une union de la matière et de l’esprit ?

Sûrement. En tous cas de mon point de vue. Car elle est ainsi utilisée pour matérialiser un concept géométrique, né, à n’en pas douter, d’un grand esprit, habile à manier tant la philosophie, que les mathématiques, la science politique ou l’astronomie…

Plus tard, de maçons opératifs, sous le joug du temps et du progrès, et par souci de fraternité étendue, par attachement au progrès de l’humanité, nous sommes devenus maçons spéculatifs.

Les loges où nos frères d’antan se réunissaient pour tracer les pierres qu’ils tailleraient plus tard, pour en déterminer les emplacements dans les monuments qu’ils élevaient, sont devenues peu ou prou nos temples…

Des temples où la réflexion sur les métiers, sur les ouvrages, a laissé place à la réflexion sur soi, sur la société, sur le perfectionnement de l’Humanité… Et là, cette corde à noeuds, de pratique, est devenue symbolique. Elle est si présente dans notre temple que nul ne peut l’ignorer.

On ne peut que la voir, puisqu’elle en fait tout le tour, ou presque, en le fermant sur trois côtés, passant en son centre par l’Orient.

Il faut noter qu’ici, à la différence du plan d’un temple type, la porte de celui-ci n’est pas à l’orient, mais presque au midi.

Cependant, notre corde en clôt l’espace, et crée un point de passage obligé entre les colonnes Boaz et Jakin, là où siège notre frère couvreur...

Ici, dans le temple, ou sur le tapis de Loge, les noeuds de nos maçons opératifs ont changé d’aspect. De simples noeuds « repères », ils sont devenus noeuds en huit, symboles de beauté compliquée et en même temps de simplicité.

Ils sont ouverts, car la corde n’est pas tendue. Mais gare à quiconque tirerait trop sur la corde. Car ils se refermeraient, devenant symbole de secrets bien gardés, et d’impénétrabilité…

Ces noeuds ne se contentent pas d’être devenus plus beaux… Leur nom aussi a changé, pour se charger d’encore plus de beauté symbolique, puisqu’on les appelle ici « lacs d’amour »…

Je sais bien que le terme lacs ne doit pas être entendu au sens d’étendue d’eau… Mais qu’il correspond plus justement au mot latin désignant le lacet, le noeud coulant…

Cependant cette expression « lacs d’amour » me renvoie l’image de notre Fraternité.

L’image d’un lac plein d’amour où nous nous abandonnons, et où nous voudrions voir nager l’Humanité toute entière…

Historiquement, en termes héraldiques on pouvait trouver aussi notre houppe dentelée sur les blasons des veuves de seigneurs morts à la guerre.

Et nous, mes soeurs et mes frères, ne sommes-nous pas les enfants de la veuve ? Cette houppe dentelée n’est-elle pas là, aussi, pour nous le rappeler ?

Mais regardons encore de plus près cette corde, et ces noeuds, répartis à égale distance, tels les maillons d’une chaîne, n’évoquent ils pas justement, et avec force notre chaîne d’union ?

Ces entrelacs, la corde tantôt sur la boucle, tantôt dessous, ne dessinent ils pas cette chaîne d’union ?

Ce rite qui m’a tant ému lors de mon initiation, par la force et la sérénité qu’il génère, et qui me procure cette même émotion à chaque fois où nous le répétons, je le retrouve dans cette corde…

Chacun de ses noeuds me rappelle les maillons que nous représentons dans cette grande chaîne qui nous réunit tous, apprentis, compagnons, maîtres, de tous degrés et de toutes obédiences…

Enfin, ces lacs nous rappellent un autre symbole, mathématique celui-là : le symbole de l’infini !

A moi, apprenti ils me rappellent donc mon état, le travail qu’il me reste à accomplir au polissage de ma pierre, et m’appellent donc à l’humilité : car je sais que le temps qui me sépare d’une hypothétique perfection, a l’allure de l’infini que ces entrelacs dessinent…

J’ai dit.

F\ M\


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