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L’imaginal chevaleresque dans l’Ordre écossais

La résurgence de « l’imaginaire » chevaleresque au sein de l’Ordre écossais – où cet imaginaire est venu se fondre très tôt au XVIIIè siècle avec les sources opératives (ou corporatives) et religieuses de la franc-maçonnerie, couronnant ainsi la symbolique rituélique et lui donnant sa noblesse spirituelle – a été en vérité une très longue et bien mystérieuse histoire.

Mais avant que de l’aborder dans ses prémisses cette histoire, sous sa double forme historique et mythique, il convient, je pense, de bien préciser la nature du mot « imaginaire ». En effet, ce nom d’origine récente (1873) renvoie explicitement et exclusivement à « une œuvre de l’imagination », œuvre artistique par excellence, comme le soulignait Malraux dans « La tête d’obsidienne », où il l’associait dans l’esprit de l’homme au terme de musée vivant…

Il me semble que le mot « imaginal », de création encore plus récente puisque nous le devons à notre Frère Henri Corbin, serait infiniment plus juste pour désigner ce passage de l’esprit de la Chevalerie dans la franc-maçonnerie écossaise. « Imaginal » implique en effet une exaltation philosophique de « l’image » ouvrant la porte de la connaissance des symboles et archétypes. « L’imagination créatrice des Arabes, soulignait à ce propos Henri Corbin, est la faculté centrale de l’âme conduisant à la réalité de l’être, elle est une authentique voie de connaissance unissant le sensible et l’intelligible, selon la tradition pythagoricienne ».

La vision « imaginale » de la Chevalerie nous ramène ainsi à la vérité profonde du mythe et de la quête initiatique qui s’inscrit en elle

Ce concept rejoint d’ailleurs celui de « l’imaginatio vera » dont parlait déjà Paracelse. N’est-ce pas en effet la vision transmuée ou mieux encore « transmutée » en esprit, des vertus de la Chevalerie que la franc-maçonnerie écossaise – qu’il s’agisse d’ailleurs du Rite Rectifié ou du R.E.A.A. – a voulu conserver comme en précieux dépôt pour ses initiés ? …

Mais pourquoi cette « résurgence » voulue par nos ancêtres qui établirent les rituels au XVIIIè siècle ? Comment s’est-elle opérée ? Quelles en étaient les sources, les origines ? Comment et par qui s’est-elle transmise au fil des siècles ?…Et enfin quels en sont les objectifs, la finalité ? …

A toutes ces questions nous allons tenter de répondre en étudiant tout d’abord les origines de cette résurgence chevaleresque, origines historiques mais aussi mythiques avec l’apport du Graal ainsi que la très curieuse symbiose qui s’est opérée en Terre Sainte au temps des Croisades entre chevaliers d’Orient et chevaliers d’Occident.

Nous verrons ensuite comment, par quel cheminement, par quels transmetteurs, l’infusion de l’idéal de la Chevalerie s’est opérée au XVIIIè siècle dans les hauts grades écossais.

Enfin nous donnerons un aperçu de ces survivances chevaleresques telles qu’elles s’inscrivent dans notre Rite, du 1er au 33è degré, et telles qu’elles concourent ainsi à un but ultime : faire du franc-maçon un véritable, un authentique Chevalier de l’Esprit.

D’étonnantes concordances

Lorsqu’on tente de définir le contenu de cet imaginaire, ou plutôt de cet « imaginal » chevaleresque, une première question se pose : de quelle Chevalerie s’agit-il ? D’emblée on peut éliminer la Chevalerie féodale, brutale et guerrière, issue de la Chevalerie germanique dont Tacite a évoqué si bien la nature. Héritière de ces rudes conquérants des terres boréennes pour qui le paradis était un « tournoi sans fin où les héros goûtaient le plaisir de se tuer chaque jour pour renaître et se tuer encore », cette chevalerie-là, celle qui inventa la féodalité, était par trop restée « barbare » avant que l’Eglise ne lui inventât son code, selon « l’Ordo romanus ». On peut également exclure la Chevalerie des Cours d’Amour, uniquement tournée vers l’amour courtois et le culte de la Dame et qui relève, elle, de l’utopie poétique.

Reste donc la nouvelle chevalerie, née à partir du X è siècle, obéissant aux dix commandements du Code édicté par l’Eglise et dont Jean-Baptiste de Sainte-Palaye pouvait dire que ses lois « auraient pu être adoptées par les plus sages législateurs et par les plus vertueux philosophes de toutes les nations et de tous les temps », celle qui unissait, somme toute, les idéaux de Solon et de Platon.

Aux termes de ce Code donnant à la Chevalerie son « armure spirituelle », complété par le Pontifical Romain de Guillaume Roland et surtout par l’Ordène imposé par l’Eglise dès le XIII è siècle, c’est un véritable rituel initiatique qui s’instaure. Avec d’abord une sorte de baptême, de purification par immersion du nouveau chevalier revêtu ensuite de la même robe blanche que les catéchumènes. Puis, après la veillée d’armes qui s’apparente étroitement au passage du profane dans le cabinet de réflexion, le futur chevalier est soumis à tout un cérémonial complexe qui n’est pas sans rapports étroits avec celui de notre propre initiation. A commencer par la question : « Quel est votre dessein en entrant dans l’Ordre » ? …

Dans le rituel de l’Ordre du Saint-Sépulcre on  imposait ainsi aux frères des chapitres de « garder le silence le plus absolu » sur ce qu’ils avaient vécu et compris, comme plus tard d’ailleurs dans l’Ordre du Saint-Esprit. Dans l’Ordre de Saint-Michel, plus tardif, on retrouve exactement les termes du serment d’apprenti franc-maçon s’engageant à respecter les statuts et règlements de l’Ordre ainsi qu’à « obéir en toutes choses raisonnables touchant et regardant le devoir et affaires d’icelui Ordre ». Le Pontifical de Guillaume Roland exhorte déjà le chevalier « à dépouiller le vieil homme avec ses manières d’agir » et à  revêtir « l’homme nouveau ». Dans le rituel de l’Ordre du Bain (1399) la purification par les quatre éléments est également présente : l’eau avec le bain rituel, la terre, concrétisée par le jeûne et la veillée d’armes solitaire, l’air avec les musiciens et chanteurs faisant « grand bruit » dans la chambre où était enfermé le novice et le feu symbolisé par un « cierge ardent » allumé devant lui durant toute la cérémonie ainsi que par l’habit rouge, symbole du sang et du sacrifice, qu’il revêtait. Et la ceinture blanche qu’il ceignait en signe de pureté n’est pas, bien sûr, sans rappeler le tablier et les gants blancs de nos propres cérémonies…

Mais bien d’autres éléments ajoutent encore à ces concordances. Ainsi, la principale qualité d’un futur chevalier est celle « d’homme libre » qui choisit librement d’être chevalier, tandis que les autres chevaliers sont libres, eux aussi, de l’accepter ou de le refuser. Autre ressemblance étonnante : le plus humble des chevaliers, fut-il un « vilain », est dans son Ordre l’égal d’un roi, affirmation par là même du Droit, égal pour tous, contre la Force. La notion de devoir : obéir à la seule voix du Devoir » (3è point du Code de chevalerie) est omniprésente, de même qu’il est dit expressément qu’ on doit aimer le pays où l’on est né (4 è point du Code). Le 10 è commandement pourrait même être celui du Kadosch : « combattre tout mal, défendre tout bien »

Et tout chevalier, comme tout maçon, a un « parrain » qui se porte garant de lui…

L’Ordène précise par ailleurs que l’adoubement doit se faire par trois coups donnés sur l’épaule et la nuque du plat de l’épée car c’est par ce contact avec l’épée que l’on devient vraiment chevalier. Le novice est alors, comme le franc-maçon, en attente de devenir « homme nouveau ».

Ce qu’a vécu le chevalier au Moyen Age est donc réellement une cérémonie rituelle, une cérémonie initiatique qui le fait entrer dans un Ordre spécifique et fait de lui un serviteur de cet Ordre, ad vitam et in aeternum. Ce qui a pu faire dire à l’historien de la Chevalerie Philarète Chasles qu’il y avait « une grande ressemblance entre l’office de chevalier et celui de prêtre »…

C’est là que réside en vérité le vrai « secret de la Chevalerie » dont parlait Victor-Emile Michelet, ce « secret » qui explique pourquoi un roi de France aussi puissant et « sachant » que François1er, le roi à la salamandre, avait demandé à Bayard, son fidèle compagnon, le privilège d’être armé par lui chevalier…

 Ce secret touche aussi bien sûr aux origines mythiques, à tout le cycle de la  Table Ronde, la légende d’Arthur, la quête de Galaad, de Lancelot, de Perceval, à ce mystérieux Graal recueilli par ce non moins mystérieux Joseph d’Arimathie, ce Graal qui renvoie à la sainte communion au pain et au vin et à l’énigmatique Melkitsedeq, le roi-prêtre sans commencement de jour ni fin de vie, qui permit à Abram de devenir Abraham et dont Jésus lui-même, selon Saint Paul, ne fit qu’hériter du sacerdoce… Prêtre pour l’éternité selon l’Ordre de Melkitsedeq !

Qui renvoie aussi à la Rose, venue de Chiraz, cette fleur nouvelle de l’Orient qui, durant tout le Moyen Age, se mit à illuminer en couleurs de feu les façades de nos cathédrales.

Cette Rose précisément qui pourrait si bien définir la symbiose opérée en Terre Sainte entre deux chevaleries spécifiques : celle d’Orient et celle d’Occident.

L’apport de la Chevalerie d’Orient

On connaît mal encore tout ce que notre Chevalerie doit à la Chevalerie d’Orient qui précéda largement la nôtre – déjà Cyrus le Grand fut un véritable roi-chevalier comme nous le montrent les « Gâthas » ! – et il fallut les remarquables travaux de notre Frère Henry Corbin pour mettre en relief cet héritage après d’autres historiens tels Aymard, Paul Arfeuilles ou Paul Roussel. Des épopées comme « Le chevalier à la peau de tigre » de Roustavali ou le « Récit du Graal » du poète persan Sohrawardi, ont été utilement comparés ainsi aux récits mythiques de Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach par Henri Corbin qui parle ouvertement à leur propos d’une « chevalerie spirituelle ésotérique » transcendant les religions et qui souligne le même esprit eschatologique qui animait les unes et les autres. Henri Corbin parlait ainsi d’une « imagination » - au sens « d’idées-images » - qui leur était commune : vision identique inspirée probablement de l’hermétisme et de la conception dionysiaque des Grecs.

La Chevalerie d’Orient en tout cas avait bien pour but d’établir la cité terrestre sur le modèle de la cité céleste, comme aujourd’hui le Chevalier Rose+Croix et le Chevalier Kadosch, se conformant en cela totalement à l’idéal johannique…

On retrouve d’ailleurs aujourd’hui dans la Cène mystique du Rite Ecossais l’enseignement alchimique des Arabes initiés, comme l’a très bien démontré Sahir Erman, Souverain Grand commandeur du Suprême Conseil pour la Turquie. Pour réaliser le « zât », la pierre philosophale, il faut ainsi réunir le soufre, « kibrit », (équivalent de noblesse), le sel, « milh » (avoir de la bonté, de la connaissance) et le mercure, « zibak » ( ce qui signifie aussi « ouvrir la serrure »…). A un autre des hauts grades du Rite Ecossais, il est enseigné, plus encore explicitement qu’au 2è degré, la vertu capitale du travail. Or, ce sont bien les Templiers, nous précise Erman, qui sont la cause de cette conception du travail par le Rite Ecossais, insistant à ce propos sur les contacts des Templiers avec les Druses qui croient aux sept imans et affirment aussi que « l’Univers est la maison d’Allah » et qu’il n’est donc nul besoin de temple pour prier.

« L’Enelhak » des initiés chiites (« Dieu est en moi ») est l’exact équivalent de l’Emmanuel » des Chevaliers Rose-Croix. Il serait intéressant également de comparer le symbolisme des couleurs noire et blanche utilisées en franc-maçonnerie avec celui des mêmes couleurs utilisées aujourd’hui encore par les Derviches tourneurs ou de rapprocher notre pavé mosaïque avec le tapis tissé en noir et blanc qui recouvre le sol de la pièce où se réunissent les soufis. Comme le Maître accompli, le soufi qui a achevé ses voyages est revenu au point central du cercle et il a « atteint Dieu »’.

Aux côtés de l’islam chiite, il ne faut pas négliger l’influence concomitante, dirai-je, des Eglises copte et arménienne et du nestorianisme, que notre regretté Frère Jean Tourniac avait mis en évidence. Le nestorianisme fleurissait au pays Tangout et l’Arménie, on le sait, fut un lieu saint d’osmose au Moyen Age entre l’Occident et l’Orient.

Visitant, il y a quelques années, les églises à l’abandon de l’Arménie historique, à l’extrême est de la Turquie, j’ai été surpris de voir à quel point leur plan en rotonde ou en octogone avait dû influer sur la construction des églises templières. Ce qui n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que le patriarche latin de Jérusalem, Garimont – en réalité Gormont de Picquigny – qui alliait en lui sacerdoce et chevalerie et était en liaison étroite avec les guildes de maçons arméniens, fut l’un de ceux qui contribua le plus à l’union des Croisés d’Occident aux Chevaliers d’Orient.

A cette osmose Orient-Occident, tous les grands Ordres chevaleresques participèrent. Aussi bien l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean – qui deviendra plus tard l’Ordre de Malte – que celui du Saint-Sépulcre, aussi bien l’Ordre de Sainte-Marie des Teutoniques que celui de Saint-Lazare de Jérusalem et, bien sûr, l’Ordre de la Milice du Christ, plus connu sous le nom d’Ordre du Temple.

L’influence des grands Ordres chevaleresques 

Les Hospitaliers de Saint-Jean et les maçons écossais ont en commun la même vénération pour l’Evangéliste et le Baptiste qu’ils unissent tous deux sous le même vocable. Ils furent aussi, ne l’oublions pas, les successeurs des Templiers et, à ce titre, protecteurs, à partir du XIVè siècle, des maçons opératifs qui vivaient, notamment à Paris, dans les enclos du Temple où l’on était libre ou « franc », à l’abri de toute autorité, royale ou ecclésiastique. Dans cet espace réservé, 4 à 5.000 francs-nobles ou francs-bourgeois vécurent ainsi jusqu’à la Révolution. Au milieu de l’enclos            se dressait la fontaine du Vert-bois qui n’est autre que celle de Jouvence qui donne son eau aux alchimistes.

Le rapprochement avec l’Ordre de Saint-Lazare, pourrait, lui, se révéler encore plus convaincant. En effet l’Ordre de Saint-Lazare, dont la mission était de soigner les lépreux, a cette singularité d’avoir des origines non  chrétiennes. Il aurait même été fondé, si l’on en croit l’Armorial manuscrit de l’Ordre de 1775, par Jean Horcan ou Hircan, descendant de la race des Macchabées. Une inscription, datant de 1151 et relevée à Jérusalem, confirme cette hypothèse puisqu’elle fait allusion à Jean Hircan, prince des Juifs, qui aurait créé l’hôpital des lépreux « avec l’argent qu’il avait retiré du tombeau de David ».

En tout cas, l’Ordre, très proche des Arméniens et des Coptes, faisait officiellement partie de l’Eglise d’Orient. Au XVIIIè siècle, il se répand dans les terres slaves, en Russie notamment où ses dirigeants sont presque tous maçons. De même en suède. En France, Ramsay et plus tard Joseph de Maistre en firent partie. L’Ordre de Saint-Lazare entretint toujours par ailleurs, c’est avéré, des liens privilégiés avec l’Ordre du Temple.

Son saint patron n’est ni le Baptiste, ni l’Evangéliste mais Jean l’Elémosynaire (qui a donné son nom à notre Frère Hospitalier), évêque d’Alexandrie au début du VIIè siècle et précurseur du bon Saint François d’Assise.

Or, ce saint évêque est originaire de Chypre, sorte de lieu mythique soumis aux influences vénusiennes et aux courants telluriques, l’île où Aphrodite surgit des flots, l’île de la couleur verte, l’île des bétyles, où habitèrent Raymond Lulle l’alchimiste, Richard Cœur de Lion, l’ami du Temple, qui y avait installé son fief central et où deux femmes trônèrent : Mélusine (des Lusignan) et Aliénor, la Dame des Cours d’amour ! A Chypre où l’on trouve à la fois – comme c’est curieux ! – des Nestoriens, des Arméniens et des Coptes…

Les Chanoines du Saint-Sépulcre ne manquent pas non plus d’intérêt pour nous car toute une tradition, rapportée par Le Forestier, veut que ceux-ci aient été dépositaires des connaissances secrètes des Esséniens. L’Ordre du Temple aurait ainsi été créé à l’instigation de ces chanoines qui auraient vu dans cette nouvelle milice de moines-soldats l’un des instruments de leur politique. Certains font même de ces Chanoines des Rose-Croix installés à Jérusalem ! …

De même l’Ordre des Teutoniques, que domine l’étrange figure de Frédéric II de Hohenstaufen (qui pourrait être, mieux que Frédéric II de Prusse, le Frédéric de référence des Grandes constitutions du R.E.A.A. de 1786)  n’est pas sans nous rappeler que nous lui avons emprunté pour notre Rite la croix potencée et ornée d’argent.

La personne du Hohenstaufen, chef du Saint-Empire, est probablement l’une des clefs de l’Ecossisme, celle qui lui donne sa « spécificité combattante » et aussi sa finalité. L’Ordre des Teutoniques – que l’on connaît davantage par la caricature qu’en a donnée le génial cinéaste soviétique S.M. Eisenstein dans « Alexandre Newski » que par sa vérité historique et idéologique – a été dirigée précisément, à l’époque de sa gloire naissante, par le premier ministre de Frédéric : Herman de Salza. Il n’a cessé de se référer à une notion qui était au cœur du combat et des préoccupations de Frédéric : le Saint-Empire, notion née de l’alliance de Constantin avec le christianisme naissant. Or l’on sait que Dante, l’initié, fut un ardent défenseur de cet idéal de monarchie universelle dirigée par un souverain Juge s’appuyant sur la Justice et l’Equité. Dante ne faisait d’ailleurs que reprendre le thème arthurien, chevaleresque par excellence, de la quête du Graal, thème mythique et même cosmique, où le roi Arthur représente le soleil et les douze chevaliers les douze signes du Zodiaque et thème qui ne cesse de se trouver en filigrane tout au long des divers grades du Rite Ecossais.

Les Teutoniques n’auraient-ils pas joué alors un rôle plus important qu’on ne le pense dans la transmission initiatique de cette « queste » du Graal à l’Ecossisme ? Il est quand même troublant que la croix retenue comme symbole des plus hauts grades de notre Rite soit la croix de Jérusalem, celle de l’Ordre Teutonique et non la croix du Temple !

Templiers des tombes qui parlent… 

Il reste maintenant précisément à étudier quel fut le rôle exact de l’Ordre du Temple dans la tradition chevaleresque du R.E.A.A. Ce rôle, tant controversé, apparaît de plus en plus complexe au chercheur au fur et à mesure qu’il avance dans ses travaux et ses réflexions. Il serait simple, bien sûr, de l’affirmer, sans plus de preuves, comme si la chose allait de soi et qu’il ne saurait en être autrement, étant donné les liens étroits qu’entretenaient les Templiers et les maçons opératifs, en Europe comme en Terre Sainte. Notre Frère Richard Dupuy ne s’en est pas privé… Ou, tout au contraire de les nier, au nom de la pureté primitive du Rite, qui fut falsifié, dévoyé – ne craignons pas de le dire ! – au XIXè siècle par des maçons à qui la haine de l’Eglise avait fait introduire dans les rituels du 30è degré la fameuse interpolation d’une scène où l’impétrant devait fouler aux pieds la couronne royale et la tiare papale … en souvenir de Jacques de Molay !

Double absurdité pour l’art à la fois royal et sacerdotal qu’est la franc-maçonnerie écossaise dans son essence ! Car, ce que l’on faisait piétiner alors, ce n’était point seulement la couronne de Philippe le Bel ou la tiare du pape Clément V, mais bien la couronne et la tiare en tant que symboles du pouvoir royal et sacerdotal ! On a donc très légitimement épuré aujourd’hui cette interpolation d’une pseudo vengeance templière… mais en même temps, peut-être, oubliait-on ce que le Rite devait au templarisme.

Or, la thèse d’une certaine filiation templière dans la Maçonnerie écossaise et par le biais de l’Ecosse elle-même, vient de recevoir aujourd’hui un singulier renfort au terme d’une enquête passionnante menée par deux journalistes britanniques membres de la Grande Loge Unie d’Angleterre : Michaël Baigent et Richard Leigh.

Baigent et Leigh effectuèrent ainsi de nombreuses recherches en Ecosse, sur la rive du Loch Awe à Kilmartin et sur le Loch Sween où ils s’attardèrent dans la petite chapelle de Kilmory. Ils ont exploré ainsi au total pas moins de seize cimetières dont les tombes s’échelonnent dans le temps de l’An 1300 jusqu’au XVIIIè siècle. Or ces tombes oubliées sont en tous points identiques à celles que l’on sait pouvoir attribuer en toute certitude aux Templiers, en France, en Espagne, en Angleterre et au Proche-Orient. Toujours anonymes, le plus souvent ornées d’un simple glaive qui comme on le sait – et Raymond Lulle l’a confirmé – était censé alors figurer la croix, nombre de ces tombes portent des symboles maçonniques indiscutables, à côté d’autres motifs ornementaux ou d’emblèmes de familles et de clans. A Kilmartin, les deux chercheurs dénombrèrent ainsi pas moins de 80 tombes portant ces symboles.

Kilmory leur réserva une autre surprise : la chapelle était ornée d’une croix antérieure au XIVè siècle, en tous points semblable à celle que connaissaient les églises du Temple, soit au-dessus de leur porche, soit dressée séparément à l’extérieur. Et, à l’intérieur même de l’église, sur une dalle funéraire datant du XIVè siècle, ils découvrirent une silhouette armée avec la croix templière au-dessus de laquelle avait été gravée une équerre maçonnique !

La (re)découverte de ces tombes templières… et maçonniques, qu’il faudrait rapprocher des autres sépultures de Templiers retrouvées au cours des fouilles dans le château d’Athlit par exemple en Terre Sainte où l’on mit au jour il y a quelques décennies une centaine de tombes datant des XIIè et XIIIè siècles où étaient gravés sur certaines des équerres, des fils à plomb ou des maillets ainsi que des têtes de mort… et une ancre de marine, nous paraît en tout cas éminemment instructive. Elle apporte les indices matériels qui manquaient jusqu’alors pour conforter la thèse d’une symbiose étroite entre Templiers et maçons opératifs.

Mais le plus intéressant est que ces tombes – que nous avons à notre tour patiemment explorées il y a quelques années avec un groupe de Frères, ce qui nous permet de corroborer pleinement les recherches de Baigent et Leigh – sont postérieures à la disparition de l’Ordre du Temple, effective en France en 1307 et officialisée par Rome en 1312. Elle permet donc de fortifier l’opinion de nombreux historiens selon lesquels les mystérieux chevaliers qui aidèrent le roi Bruce d’Ecosse dans la bataille livrée aux Anglais en 1314 à Bannockburn, le jour de la Saint-Jean (mais oui !.. .) n’étaient autres que des Templiers réfugiés en terre écossaise. On sait en effet que la brutale intervention d’une réserve de chevaliers - qui manifestement inspirèrent la terreur aux fantassins anglais -décida ce jour-là de la victoire.

Quoiqu’il en soit, la présence de ces tombes, curieusement « oubliées », dans le comté d’Argyll, atteste deux choses. D’une part qu’il y eut, après la date fatidique de 1307 des Templiers qui vécurent et moururent dans les terres d’Ecosse. D’autre part que des initiés maçons avaient vécu là, eux aussi, et que, parfois, les uns et les autres ne faisaient qu’un !

On sait d’ailleurs aujourd’hui qu’à la suite de la bataille de Bannockburn le roi Bruce réalisa la fusion de l’Ordre de Saint-Jean d’Ecosse avec l’Ordre du Temple qui là-bas n’avait toujours pas été inquiété jusqu’à l’acte de dissolution papal. Le nouvel Ordre prit le nom d’Ordre du Temple et de Saint-Jean.

Le fait est rapporté par le lieutenant-colonel Gayre of Gayre and Nigg dans son ouvrage « Le Crépuscule de la Chevalerie ». Secrétaire général de la Commission internationale des Ordres de Chevalerie dont le siège est à Edimbourg, le lieutenant-colonel Gayre of Gayre rappelle tout d’abord que l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean avait « trahi » Bruce en combattant aux côtés des unités anglaises alors que les Templiers étaient du côté de Bruce. L’amalgame des deux Ordres réalisé par Bruce survécut jusqu’à la Réforme qui vit en Ecosse, comme dans tous les pays protestants, l’abolition des Ordres militaires et hospitaliers dépendant du Vatican. Jusque là, les chevaliers issus de la fusion portèrent toujours le nom de « Templiers ».

« Qu’il y ait eu succession de Templiers semble possible » précise l’auteur du « Crépuscule de la Chevalerie » qui ajoute : « Il est tentant de conclure que la tradition templière dans le rite maçonnique écossais vient directement des Ordres du Temple et de Saint-Jean supprimés à la Réforme. Il a pu exister une plus ancienne tradition templière encadrée plus tard dans la tradition maçonnique générale. On ne peut pas non plus nier que la Franc-maçonnerie ait une grosse dette envers l’Ecosse. Il est donc révélateur que dans la hiérarchie maçonnique figure un Ordre du Temple. Ceci a amené des critiques à penser que, lors de la suppression de l’Ordre du Temple  et de l’Ordre de Saint-Jean d’Ecosse, certains de leurs éléments se cachèrent sous le vocable « Ordre maçonnique du Temple ».

Bien sûr, le lieutenant-colonel Gayre qui n’est pas franc-maçon et qui ignore donc qu’il n’existe pas d’ « Ordre du Temple » au sein de la hiérarchie des grades écossais, dénie à ces survivances le droit à s’intituler « Ordre de chevalerie », ce que tout naturellement nous ne contesterons pas.

Il n’est pas interdit de penser en revanche que la « descendance » qu’il affirme en termes dépourvus d’ambiguïté, ait pu conserver et transmettre certains mystères templiers au sein de la Maçonnerie opérative. Il semble bien, ajoute-t-il à ce propos, qu’après la destruction définitive de la Chevalerie en Ecosse, « tout ait été organisé suivant une technique plus ou moins maçonnique avec un cercle central qui offrait des points secrets qui n’étaient pas révélés aux adeptes »…

Ce livre récent sur la Chevalerie qui met beaucoup de choses au point, apporterait ainsi les éléments qui manquaient à Albert Lantoine lorsque celui-ci affirmait que la création des grades écossais ne pouvait s’expliquer que par des « réminiscences chevaleresques », soulignant à cet égard les similitudes entre les titres et les noms des décorations écossaises et rappelant que les Ecossais stuardistes étaient « à la fois maçons et chevaliers ».

La transmission : de la « Massénie » au Saint-Empire

Comment et par qui cet idéal chevaleresque a-t-il été transmis pour être infusé ensuite dans les Hauts grades écossais par leurs créateurs tout au long du XVIIIè siècle ?

Il semble bien qu’on n’ait pas suffisamment prêté garde à l’affirmation du Chevalier Ramsay, voyant dans les Croisades l’origine profonde de l’Ordre, que l’on a baptisé après lui et en hommage à son Discours, d’Ordre écossais. Acte de foi et d’espérance en la dignité humaine, le Discours de Ramsay – qu’il ait été ou non prononcé par ce dernier ! – reprend, ainsi que tous ses autres écrits, les idées de tolérance, de loi universelle et d’union des peuples que l’on trouvait déjà chez son maître Fénelon et bien avant lui chez Cicéron, lois que la Chevalerie, ordre sans frontières, avait, elle aussi, proclamé en son temps, à travers ses grands Ordres.

Tous les premiers ouvrages du XVIIIè siècle sur la franc-maçonnerie avaient pourtant insisté sur le rôle capital de Godefroy de Bouillon, le « dernier des preux », à la fois grand chef militaire et véritable « lumière pour les moines ». Godefroy avait fondé, si l’on en croit Eugène Aroux, une « Chevalerie du Cygne », première « massénie » dont aurait hérité, à travers l’Ordre du Temple, la Massénie du Saint-Graal évoquée déjà au XIXè siècle par les historiens Henri Martin, Victor-Emile Michelet et Grasset d’Orcet et, de nos jours par René Guénon et Pierre Dujols, dont j’ai retrouvé le manuscrit, publié depuis, à la Bibliothèque municipale de Lyon.

Or, si l’on en croit Michelet, cette Massénie était en contact étroit avec les maçons opératifs, comme l’étaient, avant elle, les grands Ordres chevaleresques et tout particulièrement les Templiers et les Hospitaliers de Saint-Jean. Cette chevalerie spirituelle, voire mystique, aurait été créée dès 1312 par d’anciens Templiers. Elle serait ainsi le chaînon manquant qui, à travers Dante et la « Fede santa », à travers aussi, bien sûr, tous les écrits ésotériques de la Renaissance et avant eux le fameux cycle de la Table Ronde, aurait  réellement apporté le mythe du Graal, d’abord au cœur du Saint-Empire spirituel dont rêvait l’auteur de la « Divine Comédie », puis jusque dans les cercles de la nouvelle Maçonnerie qui va éclore dès le XVIIè siècle.

D’autres société proprement initiatiques, telle l’Académie platonicienne de Francesco Colonna, auteur d’un extraordinaire traité symbolique : « Le songe de Poliphile », qui impressionna fortement Rabelais et les initiés de la Renaissance, auraient alors joué, elles aussi, le rôle de transmetteurs. Ces sociétés, comme le prouvent les dessins de Colonna, cultivaient l’art de la mémoire auquel le fameux William Schaw, organisateur et régulateur du Métier en Ecosse à la fin du XVIè siècle, eut directement recours pour élaborer ses « Statuts » réglant en 1598-1599 le comportement de chaque « entered apprentice » en Maçonnerie.

Un autre maillon de la transmission chevaleresque est bien évidemment la Garde Ecossaise à qui, comme le rappelait Ramsay, « nos rois confièrent la garde de leur personne sacrée ». Les plus grandes familles d’Ecosse appartinrent à cette Garde fonctionnant en entité autonome et qui ne devait allégeance qu’à la Couronne de France.

Or, à la fin du XVIIè siècle, la plupart des officiers de cette Garde firent partie des premières loges militaires écossaises constituées par les Jacobites, les partisans des Stuart venus se réfugier en France avec le Prétendant. Notre Frère André Kervella, étudiant systématiquement l’implantation des loges écossaises et irlandaises, dès le XVIIè siècle dans les grands ports du nord de la France, a parfaitement démontré l’importance de cette installation. Et cela, des décennies avant la création des loges officielles andersoniennes !

De même, le professeur David Stevenson, historien écossais qui depuis une quinzaine d’années pourfend bien des idées reçues, a mis en lumière, non seulement le rôle de William Schaw et de son utilisation de « l’art de la mémoire », mais celui de la famille des Sinclair de Rosslyn, tous chevaliers Templiers jusqu’au XVIIIè siècle en même temps que grands maîtres et protecteurs des maçons ( 1 ). Et c’est encore un Sinclair – ce n’est point un hasard – qui fut le premier grand maître de la Grande Loge d’Ecosse lors de sa création en 1736. « Les Sinclair furent toujours admis au côté ésotérique de la franc-maçonnerie » rapporte ainsi David Stevenson qui rappelle qu’ils étaient « obligés de recevoir le mot du maçon ».

Les Sinclair sont sans aucun doute au cœur du mystère templaro-maçonnique, ils sont le lien avéré de l’Ordre fondé par Hugues de Payns et celui des Maçons. La preuve, bien loin des élucubrations de Dan Brown, je l’ai trouvée admirablement inscrite dans les pierres de la chapelle de Rosslyn édifiée en 1446 par sir William Sinclair.

Le symbolisme ésotérique de Rosslyn Chapel

Le symbolisme ésotérique de cette chapelle dédiée à Marie, la Vierge-Mère vénérée par les Templiers, dépasse, et de très loin, des réalités purement religieuses. D’innombrables éléments d’architecture et de sculpture qui ornent ce magnifique temple font référence à des sources druidiques ou païennes auxquelles l’Ordre du Temple s’était déjà abreuvé. On y trouve « l’homme vert » (le Bron ou le Bran celtique), le mythe de Thammuz, le « fils de la Veuve » et même, bien avant la lettre, la légende d’Hiram inversée, avec un apprenti assassiné par un maître jaloux de son talent…

La croix pattée du Temple y est abondamment représentée ainsi que les étoiles à cinq branches, le soleil et la lune. D’autres sculptures sont encore plus signifiantes, telles celle de l’Ange déchu, celle d’Enoch, assimilé à Hermès. Tout concourt en fait à faire de cette chapelle, œcuménique bien avant l’heure et où sir Walter Scott voyait lui-même la figuration de la neuvième voûte d’Enoch familière à nos hauts grades écossais, un haut-lieu mythique du Saint-Graal.

Personne en tout cas, je puis l’assurer, ne peut sortir indemne d’une visite approfondie de Rosslyn Chapel, s’il a véritablement compris nos mystères.

Il n’est pas jusqu’aux quatre saints chrétiens eux-mêmes – les seuls figurant sur les vitraux de cette chapelle – qui ne renvoient au mythe du Graal, à la Chevalerie et au Saint-Empire, puisqu’il s’agit de saint Longin (avec sa lance), de saint Maurice représenté sur un pavé mosaïque (!), de saint Michel, patron des Templiers guerriers ou de saint Georges, assimilé par Tim Wallace-Murphy, l’historien de Rosslyn Chapel, à Khedir, le saint patron des soufis et à Thammuz, le « maître de la Vie et de la Mort ».

Mais il n’est pas que la pierre qui nous parle. Il y a aussi les anciens rituels. Et là, bien sûr, je ne puis qu’effleurer le sujet tellement il est vaste et mérite une étude approfondie.

J’ai ainsi en ma possession cinq rituels particulièrement éloquents conservés à la Bibliothèque municipale d’Avignon. Ces rituels, rédigés vers le milieu du XVIIIè siècle et regroupés sous le titre général « Ordre des Sublimes Chevaliers du Temple, grands Ecossais de la Voûte sacrée de Jacques Molay et illustres Kador sublimes » - Kador étant une erreur de transcription pour Kadosch – apportent un éclairage particulièrement intéressant sur l’infusion de l’idéal chevaleresque dans la franc-maçonnerie de l’époque, et cela bien avant que soit constitué un système cohérent des hauts grades écossais.

Et d’autres rituels, conservés à la bibliothèque de la Grande Loge du Danemark et notamment ceux du « Chevalier Kadosch de la Palestine » et du « Chevalier de la Triple Croix » cités par Pierre Girard-Augry dans son ouvrage « Rituels secrets de la franc-maçonnerie templière et chevaleresque », nous confortent encore dans notre hypothèse de volonté de reviviscence d’un tissu chevaleresque dans la trame de l’Ordre Ecossais naissant…

Tout comme la Chevalerie naguère, la franc-maçonnerie devient ainsi l’expression du Temple universel, elle devient, si l’on reprend l’expression de Gabriele Carmi, « l’âme de l’Unité » .

C’est une même vision de l’homme et de l’esprit en effet qui se dégage peu à peu à nos regards lorsque nous mettons en parallèle aussi bien les rituels que les comportements et les aspirations des chevaliers et des maçons.

Chevalier et maçon : même combat !

Quant à l’ultime transmission comment ne pas la voir chez les Stuart et leurs partisans, les jacobites, qui fondèrent les premières loges non opératives sur le sol de France à partir de 1660 et ce donc bien avant la création de la Maçonnerie officielle anglaise, celle des « Modernes » d’inspiration anglicane et codifiée par les pasteurs Désaguliers et Anderson.

Peu à peu l’influence de ces anciennes loges se répandit au sein de la nouvelle Maçonnerie andersonienne installée en France à partir de 1726 et c’est ainsi qu’apparurent alors les premiers grades écossais. Et peu à peu, de la même façon, l’imaginal chevaleresque s’exprima et s’imprima dans les nouveaux rituels de ces grades.

Dès le 1er degré, l’apprenti franc-maçon a été accueilli en loge et consacré par l’épée des anciens chevaliers. Dès le 1er degré, il est, lui aussi,  en puissance un chevalier ou plutôt un écuyer novice qui apprendra peu à peu, au long de la voie du magistère, à devenir ce chevalier élu, choisi par ses pairs, capable de servir, dans la justice et l’équité et de devenir ce soldat fidèle, serviteur de l’Universel et de l’Eternel.

Homme libre il va devoir accomplir les œuvres de justice et de miséricorde, comme jadis le chevalier, la première vertu de miséricorde étant de « donner à manger à celui qui a faim et de donner à boire à celui qui a soif ». Il va devoir accomplir l’idéal que lui imposait la prière du Pontifical de Guillaume Durand : « A votre serviteur que voici accordez la force et l’audace pour la défense de la Foi et de la Justice, accordez-lui une augmentation de la Foi, de l’Espérance et de la Charité ; donnez-lui tout ensemble humilité, persévérance, obéissance, patience… qu’il ne blesse personne injustement, ni avec cette épée ni avec aucune autre, mais qu’il s’en serve pour défendre tout ce qui est juste et équitable »…

Et ce sont les mêmes devoirs de justice et de miséricorde qui sont enseignés aujourd’hui au franc-maçon comme hier au chevalier…

Mais c’est dans la cérémonie elle-même que s’inscrivent les plus étonnantes similitudes. D’abord dans son approche : veillée d’armes ou cabinet de réflexion ,   l’objectif est totalement identique, celui du dépouillement et de la décantation alchimique… Ensuite dans tout son déroulement, avec le rôle capital de l’épée que le maçon devra apprendre à conquérir, comme Thésée avait gagné celle de son père Egée, comme Sohrab l’avait arrachée d’une lourde pierre, comme Arthur avait extirpé son  Excalibur d’un rocher…

Le heaume de l’ancien chevalier est devenu la coiffe du maître-maçon, protectrice de son âme, le haubert le tablier de peau protecteur lui aussi par excellence, rempart infranchissable qui sépare le champ profane du domaine sacré. Les gantelets, symboles de science et de discernement, se sont métamorphosés en gants blancs, symboles de pureté.

A l’adoubement, qui est proprement la consécration par l’épée du Vénérable maître du nouvel initié, succède la colée qui est devenu l’accolade, signe de l’accueil fraternel et de l’amour qui doit régner entre tous ceux qui ont reçu la Lumière.

Gérard de Sorval a rapproché les sept armes du chevalier des sept grandes vertus et des sept dons de l’esprit. Les éperons correspondant ainsi à la tempérance, la cuirasse à la prudence, les gantelets à la justice et l’épée à la force. L’écu est le symbole de la foi, le haubert de l’espérance et la lance de la charité.

Ainsi armé des quatre vertus cardinales et des trois théologales, le maçon, comme le chevalier naguère, s’affranchit-il du temps et de l’espace et peut-il combattre désormais en « soldat de l’universel et de l’éternel ».

Il n’est pas jusqu’aux couleurs elles-mêmes des armoiries traditionnelles de jadis que nous ne saurions retrouver, marquant de leur sceau symbolique les différents grades du Rite Ecossais. Il n’est pas jusqu’aux animaux mythiques, si présents dans le symbolisme du bestiaire moyenâgeux, naguère étudié si admirablement par Charbonneau-Lassay, qu’on ne retrouve, également semblable, dans le symbolisme maçonnique de l’Ecossisme.

La fonction « noachite » de l’Ordre

La vraie, l’authentique franc-maçonnerie vise donc à faire de ses membres des Chevaliers de l’Esprit. Sur cette voie, chacun va jusqu’où il peut ou jusqu’où il veut. L’objectif reste pérenne. Pour cela la franc-maçonnerie met à la disposition de nos Frères son arche conservatoire où se trouvent réunis tous les grands courants initiatiques, toutes les philosophies anciennes, tout l’ésotérisme religieux, bref tout le trésor symbolique accumulé au fil des âges…

 René Guénon avait déjà vu dans les hauts grades écossais d’anciennes formes initiatiques « disparues extérieurement ». Souchées sur la franc-maçonnerie, elles sont, disait-il, « mises à couvert » jusqu’à leur réapparition dans un  cycle nouveau. Il avait perçu ainsi de manière lumineuse la fonction noachite de l’Ordre, sa vocation de Saint-Empire spirituel relevant, comme l’a bien perçu également Henri Corbin, de l’histoire sacrée, du monde « imaginal » et non des réalités éphémères de ce monde des choses temporelles et transitoires…

Ainsi, à travers tous ces exemples, hautement évocateurs, la filiation chevaleresque apporte donc quelques lumières sur l’obscurité des origines du Rite Ecossais ancien et accepté. A travers la chevalerie d’Occident et plusieurs de ses Ordres historiques traditionnels, à travers la Chevalerie d’Orient et la mystique soufie qui en découle et, pourquoi pas, à travers la « Chevalerie céleste » hautement symbolisée par le combat sans cesse renouvelé de saint Michel et du Dragon.

Peut-être à l’Ordre de Saint-Lazare, œcuménique bien avant la lettre, à l’Ordre du Temple, multi-traditionnel – et ceci ne fut sans doute pas étranger à sa suppression ! – à l’Ordre de Saint-Jean, faudrait-il ajouter d’autres Ordres plus spécifiquement religieux, eux, tels celui des Bénédictins, protecteurs eux aussi des maçons opératifs, ne l’oublions pas, ou celui des Carmes qui ne craignaient pas de se réclamer, tout comme nous-même, à la fois de Noé, des prophètes du judaïsme… et de Pythagore !

Cet « œcuménisme chevaleresque » expliquerait également l’évolution du Rite Ecossais vers un universalisme de plus en plus affirmé. Incontestablement, tout comme la Maçonnerie opérative en ses sources, le R.E.A.A. fut sans doute, à l’origine, profondément et sincèrement catholique. Mais l’on peut penser que l’influence des survivances templières d’une part, celle des courants hermétistes et Rose-Croix de l’autre, ajoutées à un ésotérisme chrétien de plus en plus approfondi, creusé par ceux-là mêmes qui s’en réclamaient, ont fait que le Rite Ecossais put s’épanouir dans des pays protestants d’abord, puis gagner de nombreux autres pays, étrangers primitivement par leur culture nationale au christianisme.

Alors que l’ancienne « Maçonnerie opérative » disparaît au déclin de sa sève, le R.E.A.A. n’accepte pas totalement la nouvelle codifiée par Désaguliers et Anderson, orientée plus tard, tant en France qu’en Angleterre, par ceux que l’on appelle les « Modernes ». Il sait remonter plus haut dans le temps, poser ses jalons dans le passé, fier de son originalité, de sa « spécificité », se réclamant à la fois de la Chevalerie d’Orient et de celle d’Occident, unissant ainsi les deux pôles de la montagne sacrée, les deux Saint-Jean, pour prétendre retrouver le Centre du monde, dont le cœur est la Shekinah, pour retrouver l’Amour qui meut la Divinité et faire ainsi éclore l’Ordre du Chaos.

 « Ordo ab Chao » : la devise précisément du Rite Ecossais !

Jean-Jacques GABUT 

( 1 ) Déjà en 1155 Richard Cœur de Lion était à la fois Grand Maître des Templiers et Grand Maître de la confraternité des francs-maçons de Grande-Bretagne si l’on en croit l’historien Rebold (« Histoire des trois Grandes Loges »)



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