Le Ciseau et le Maillet

La perfection dans ce bas monde n’existe pas. D’ailleurs, il est humain de penser que l'autre est plus perfectible que soi même. Que ce soit dans la cité, dans l'entreprise, dans la loge ou dans la famille, il est courant de voir chacun travailler à l’amélioration de l'autre plutôt qu'à son propre perfectionnement.

Changer le monde pour le rendre meilleur passe pourtant par un travail sur soi même. Lors de l’initiation, le futur apprenti découvre dans le miroir, sinon son pire ennemi, au moins le premier objet du travail qu'il doit entreprendre. Ce travail est permanent et cyclique. A l’image de la vague qui vient labourer le rivage et polir avec application et détermination les galets.

Le maillet et le ciseau sont les outils qui permettent à l'ouvrier de dégrossir la pierre brute. Ce sont aussi des symboles qui aident le franc maçon dans l’édification de son temple intérieur. Que faut-il faire ou bien posséder pour réussir sa vie ? Sûrement pas une montre bien évidemment. Mais la question même, « réussir sa vie », est-elle vraiment bien posée. Je crois que ce n’est pas en termes de réussite qu’il faut aborder la vie mais plutôt en termes d’harmonie et de densité. On peut vivre de manière dense et très peu harmonieuse mais je ne pense pas que le contraire soit possible. Ce qui remplit notre vie, c’est le travail, mais aussi la famille, le loisir et la vie sociale. La densité ne consiste à en faire le plus possible quantitativement mais à vivre intensément tout ce que l’on fait, même s’il s’agit de contempler un coucher de soleil ou de rêver en écoutant un air de musique. Ce qui rend la vie harmonieuse, c’est l’amour, les relations avec les autres, l’art et la poésie, la musique. Cette liste n’est pas exhaustive.

Si notre vie a un sens, il est, à mon avis, de réaliser son grand œuvre dans son acception plutôt philosophique qu’alchimique. Notre grand œuvre est ce que nous façonnons dans notre personne et notre vie avec ce souci permanent de la densité et de l’harmonie. La pierre est la matière brute qui symbolise notre esprit et notre personnalité. Notre travail premier est de réaliser quelque chose de sage, de fort et de beau avec ce potentiel. Se réaliser c'est prendre conscience de ce potentiel et l’améliorer du mieux que nous pouvons. C'est essayer de se rapprocher du mieux possible de ce que nous sommes fondamentalement. Pour cela nous disposons d’outils. Les outils sont importants mais ne sont que les moyens d’atteindre cet objectif. Le maillet apporte la force, le ciseau, la beauté, et l’ensemble ciseau-maillet apporte la sagesse.

Avec ces outils symboliques, comme nous ne sommes pas les premiers à les utiliser, nous disposons d'un savoir faire, d’une expérience qui remonte assez loin dans le temps. On peut notamment connaitre les erreurs à éviter, car un coup de marteau mal ajusté ou un angle du ciseau inadapté peut causer un dommage irrémédiable à la pierre et surtout à ce qu’elle symbolise. Pour progresser dans son œuvre, l'outil est un avantage indéniable, lorsque la pierre est dure, il devient même indispensable mais sa mauvaise utilisation peut être catastrophique. Avant de commencer à tailler, deux choses sont importantes. La première est d’avoir un projet clair et précis. La seconde est de savoir bien utiliser les outils.

Le maillet et le ciseau s’utilisent ensemble pour tailler la Pierre. Le ciseau seul ou le maillet seul ne sont pas d’une grande aide. On peut, certes, utiliser le marteau seul, mais plutôt pour détruire quelque chose ou quelqu’un. Le maillet a longtemps été l'attribut des divinités. Il pouvait donner la vie ou la mort. Lancer l’éclair ou faire gronder le tonnerre. Dans la loge il est l'attribut du vénérable et des surveillants pour ouvrir et fermer les travaux, donner la parole ou changer de sujet. C'est un attribut de pouvoir. On accueille les dignitaires en loge « maillets battants ». Mais le marteau symbolise particulièrement la volonté agissante de se perfectionner par touches répétées, fermes et délicates à la fois. Des coups trop brutaux ou trop discrets iraient à l’encontre de l’objectif de perfectionnement.

Le ciseau apporte la précision et l’intelligence de la taille. Grâce à lui on peut parvenir à un résultat nuancé et harmonieux. Il est inefficace s’il n'est pas utilisé en paire ou de pair avec un maillet. L'ensemble maillet ciseau constitue un principe complémentaire actif-passif de type yin-yang avec le ciseau dans le rôle du yin. Le marteau est plutôt masculin et le ciseau féminin. Selon la nature de la pierre à tailler et le stade de précision de la taille il faut choisir le couple maillet ciseau adapté. Mais c'est par l'écoute approfondie des tailleurs plus expérimentés qu'il est conseillé de débuter. On peut apprendre autant des expériences réussies que des échecs. Il est utile aussi de puiser en soi, dans son intuition et dans sa raison, pour savoir dans quelle direction et avec quelles nuances effectuer sa taille. Car la direction et la nuance sont données également par l’intérieur.

Le maillet apporte la volonté, le ciseau, la connaissance, l’ensemble ciseau-maillet bien utilisé apporte le perfectionnement.

Mais, travailler sur soi, est-il compatible avec travailler au perfectionnement de l'humanité ? Pour préciser la question, peut-on mener les deux de pair ou bien faut il les séquencer ?

On pourrait croire que le premier travail doit précéder le second. Mais dans la réalité, ce n'est pas le cas. Le travail sur soi est une recherche de chaque jour mais il se fait avec l’aide des autres et en interaction avec eux que ce soit au sein de la loge ou dans le monde profane. S'engager dans une action sur le monde qui nous entoure me semble même indispensable à l'accomplissement de son grand œuvre car elle nous apporte sur les deux conditions fondamentales qui sont de bien définir son projet personnel et d’approfondir sa connaissance de l'utilisation des outils. Pour certains, cette action peut se limiter à son cercle familial, professionnel ou amical. Pour d’autres, elle s’étendra à la sphère sociale et politique ou au monde associatif. Symétriquement notre façon d’utiliser les outils et le résultat de la taille sont autant d'éléments que peut utiliser autrui dans son propre cheminement. Il y donc un échange, un aller retour permanent, entre le travail sur soi et l’amélioration du monde qui nous entoure.

La nature nous donne le spectacle de la roche en fusion qui durcit et se brise pour donner une pierre brute. Puis le temps et les éléments accomplissent leur œuvre, les montagnes s’arrondissent et les pierres acérées deviennent des galets biens ronds et lisses. L'érosion fait son travail du petit caillou jusqu'au grain de sable. Elle peut se peut se passer d'outils pour la réalisation de son grand œuvre car le temps joue pour elle. Mais pour nous la vie est trop courte pour ne pas envisager de se mettre au travail avec les outils qui vont bien. Tout en gardant à l'esprit les cycles incontournables auxquels nous sommes soumis et la petite pierre que nous apportons à l'édifice.

D\ K\