Obédience : NC Loge : NC Février 1996

Hiérarchie, Autorité, Serment...

De l'extériorité vers l'intériorité

Ces trois notions ont en commun d'être indissociables de celle de respect. Mais les deux premières ont trait au pouvoir, que l'on exerce ou que l'on subit, tandis que la troisième, le serment, désigne un engagement, un acte fondateur qui trouve son vrai sens dans la fidélité. Etre fidèle, c'est tout autre chose qu'être respectueux. Une gradation se dessine qui conduit à l'essence de la démarche maçonnique. On plie face au pouvoir, qu'il soit physique, intellectuel ou moral. A tout instant on acquiesce à soi-même en ne trahissant pas le serment fait, en ne trompant pas son ami, son frère, ses frères.

La part nécessaire au profane

Un homme d'honneur ne se déjuge pas. Et cela n'a rien à voir avec l'intelligence, qui pousse à évoluer, à changer d'avis. La Maçonnerie emprunte forcément à la vie profane, à commencer par les moyens de son fonctionnement, tel par exemple son type d'organisation administrative. C'est dire donc que tout en elle-même ne relève pas de l'originalité de sa démarche. Il n'empêche, déjà sur ce chapitre, qu'elle vise le meilleur. Ne pouvant exclure les relations de pouvoir, elle en valorise ce qui préfigure le profil du vrai maçon : l'adhérence à un monde ordonné. Chacun à part, soi le sait bien, celui qui ne respecte rien est un traître en puissance.
 
Et la fidélité se forge déjà dans l'adversité de la soumission à un pouvoir quel qu'il soit. Ainsi se canalise progressivement une énergie et une intelligence, bref un homme qui parviendra un jour, d'un même mouvement, à être en accord avec lui-même et avec tous ceux qui entendent créer, construire, prolonger l'acte édificateur de Dieu. Entre temps l'esprit critique, l'échange, la discussion auront eu leur place, leur temps...mais aussi leur fin, puisque aussi bien le chantier n'avance pas dans les discours ni dans les états d'âme. Essayons d'examiner de plus près cette pédagogie de la construction de soi, d'une authentique communauté maçonnique et d'un possible rayonnement extérieur.

I. Le respect et le pouvoir
Rapports binaires ou misère sociale Merleau-Ponty s'interrogeait un jour sur les rapports difficiles qu'entretient le philosophe avec la cité, plus particulièrement avec le pouvoir en place. Il se servait, pour illustrer son propos, de la vie et de la mort de Socrate. Curieusement, vous le savez, il fut condamné à mort pour impiété, alors qu'il fournissait des raisons de croire aux dieux et d'obéir aux lois. Pourquoi alors cette sanction ? Précisément parce que ce type d'attitude est insupportable aux gouvernants. Ceux-ci veulent qu'on adhère aux dieux et aux lois de la cité sans discussion. Merleau-Ponty de commencer : « Il donne des raisons d'obéir aux lois, mais c'est déjà trop d’avoir des raisons d'obéir: aux raisons d'autres raisons s'opposent, et le respect s'en va. Ce que l'on attend de lui, c'est justement ce qu'il ne peut pas donner: l'assentiment à la chose même, et sans considérant ». En réalité, il n'est pas acceptable pour le pouvoir en place que Socrate croit pour des raisons siennes, et non pour des raisons d'Etat. Xénophon prêtera même à Socrate l'arrière pensée de se soumettre aux lois dans l'intention de les changer. Ce n'est pas qu'elles soient bonnes, mais elles sont l'ordre et on a besoin d'ordre pour les changer. De là à vouloir changer ceux qui dirigent... Bref il est dans la nature de tout pouvoir de mal s'accommoder d'une adhésion critique, d'un acquiescement du bout des lèvres, voire strictement tactique. C'est l'assentiment profond qui fait le vrai pouvoir, le seul qui vaille. Machiavel le rappelle crûment : « Il faut ou gagner les hommes, ou se défaire d'eux ». Car inéluctablement les relations s'envenimeront. Et il ajoute : « Ils peuvent se venger des offenses légères, mais non des offenses graves ». Ainsi l'art de gouverner se ramène-t-il à l'art de la guerre, et partant, le statut du sujet ou du citoyen à une soumission indigne.

La montée du multiple ou la transmutation des valeurs

Cette présentation quelque peu caricaturale, et qui traîne partout, des rapports sociaux, des rapports sociaux, présente l'intérêt de montrer que le respect n'est d'abord qu'un comportement extérieur, n'impliquant nulle adhésion profonde. Il peut aussi bien cacher la veulerie qu'une opposition résolue et habile. Néanmoins il y a là une prise en compte de l’autre qui est le début d'une identification de son être, d'une attention à sa volonté. Le respect exclut les rapports frustes, brutaux, primaires. L'autre a été repéré. Je ne suis pas seul. Il faudra compter avec lui, avec eux. Un chemin est ouvert, praticable, entre nous. Un approfondissement aussi. Et la sérénité peut-être d'une relation où toute autre chose que le pouvoir est en jeu.

Dominant-dominé : l'alternative est un peu courte. Il y a une sottise propre aux détenteurs d'un pouvoir de vouloir soumettre l'autre, comme il en est une de croire qu'obéir c'est déchoir. Une troisième enfin consiste à théoriser ces sortes de dichotomies un peu simplettes. Non, la vie dans son foisonnement est autrement complexe, riche, étalée verticalement à la manière de l'échelle de Jacob. La hiérarchie est partout. Le haut et le bas sévissent universellement en une poussière de degrés. L'autorité est répartie sous les espèces du multiple. Chacun en a sa part selon ses aptitudes, ses mérites et son travail. A chaque instant, tout se rejoue et chaque moment redistribue toutes les cartes. Je contribue de manière déterminante à mon destin, mais les autres aussi. Une interpénétration essentielle lie mon sort aux autres. Il m'appartient de repérer dans l'autre les réseaux, les hiérarchies, qui, en affinité avec moi, me permettront de m'enrichir, de m'élever dans tel ou tel domaine. Dans cet échange constructeur, tantôt c'est moi qui dirigerai, tantôt ce sera lui, tantôt enfin ce sera différemment et au même moment les deux à la fois.

La subtile pesée des différences

Qu'importe qui donne le « la » si la musique est bonne et si je m'améliore ? Voilà que la notion de respect a singulièrement gagné en densité. Il y a loin de savoir qui commande ! Or du commandement il y a, puisque l'un enjoint l'autre de prêter attention à ce qui émane de lui, à ce qu'il exprime. Les rapports de force initiaux, ceux décrits tout à l'heure, ont changé de nature. La hiérarchie et l'autorité sont devenues ce qu'elles sont: des moyens, non des enjeux. Pour utiliser notre langage, l'accès au commandement ne saurait être considéré comme un salaire, une rémunération. C'est une servitude, cette part d'intendance nécessaire à la réception d'un message, d'une élévation en esprit. Evidemment, la Maçonnerie tire de ce coté-là le respect dû à la hiérarchie, à l'autorité. Comment ne pas citer ici l'exhortation fameuse aux Frères, lors de la cérémonie d'Installation au Rite Emulation : « La nature de notre Constitution est ainsi conçue que nécessairement d'aucuns sont appelés à commander et enseigner et que d'autres doivent apprendre à se soumettre et à obéir. L'humilité pour chacun est une qualité essentielle... J'espère dons que nous n'aurons qu'un seul but, celui de se rendre mutuellement agréables et de nous unir dans le noble dessein d'être heureux et de communiquer le bonheur ».

I. Le respect du serment
Le prix du sens d'une vie

Mais tout cela est pourtant insuffisant. Au-delà des mots, au-delà des symboles, au-delà des actes les plus nobles, les plus vertueux, il y a quelque chose de supérieur auquel appelle la Franc-Maçonnerie : le respect du serment. La parole donnée peut l'être avec inconséquence. Le cérémonial du serment, en scellant ma parole sur les trois grandes lumières, exclut toute légèreté, postule une attention absolue à ce à quoi je m'engage. Autrement dit, la fidélité à moi-même. Montaigne, le sceptique et ce maître de l'amitié, disait : « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même ». Aussi observait-il : « Je m'engage difficilement... Il faut vivre entre les vivants ». Certes, on ne peut se distribuer à l'infini, et celui qui est à tous n'est à personne. Par contre, lorsque l'on donne, si l'on se pique d'être un homme, on doit le faire sans retour. Les considérants doivent être pour toujours balayés. C'est Montaigne et La Boétie : « Parce que c'est lui, parce que c'est moi ».

Les divergences qui surviennent ne sont que péripéties, ondulation éphémère d'ombre et de lumière sur un bloc inentamable. Un ordre s'est instauré auquel j'ai souscrit une fois pour toutes et qui est la condition sine qua non de toute activité constructive. On ne peut remettre en question tous les matins les liens qui nous constituent, sous peine d'errer, vide, brisé par ses caprices, livré à ses démons. Charles Péguy a une formule saisissante :
« L'ordre, et l'ordre seul, fait en définitive la liberté, le désordre fait la servitude ».

Le cœur comme colonne vertébrale

Ainsi la boucle est bouclée, cette étape ultime de la maturité est l'aptitude à ne pas être esclave de sa propre liberté critique. Le sage enfin est celui qui peut tenir la bride courte à son énergie et à sa vivacité d'esprit pour servir une cause supérieure à sa personne, parce qu'il en a un jour décidé ainsi. Tel est le dépassement de soi qui ne s'opère que par la fidélité à soi. A ce point de surplomb de la vie, rien ne distingue de l'extérieur le chef et le valet. Seule une petite musique intérieure peut me dire où j'en suis, et le fil d'Ariane est la fidélité à moi-même, à mes serments. Un jour par le serment, je me suis mis au service de l'autre. Il va ainsi de soi que l'on ne peut faire un serment avec son intelligence, son amour propre, j'allais dire sa superbe, sa seule volonté. On le fait avec son cœur, avec ce que cela comprend d'affectivité, d'amour, d'impudique tendresse. Il n'y a que la relation d'une mère à son fils pour illustrer cela: on ne pourra jamais compter sur elle pour lui donner tort... Elle s'est « prêtée », dans une hémorragie définitive, à lui pour toujours. Un maçon, mes Frères s'est engagé avec son cœur auprès de ses frères, auprès des chefs de l'Ordre. Avec son cœur. Le cœur, la pierre de touche de la Maçonnerie.

Ce que libre veut dire

Laissons le dernier mot au plus grand des poètes, Shakespeare :
« Si le meilleur jarret s'affaiblit, si une barbe noire devient blanche, si une tête frisée devient chauve, si un beau visage se fane, si les plus beaux yeux deviennent creux et ternes, un bon cœur c'est le soleil car il brille toujours, ne change jamais et reste invariable ».
Mais vous me pardonnerez de ne pouvoir éviter de compléter aussitôt le poète par le philosophe, en la circonstance Nietzsche. Il ne doit pas, j'y reviens, y avoir de malentendu: l'Ordre et ses chefs n'ont que faire d'une fidélité bornée. Ils peuvent faire leur la réplique de Zarathoustra :
Ils te séduisent, mon style et mon langage ?
Quoi, tu me suivrais pas à pas ?
N'aie cure de n'être fidèle qu'à toi-même
Et tu m'auras suivi, tout doux ! tout doux !


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