GLDF Site : Stelle Maris  06/02/2007

 
Le Pain

1/ Chapitre préambule, étymologie et historique.                    
2/ Chapitre symbolique quatre éléments et levain.
3/ Chapitre symbolique du pain.                   
4/ Chapitre fabrication du pain.                              
5/ Texte de Jean Giono.                                 
6/ Conclusion.                                                              

Chapitre 1 : Préambule, étymologie et historique
 

          - Jean -
Mes Frères, nous tenons à vous faire partager une recherche que nous avons menée tous deux, sur le pain, en tant que nourriture essentielle de l’homme.

 
Au préalable, nous avons pensé nécessaire d’éclaircir deux aspects portant sur la forme et le fond de cette planche, que nous avons voulue délibérément, un peu différente des productions habituelles.
 
La forme tout d’abord.

Comme vous avez pu le constater, nous sommes deux pour présenter ce travail. Une planche à deux voix, penserez-vous, chaque intervenant exposant un aspect du sujet, voilà quelque

chose de relativement courant. Mais pour éviter l’écueil des difficultés qui caractérisent ce type de présentation, à savoir l’articulation toujours délicate des deux exposés, nous avons désiré procéder autrement. Plutôt que deux monologues, successifs, issus de pensées différentes, nous avons opté pour un dialogue, qui sera le fruit, abouti ou immature peut-on savoir, de nos communes recherches, connaissances et réflexions sur le thème choisi. Un dialogue sincère, sans partage artificiel des rôles. Une conversation, en somme, entre deux hommes, deux Frères, qui s’aiment et se respectent. Chacun, tout à tour, s’interrogeant, questionnant l’autre, et lui confiant ce qu’il pense savoir, ce qu’il ressent dans son cœur et son esprit, avec sa sensibilité et sa propre personnalité.

Ne soyez pas étonnés de nos échanges, pour embrasser l’immense symbolisme attaché au pain.
 
          - Paul -
Dialogue avons-nous dit ! J’apporte une précision sur l’autre aspect cité plus haut, le fond, ou plutôt sur la langue utilisée. Vous reconnaîtrez là, le deuxième Surveillant en titre, qui a pris l’habitude de disséquer la sémantique symbolique, base de notre expression maçonnique.


Un tel sujet est fédérateur de nombreuses techniques qui englobent, de l’agriculture à la panification, les successifs tâtonnements et découvertes de l’homme pour assurer sa survie alimentaire. La facilité nous orientait à employer un langage informatif, strictement descriptif des processus mis en œuvre pour produire le pain. Cette approche offrait l’avantage de la précision, de la véracité des faits évoqués, à l’abri des interprétations. Mais alors, comment transmettre l’idée de la permanence des choses et des êtres, sous le flux des transformations ? Comment vous faire partager la charge émotionnelle, poétique, et même mystique qui émane du pain ? Nourriture de l’homme certes, mais de quelle nourriture s’agit-il ?

Nous avons donc délibérément privilégié le message symbolique qui seul vous permettra d’attribuer le sens qui sera le vôtre, au discours que vous recevrez.
 
          - Jean -

Bien entendu, certains aspects historiques, matériels ou pratiques seront évoqués. Ceux par exemple de la fabrication, oeuvre à priori essentiellement matérielle, mais oeuvre de nécessité, de beauté, d’amour du travail bien fait, qui symbolise effectivement  l’esprit du Franc-Maçon.

Entrons maintenant dans le vif du sujet, en définissant le mot et en suivant l’évolution du produit qu’il représente, depuis les débuts de l’humanité, toujours préoccupée de subvenir à ses besoins alimentaires.
 
          - Paul -

Il en est des choses comme des gens, ceux que l’on présente et ceux qui, sans présentation, sont déjà connus de tous. Tel est le cas du pain, mais précisons tout de même.

Le mot est dérivé du latin « panis ». Il s’écrivit « pan » jusqu’au XI° siècle pour prendre ensuite l’orthographe que nous lui connaissons. Sa signification a toujours été celle d’un

aliment, d’une nourriture qui désigne la substance obtenue par le processus de panification. Si l’étymologie est simple, on constate l’importance accordée en France à cet aliment, et particulièrement  dans le passé, par le foisonnement dans notre vocabulaire, dès l’ancien français, des mots dérivés et  des locutions métaphoriques.

 Il a donné « copain » au XVIII°, altération de « compain », tiré lui-même du bas-latin « companio » : celui qui partage la même ration de pain.

De même « compagnon » formé par « cum », « co » signifiant avec, et « panis » : pain. L’ancien sens de ce mot étant :  celui qui vit et partage ses activités et ressources avec quelqu’un.
 
          - Jean –

A noter, en argot militaire : se « pagnoter » qui se disait des soldats partis en débandade pour chercher leur nourriture, leur pain quotidien.
 
          - Paul -

Enfin : « panade », avec le sens de la misère, comme une soupe de pain trempé, et « apanage » qui signifie, donner du pain,  de quoi vivre à ses enfants.
 
          - Jean -

Cet aliment simple qui remonte à l’aube de l’humanité a donné naissance à tant d’expressions, à tant de locutions, que sa place dans l’histoire des hommes et des religions se retrouve presque légitimée. Qui n’a pas entendu, proféré ne serait-ce que par ses proches aïeux :

- P - C’est du pain béni !
- J - Se vendre comme de petits pains !
- P - Ne pas manger de ce pain-là !
- J - Manger son pain blanc, en premier !
- P - Avoir du pain sur la planche !

Que sais-je encore ?
 
          - Jean -

Autant de citations qui se réfèrent à la morale, car le pain a une place importante dans les croyances et les traditions culturelles. « LE PAIN C’EST LA VIE » dit un proverbe. Inventé par l’homme, il joue un rôle important dans l’aventure de la civilisation. Cet aliment essentiel, déjà mentionné dans les textes sanscrits remonte à la plus haute antiquité. Le premier boulanger était égyptien et vivait au temps des Pharaons 3OOO ans avant J.C. Les Egyptiens connaissaient aussi, la levure de bière. Ils s’en servaient pour fabriquer un pain à la mie légère et gonflée, à juste titre réputé. Ils utilisaient déjà la farine de blé, contrairement aux Assyriens qui pétrissaient une pâte faite d’orge et de froment.

Dès leur passage en Egypte, les Hébreux rapportèrent la recette du pain, puis inventèrent par hasard le levain. Cet ingrédient qui fait du si bon pain, aurait été découvert à cause d’une étourderie : une galette prête à cuire, oubliée, se serait mise à lever naturellement ! Voilà probablement le point de départ du pain retrouvé en Europe quelques siècles plus tard.
 
          - Paul -

Non ! Car il y a des intermédiaires. Chez les Grecs, et dans les temps archaïques on fabriquait une pâte d’orge non fermentée, appelée la « maze ». On connaissait aussi le pain au levain, mais considéré alors comme une friandise.  Avec les Grecs, l’art de la boulangerie se développa rapidement. Dès le V° siècle, avant J.C., il existait à Athènes de nombreuses boulangeries. Des femmes y pétrissaient la pâte, torse et bras nus, au rythme des joueurs de flûte. Quel dommage que cette tradition ait disparue !

Ils inventèrent par la suite le véritable four, préchauffé de l’intérieur et s’ouvrant de face. Ils ajoutaient à la pâte, diverses épices et parfums. Au 2° siècle, après J.C., l’historien Athénée rapporte qu’on dénombrait 72 variétés de pains. Je pense que c’est à partir de là, que le voyage du pain commence.
 
          - Jean -

Et non ! car il y a une autre étape. Les Grecs captifs des Romains apportèrent avec eux, l’art du bon pain et la boulangerie romaine prit son essor. Le plus commun des pains était une miche d’orge. Le pain blanc au froment était réservé aux riches. Cette nourriture avait un franc succès à Rome : « Panem et circenses », du pain et des jeux. « Voilà de quoi se contente le peuple ! » déplorait un poète latin. Vers 30 ans, avant J.C., sous le règne d’Auguste, on comptait 329 boulangeries à Rome. De l’Italie, l’usage du pain se répandit dans toutes les autres parties de l’Europe. Pline, fait mention avec éloge, du pain que l’on fabriquait dans les Gaules et en Espagne.
 
          - Paul -

Peut-être n’est-il pas opportun de trop épiloguer sur l’histoire ancienne du pain ?
 
          - Jean -

En effet, passons rapidement. Au moyen âge, ce n’est que sous Philippe Auguste, lorsque les maisons commencèrent à être construites en dur, que les habitants eurent le droit de fabriquer leur pain chez eux, abandonnant un peu le four communautaire. Mais bien vite, le pain, pourtant aliment de base servit alors à diverses redevances féodales. Le peuple mangeait souvent du pain noir avec beaucoup de son, parfois jusqu’à y inclure de la paille et de la

glaise. Le XVI° siècle voit l’apparition de pains nouveaux, que l’on qualifierait maintenant de « fantaisie ». Au XVII° siècle, c‘est le retour du pain à la levure de bière, renouant ainsi avec la tradition des Anciens. Il faudra attendre le XIX° siècle pour que les paysans puissent s’offrir enfin du pain blanc !

Le pain a marqué l’histoire, en particulier pendant les périodes de disette. On connaît le rôle important qu’il a joué à l’aube des grandes journées révolutionnaires. Mais, pour autant, n’oublions pas une période bien plus proche, dans les années 40, où le pain blanc avait disparu des tables pour la plupart des citoyens. J’ai, pour ma part, connu le pain de substitution, rationné, à base de maïs, d’orge et autres produits succédanés.
 
Ainsi s’achève cet historique, volontairement succint, préambule à notre recherche symbolique.


Chapitre 2 : Symbolique des quatre éléments et du levain
 
          - Paul -

Après ce chapitre, nous devons maintenant explorer les religions, les symboles et les mythes.

Soucieux d’organiser la présentation, il nous est apparu sensé que le fil conducteur devait se dévider sous l’égide des quatre éléments originels : la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu.

Ecoute Empédocle à ce sujet : Apprends d’abord les quatre racines de toutes choses : Zeus qui rayonne, le Feu ; Héra donneuse de vie, l’Air ; Aidôneus, la Terre et Nestis, l’Eau dont les pleurs abreuvent les mortels. Encore plus perspicace, ce penseur inspiré, les combine, les mélange de la manière la plus subtile. Ecoute de nouveau : Les éléments prédominent l’un après l’autre, au cours d’un cycle, et s’absorbent mutuellement ou s’accroissent selon le rôle
 qui leur est assigné. Néanmoins ils restent les mêmes, et circulent, les uns au travers des autres ; ils prennent la forme des hommes, des différentes espèces d’animaux et des plantes.
 
          - Jean -

Voilà bien une intuition qui justifie notre propos !
 
          - Paul -

Oui, et nous allons montrer, combien ces quatre éléments éternels prédominent aux différents stades de la production du pain.
Commençons par la Terre.

Parmi les expériences fondamentales qui déclenchent, consciemment ou non, chez tout être humain, l’intuition des choses symboliques, l’une des plus importantes concerne le lien vital avec la mère. Symbole matriciel par excellence, la Terre-mère, profonde et archétypique est celle qui fait rêver les dormeurs et les poètes, celle qui sous-tend un grand nombre de mythes et d’expressions symboliques.

Limitons-nous à son potentiel reproductif.

La Terre reçoit les graines de semence, qui d’une certaine manière percent sa résistance naturelle, d’abord dans un mouvement descendant pour s’implanter légèrement en-dessous de sa surface, puis dans un mouvement ascendant pour s’élever sous forme de tiges, en direction de la lumière et de l’air libre.

Cela explique que, depuis toujours, on ait reconnu à la Terre un caractère sacré, lié à la sacralité même de la vie. La Terre-matrice, en tant que réservoir inépuisable de forces inouïes, évoque donc le mystère de l’apparition et du renouvellement des espèces vivantes.
 
          - Jean -

Reconnais cependant, mon Frère que si la Terre recèle des énergies insoupçonnées, elle présente aussi un caractère ambigu. D’un point de vue positif, elle porte la vie, la richesse et l’abondance, mais d’un point de vue négatif, elle est indéniablement liée à la mort, à la destruction et à l’obscurité des profondeurs.
 
          - Paul -

Tout à fait d’accord ! Mais je ne vois là, rien de contradictoire. Nous savons bien qu’un symbole présente, presque nécessairement, une face obscure, complément de sa face lumineuse, et nous allons constamment retrouver cette bi-polarité.

Poursuivons. La Bible, abonde d’emplois figurés du mot « Terre ». La parabole évangélique du semeur, par exemple, évoque la « bonne Terre » où tombent les graines de semence, et qui les reçoit comme un « cœur » bien disposé. Cela, en opposition aux terres moins propices, celles des cœurs fermés, superficiels, qui se laissent étouffer par les passions et le souci du matériel. Car, comme nous venons de le reconnaître, si la Terre peut être fertile, par opposition, son aridité est souvent évoquée dans la Bible, sous forme de poussière, de cendre, de boue, d’argile et de désert. Seul le vieux récit Yahviste de la création attribue à Dieu, le pouvoir de modeler l’humain avec la poussière de l’humus.
 
          - Jean -

Avec la Terre, réceptrice et passive, l’Eau, l’Air et le Feu entrent maintenant en scène dans notre fresque symbolique.

L’Eau, de temps immémorial, l’homme s’en est servi pour exprimer son besoin d’incubation dans l’utérus maternel. Sous forme de pluie qui vient du ciel, elle porte l’espérance de vie, mais elle représente aussi pour de nombreux scientifiques évolutionnistes, l’origine de toute vie.
 
          - Paul -

D’un point de vue actif, le pouvoir pénétrant de l’Eau, sous toutes ses formes en fait l’agent par excellence, de l’émergence comme de l’entretien de la vie.

Pour le sujet qui nous occupe, elle rend, bien sûr, la Terre fertile et fait germer les graines. Au principe de toute croissance, elle subvient à la vie des plantes jusqu’à constituer un pourcentage presque incroyable de leur poids. Et toute perte, non compensée,  devient fatale à très brève échéance.
 
          - Jean -

L’Eau est vitale pour que l’épi de blé arrive à maturité, mais bien plus tard, c’est encore l’Eau qui va redonner vie à la farine, cette poudre riche potentiellement, mais qui manifeste sa soif. Par un mélange intime avec ce dérivé déshydraté de la graine, le processus immuable de la vie, de nouveau se manifeste. La pâte, ainsi obtenue réagit et, par sa plasticité se prête au travail de l’homme. Dans la fabrication du pain, l’Eau se présente ainsi, comme un symbole de régénération, de nouvelle vie.
 
          - Paul -

L’Air maintenant. La Tradition, mais aussi le simple raisonnement, nous enseignent que cet élément enveloppe la totalité des choses et influe sur l’action des trois autres. Impalpable et invisible, léger et inconsistant, subtil et insaisissable, il remplit, pensaient nos anciens, tout l’espace entre le Ciel et la Terre. Sa présence n’est observable que par son déplacement et dans ses effets, sous la forme du souffle et du vent.
 
          - Jean -

J’ai retenu ce que tu viens de dire, et je note que depuis que les avancées de la connaissance scientifique nous permettent de savoir avec certitude que l’Air, tel que le conçoit la Tradition, constitue en fait, une très fine pellicule autour de la Terre, nous mesurons avec plus d’acuité l’influence bénéfique de cet élément.

          - Paul -
C’est vrai que la certitude de sa rareté ajoute un surcroît d’admiration pour cet élément. « Housai » donc à l’Air, qui emplit nos poumons pour nous purifier en rééquilibrant les échanges gazeux entre l’intérieur et l’extérieur. De la sorte, il maintient dans l’unité, les constituants matériels de tous les vivants.
 
          - Jean -

Je comprends et approuve ton admiration pour cet impalpable qu’est l’Air. L’air libre par rapport aux forces emprisonnantes, permet l’émergence continue de la vie en fécondant le sein de la Terre-mère. Remarquons que la Genèse, le présente moins comme souffle du Très-Haut que comme instrument de son action. Et cette action, sorte de dynamique « spirituelle », reproduit en fait, la « spiration » même de la nature vivante. Prenons pour ce qui nous occupe, le phénomène de la photosynthèse. De jour, les plantes aspirent le gaz carbonique, autrement dit, elles captent l’oxygène et le carbone qui sont la base de toutes les liaisons moléculaires nécessaires à la vie. Mais elles expirent du même coup, le surplus d’oxygène, comme pour permettre aux autres êtres de mieux respirer. Inspir et expir, ressourcement et engagement. L’Air, à n’en pas douter, est l’agent primordial, le poumon de l’existence, et c’est encore lui qui donnera vie au ferment pour expirer au sein de la pâte, en formant les bulles qui aèrent la mie de pain.
 
          - Paul -

Patience mon Frère ! Il reste encore à subir le quatrième voyage, celui du Feu.

Nous avons compris que la naissance biologique s’explique comme un phénomène complexe d’interactions entre l’Eau et l’Air, agissant sur la Terre réceptrice, mais sans la chaleur, la lumière, point de vie, point d’épi, et sans le feu, notre pain craquant n’est encore que pâte molle !

Le Feu, des quatre éléments, est sans doute celui que l’humanité a eu le plus de difficultés à maîtriser et c’est à ce titre qu’il n’a jamais cessé d’alimenter les rouages de l’intuition symbolique. Dans ses aspects les plus frappants, par la flamme, il éclaire, réchauffe et brûle, et ce sont ces mêmes propriétés qui déclenchent la transposition intuitive.
 
          - Jean -

Je t’interromps, car je ressens que le symbolisme attaché à cet élément est immense. Permets-moi de faire mon marché parmi toutes ces flammes qui ont fédéré l’inconscient collectif. Je choisirai celles qui chauffent, la flamme cosmique des rayons du soleil, et la flamme maîtrisée de la combustion des végétaux. Toutes deux produisent la chaleur, principe de renaissance et de régénération. Car si la chaleur fait mûrir spirituellement, elle participe proprement à l’éclosion de la vie. Associée à la lumière, elle va propulser hors de Terre notre épi de blé. A n’en pas douter, elle sera le carburant du moteur chimique de la fermentation de la pâte. Et, bien entendu, c’est elle, qui dans le four, va transformer l’ébauche en produit fini, en nourriture essentielle.
 
          - Paul -

Tu as raison mon Frère, ainsi la boucle est refermée avec nos quatre éléments situés à l’origine de toute vie biologique. Mais il reste encore un autre facteur à envisager, c’est celui propre au travail et à l’ingéniosité de l’homme. Nous pouvons maintenant évoquer le subtil travail de la fermentation du levain.

Symboliquement parlant, avec cet agent de transformation, nous nous trouvons, plus que jamais, sur le fil du rasoir de l’ambivalence du positif et du négatif.
 
          - Jean -

C’est bien ce qu’il me semble, puisque les religions même, se sont défiées de la fermentation, allant avec la judéité, jusqu’à proscrire son utilisation. Cet à-priori est-il justifié ? Pour élucider ce point, j’envisagerai d’abord sa face négative.

Le levain, dans la mesure où il provoque la décomposition, la pourriture et même la formation de microbes pathogènes et potentiellement mortels, évoque irrésistiblement le mal moral, la corruption, voire les forces transcendantes du mal, sous forme d’esprits maléfiques qui habitent et détériorent le cœur de l’homme.
 
          - Paul -

Pour cela, sans doute, en Israël, il fut interdit de la plus haute antiquité, l’utilisation du levain, dans une offrande présentée à Yahveh. Seul, le pain azyme, de azymoi : sans levain, était utilisé. Le livre de l’Exode 12 – 15 est explicite à ce sujet : Sept jours, vous mangerez des azymes ; dès le premier jour, vous ferez disparaître le levain de vos maisons, car, quiconque mangera du pain fermenté, depuis le premier jour jusqu’au septième jour, cette gorge-là sera retranchée d’Israël.  A la notion évidente de putréfaction, s’ajoute, toujours en négatif, avec la propriété de conservation, voire de perpétuation du levain, un présupposé de vétusté, de périmé. Le pain offert et mangé doit alors être issu d’une pâte complètement nouvelle, non équivoque, symbolisant un nouveau commencement, un re-commencement. Ne détruit-on pas toujours symboliquement, tout ce qui évoque le passé révolu ?
 
          - Jean -

Certes. L’on peut comprendre ces réticences à l’usage du levain. Pourtant, les aspects symboliques positifs de ce ferment ne manquent pas.

Dans la mesure où il modifie pour le mieux les substances auxquelles il se mêle, le levain peut servir à symboliser, chez l’homme, un changement profond et positif. Principalement, l’ouverture à une connaissance supérieure et secrète, peut-être à l’immortalité, par la rénovation et la transformation radicale de tout l’homme.

A ce titre, la célébration chrétienne de l’Eucharistie, hésite entre les deux interprétations. Si les catholiques occidentaux utilisent obligatoirement du pain azyme, chez les Orientaux par contre, le pain fermenté est de règle. Lors du grand schisme de 1054, la querelle des azymes a d’ailleurs joué un rôle catalyseur.

Que dire, sinon que la démarche symbolique balance à ce sujet. Si l’imagination tire du levain une image toute positive de croissance, à l’inverse, l’intuition en fait un symbole essentiellement négatif, de corruption et de vétusté.
 
          - Paul -

Ainsi, au terme de ce long voyage consacré à l’examen des éléments fondamentaux qui conditionnent l’obtention du pain, nous avons dit beaucoup, mais nous n’avons pas encore mis à jour le symbolisme profond se rapportant au produit lui-même.

C’est à quoi, nous allons maintenant nous attacher.

Chapitre 3 : Symbolique du pain

          - Jean -

Cette musique inspirée nous amène, bien évidemment à développer la symbolique du pain. Mais, comment procéder ?
 
          - Paul -

Eh bien ! Nous pouvons, par exemple, reprendre l’expression déjà citée : « le pain, nourriture essentielle du corps et de l’esprit », et tenter de la décliner selon ses différentes composantes. Là encore, le sujet est vaste, nous nous limiterons, si tu le veux bien à l’essentiel.
 
          - Jean -

Ce plan me convient car il va nous permettre, de mettre en évidence pourquoi, au fil du temps, le pain a pris une telle importance, au point de symboliser une des nourritures essentielles de l’esprit.
 
          - Paul -

En effet, et c’est par un questionnement préalable portant sur la réalité observable et concrète que nous pourrons, peut-être, comprendre comment s’est déclenchée la transposition symbolique. Ainsi, nous serons dans le droit fil d’une recherche qui doit nous amener, du symbolisant observable, au symbolisé imaginatif et intuitif.

Voyons cela. Nous le savons, le pain constitue un élément nutritif essentiel pour l’homme. A l’exception des graisses, il peut suffire à assurer la subsistance. Je note au passage que l’habitude provençale d’une tranche de pain, associée à des olives ou arrosée d’un filet d’huile, constitue un aliment complet.
 
          - Jean -

Eh oui ! Le pain est une base alimentaire essentielle, nécessaire et souvent suffisante en cas d’extrême pauvreté, de disette, ou tout simplement de voyage, car  il se conserve et se transporte facilement. Déjà la céréale, parmi les produits de la Terre, est un des rares que l’on peut stocker quelques mois sous forme de grain, et encore longtemps, lorsqu’il est réduit à l ‘état de farine, pour autant qu’on le protège de l’humidité.
 
          - Paul -

Par ailleurs, ce qui en fait un élément nutritif précieux et recherché, c’est que si la culture du blé est répandue, elle n’en est pas moins aléatoire. Elle est soumise pendant de longs mois aux aléas thermiques et hygrométriques. Les grands vents couchent l’épi et les parasites de toutes sortes l’affectionnent. Je pense aux nuages de sauterelles, qui comme en Afrique, dévastent en quelques heures les plus belles récoltes. Le fermier, des semailles à la moisson, doit constamment se préoccuper de séparer, opérativement le bon grain de l’ivraie. La culture du blé demande assurément vigilance et persévérance !
 
          - Jean -

Enfin mon Frère, ce qui ajoute encore au caractère essentiel du pain, c’est que sa fabrication, si simple soit-elle, fait appel à l’ingéniosité et au savoir-faire de l’homme. Déjà, la technique du mouturage fut longue à être maîtrisée. Elle exige une énergie que l’homme seul ne peut produire. L’animal ou le vent ont été ses assistants. Quant à la fabrication du pain proprement dite, elle relève d’une compétence et même d’un art, dont nous parlerons dans quelques instants.
 
          - Paul -

C’est également pour toutes ces bonnes raisons que le pain a revêtu très tôt un aspect socio-économique des plus importants. Pendant longtemps dans notre histoire, le pouvoir en place a eu comme mission première d’assurer, au moins, le pain quotidien à ses sujets ou administrés.

Rappelons-nous ! Le blé est stocké pour parer aux famines. Le prix du pain est fixé à un tarif relativement bas. Les artisans boulangers sont tenus d’exercer leur métier et ils sont réquisitionnés en cas de guerre ou d’épidémie…
 
          - Jean -

Deux exemples parmi tant d’autres, pour accréditer l’inestimable valeur du pain, pour l’homme. En 1789, le peuple afflue à Versailles pour exiger le retour à Paris du Boulanger, de la Boulangère et du Petit Mitron. Et, plus près de nous, il me vient à l’esprit l’histoire de la « femme du boulanger » de Marcel Pagnol. Notre brave homme, Raimu en l’occurrence, peut mobiliser l’énergie d’un village tout entier afin d’obtenir le retour de sa femme volage, tout simplement parce qu’il refuse de faire le pain. Voilà bien un cocu non dépourvu d’arguments !

Ainsi, pour nos aïeux, lointains et même proches, toujours préoccupés d’assurer leur subsistance ainsi que celle de leur famille, nous venons de voir que le pain a toujours constitué une nourriture essentielle du corps. De là, à observer la sacralisation qu’ils ont pu éprouver vis-à-vis de cet aliment, il n’y a qu’un pas que je franchirai allègrement. Qu’en penses-tu mon Frère ?
 
          - Paul -

En effet. Ne constate-t’on pas, dans les croyances populaires qui se perpétuent à travers les âges, l’accession à la spiritualité des valeurs essentielles, pour la survie de l’humanité ?

A ce titre, la céréale et le pain, ont constitué pour l’homme, un don octroyé par les déités nombreuses et variées des Mésopotamiens, des Egyptiens, des Grecs et des Romains, ou le créateur unique et transcendant pour les Juifs, les Chrétiens et plus tard les Musulmans.
 
          - Jean -

De surcroît, nous l’avons vu, les quatre éléments essentiels, à l’origine de toutes choses, participent amplement à la présence de notre pain quotidien. Autant de schèmes qui justifient la valeur symbolique foisonnante de l’aliment, en tant que nourriture de l’esprit.
 
          - Paul -

Foisonnante, c’est bien le mot, nous avons l’embarras du choix. Eu égard à l’horaire, nous allons devoir, je pense, nous limiter à quelques rappels marquants, issus des cultures du pourtour méditerranéen.
 
          - Jean -

J’y viens, mais avec un préalable. On pense généralement que les religions ont inventé le pain en tant que symbole. En fait, j’ai plutôt le sentiment que l’association s’est imposée aux religions, comme une image qui émane du plus profond de l’inconscient collectif. Ce qui autorise ce sens, est le fait que le pain est antérieur aux religions connues.  Et puis, mythes et croyances ne reflètent-elles pas, toujours, l’instinct le plus fort que l’on puisse trouver chez l’homme ? Celui de conserver sa race et de se renouveler en elle, à l’image de ce levain que l’on ensemence chaque jour.
 
          - Paul -

Voilà qui est vrai ! Il n’est donc pas étonnant que le blé, à l’origine du pain, ait été célébré en des lieux, et à des époques aussi différentes.

A Eleusis, près d’Athènes par exemple, chaque mois d’« antesthérion », février – mars, se célébraient des Mystères, comprenant plusieurs degrés d’initiation. Saint Hippolyte prétend à ce sujet, que le plus élevé de ces Mystères, celui réservé aux « époptes », consistait en la vision d’un épi de blé moissonné. On célébrait ainsi Perséphone qui, revenue du royaume des morts, y apparaissait sous la forme d’un épi. Cet épi, une fois coupé, redonnait à la Terre ses grains qui avaient pour vocation de renaître un jour. De sorte que la contemplation silencieuse procurait, non seulement une image expressive de la pensée post-mortem des Initiés, mais mieux encore, leur conférait par imprégnation affective, une garantie d’immortalité.

Toujours en Grèce, l’épi de blé symbolise avec Céres, fille de Saturne, la charité et l’abondance.
 
          - Jean -

Mais n’oublions pas l’Egypte, où il est intéressant de constater que le grain de blé et le jus de la vigne, qui fournissent le pain et le vin, ouvrant et fermant le cycle des deux saisons agraires de l’année, sont les éléments de communion essentiels des rites de renaissance. Le Livre des Morts d’ailleurs, est sans équivoque à ce sujet. Le tableau des sept vaches grasses et du taureau fécondateur, visible sur la tombe de Nofrétari, grande épouse royale de Ramsès II, illustre le texte suivant : Ô vous qui donnez tout ce qui est profitable aux âmes, qui fournissez les rations journalières, donnez du pain et de la bière, fournissez des provisions. Que le défunt vous accompagne et qu’il vienne à l’existence sous vos croupes.
 
          - Paul -

Sans aucun doute, la Grèce, l’Egypte et bien d’autres civilisations ont ritualisé le blé et le pain. Mais reconnais, que c’est avec la Bible que le symbole prend de l’ampleur. Tiens, je me suis livré à une petite statistique : le blé, le grain, l’épi et le froment sont cités 127 fois dans l’Ancien Testament et 34 fois dans le Nouveau. Quant au pain, il est mentionné dans 194 passages différents de la Thora et dans 50 versets des Evangiles !
 
          - Jean -

Oui, c’est impressionnant ! Mais, as-tu noté que dans le culte Israélite, le pain n’a pas la même valeur représentative que dans la foi Chrétienne. Avec l’Ancien Testament, il est utilisé en diverses circonstances, pour la consécration des prêtres ou la déconsécration des nazirs, et pour l’oblation, c’est-à-dire l’offrande à Dieu. Les oblations ont valeur d’apaisement, ou d’incitation avec les offrandes des prémices. Dans tous les cas, ces rites expriment une communauté de vie, la relation d’alliance et d’amitié entre le fidèle et son Dieu. C’est le fidèle qui offre à Yahvé, un des produits les plus vitaux, que la Terre, elle-même création de Dieu, lui procure pour sa survie matérielle, mais aussi pour son élévation spirituelle. Tandis qu’avec les Evangiles christiques, le pain accède à la plus haute valeur, en tant que substitut du corps même du Christ, distribué aux Chrétiens comme nourriture spirituelle. Jésus, à la veille de sa Passion, rompt le pain et le distribue à ses Apôtres : ceci est mon corps… Ainsi, la tradition chrétienne confirme avec force la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Tel est bien l’accomplissement du mystère du « pain de vie ». Dans ce cas, l’offrande est faite, non plus par les fidèles, mais par le fils de Dieu lui-même, aux hommes de bonne volonté, en signe d’union et donc, en gage de vie éternelle.

          - Paul -
L’évolution du symbole est à vrai dire saisissante ! De la sorte, la vertu propre à la nature divine du « pain descendu du ciel », se trouve hautement proclamée : ceux qui ont mangé le pain de l’ancienne Alliance sont morts ; qui mangera de ce pain nouveau vivra à jamais.
 
          - Jean -

En effet mon Frère ! Et nous avons atteint là, sans doute, la plus haute valeur spirituelle, symboliquement accordée à cette modeste nourriture. Et, si nous passons sous silence le vin, c’est parce qu’à lui seul il constitue un symbole presque aussi important que le pain, et qu’il mérite mieux qu’une simple citation !

Le pain apparaît encore, dans le Nouveau Testament, comme l’effet d’un miracle du Christ. Par sa multiplication il constitue un gage de compassion de l’Homme-Dieu, envers ses semblables en humanité.
 
          - Paul -

Mais, le symbolisme attaché au pain ne s’est pas arrêté avec la Bible. Bien au contraire, il s’est encore amplifié au cours des siècles suivants, perdant sans doute en spiritualité, ce qu’il gagnait en nourriture essentielle. A ce sujet, je pense à la phrase suivante de Péguy : Celui qui mange trop de pain quotidien n’a plus aucun goût au pain éternel. L’auteur, par cette affirmation, met bien en évidence la relation étroite entre l’abondance de biens matériels et la pauvreté spirituelle qui en découle. A l’inverse, le manque, semble amplifier l’ultime recours au Ciel, au bonheur éternel, des indigents et des tourmentés de l’histoire !
 
          - Jean -

Certes, car avec la révolution des idées, préalable au tumulte insurectionnel, le pain symbole prend une dimension socio-économique et politique de première importance. A ce sujet, Mirabeau à la tribune, est sans équivoque : Etes-vous bien sûrs que tant d’hommes sans pain, vous laisserons tranquillement savourer les mets dont vous n’avez voulu diminuer, ni le nombre, ni la délicatesse ?
 
          - Paul -

Oui, c’est sans doute la phase ultime, du merveilleux accordé à cette nourriture ! Ecoute encore, ce qu’écrit Albert Camus : Si quelqu’un vous retire votre pain, il supprime en même temps votre liberté. Mais si quelqu’un vous ravit votre liberté, soyez tranquille, votre pain est menacé, car il ne dépend plus de vous et de votre lutte, mais du bon plaisir d’un maître !

Tu le constates, la politique a repris ses droits. Avec l’abondance, la nôtre, pas celle des peuples qui souffrent encore, le pain va progressivement passer de l’alégorie à la tradition. Seuls quelques auteurs, oseront encore le magnifier, comme Giono, sous l’appellation de « vraies richesses ».

Ainsi, peut se refermer un long parcours symbolique, somme toute assez émouvant !

          - Jean -
Le problème, vois-tu, c’est que nous avons beaucoup dit, mais j’ai le sentiment que nous avons à peine effleuré le sujet. Le pain symbole est bien à la hauteur de nos espérances, mais c’est nous qui, en quelque sorte, le trahissons, en n ‘évoquant pas toutes les croyances populaires, les dictons de la vie de tous les jours qui, à leur manière, le célèbrent tout autant que les actes de la foi.
 
          - Paul -

Je reconnais bien là, mon Frère, ton humilité face à un travail architectural qui, à tes yeux ne constituera jamais qu’un morceau de la construction de ce Temple sans fin.
 
          - Jean -

Bon. Trèves de sentiments personnels. Il nous reste encore à apprendre comment nous le fabriquons ce pain ! Mais auparavant, encore un point qui a son importance. Nous discourons sur le pain, en tant que nourriture au sens large, mais n’oublions pas qu’en d’autres lieux, le pain est inconnu et qu’alors d’autres nourritures essentielles sont célébrées, avec sans doute autant de vigueur. Je veux parler du riz  pour l’Extrême-Orient, ou encore du maïs pour l’Amérique du Sud. Ce n’est pas notre propos, mais nous avons vocation d’universalisme, n’est-ce-pas ?
 
          - Paul -

En effet. A présent, entrons dans le mystère du fournil !

Chapitre 4 ! La fabrication

          - Jean -

Nous traitons ce soir, du Pain, dans un cadre de réflexion essentiellement symbolique. La fabrication concernera donc le PAIN de TRADITION, évacuant toute modernité qui effacerait l’esprit dans lequel ce travail a été conçu. Il  ne peut s’agir de ces produits nouveaux qui n’ont d’intérêt que l’aspect extérieur, véritable scandale alimentaire, irrespect total de la tradition,


matière frelatée, indigne de son nom, indigeste, au goût douteux, qui laissse de côté encore une fois la notion d’effort et de bel ouvrage, car l’homme n’y a pratiquement plus sa place.
 
          - Paul -

Blé, farine, pain : ordre immuable.
 
          - Jean -

Le pain, (LE VRAI) sent bon. Il est beau.
 
          - Paul -

Il parle à nos 5 sens.
 
          - Jean -

Faire du pain est un art et permet de renouer avec la tradition, car sa fabrication, outre le résultat attendu, symbolise un acte de foi, de communion entre la nature, les éléments, le travail, le savoir et le partage.
 
          - Paul -

Grâce aux gestes millénaires, faire du pain nous transporte et nous enthousiasme, nous remet en contact avec les choses simples de la vie, les plus belles probablement ! Du levain, de la farine, de l’eau et du coeur à l’ouvrage donnent au pain fait à la maison, une saveur inoubliable. Rapprochant les personnes, ce n’est plus un symbole de BIEN VIVRE, mais un symbole de BIEN ETRE.
 
          - Jean -

Nous avons dit que sa composition est simple.

Le blé en est l’élément essentiel, mais pas n’importe lequel : le blé tendre, car sans lui, une pâte avec du corps n’existerait pas, subtilité importante apportée par la nature.

100 kg de blé, c’est 75 kg de farine. Une poudre blanche mais quelle poudre ! C’est elle qui, liée à l’eau, relevée par le sel, complétée par le levain, va constituer la pâte. Cette pâte, il faut savoir la faire naître, il faut savoir la lire, la reconnaître au toucher, la tenir à une température adaptée; il suffit d’un rien pour tout gâcher. Réussir du bon pain réclame tout un rituel, sa fabrication ne s’improvise pas.
 
          - Paul -

Et pour cause ! Il faut d’abord faire son LEVAIN, car pas de pâte sans levain, pas de naissance sans germe de vie !

De l’eau et de la farine, suffisent à provoquer un phénomène de fermentation lactique. Celui-ci produit de l’air, et la chaleur qui accentue le dégagement  des gaz.

- Deux jours sont nécessaires au premier acte, avec le mélange simple de l’eau et de la farine pour une première fermentation.
- On ajoute ensuite de l’eau et de la farine au premier amalgame, attendant encore un ou deux jours, pour une deuxième fermentation.
- Enfin, après avoir incorporé 4 fois le mélange, eau / farine, c’est au bout de quelques heures que la préparation donne des signes de vie, avec un levage notable et un parfum acidulé.

Ceci est la tradition et c’est la tâche la plus élevée du métier, sa vraie noblesse.
C’est l’acte qui donne la vie, on parle alors de LEVAIN GENERATEUR.

Evidemment il faut du temps, mais il n’est pas perdu, car le ferment va se perpétuer, jour après jour.
 
          - Jean -

Maintenant que le levain est actif, c’est avec lui que l’on ensemence la pâte qui servira elle-même, par la suite, à d’autres levains. Nous ne vous parlerons pas de la levure dite de « boulanger », l’ingrédient le plus courant, fait à partir de champignons microscopiques d’origine naturelle que l’on peut retirer du vin mais surtout de la bière. Nous pourrons vous l’expliquer plus tard, si vous y tenez.

Nous sommes donc prêts à fabriquer le pain.
 
          - Paul -

Le levain ainsi obtenu, mélangé à de la farine en plus grande quantité, de l’eau et du sel, participe à la fabrication d’une pâte. Celle-ci, associée aux éléments, est travaillée.

A la maison, on prépare un cercle de farine, avec un cratère au centre, pour y apporter les trois éléments. Cette manipulation des symboles cumulés : cercle, éléments, centre,  peut laisser l’imagination faire son oeuvre à partir d’un acte à priori très profane.

Le contact avec la pâte formée après le mélange devient sensuel. De mouillée, flasque et collante, la pâte « PREND CORPS ». C’est une activité agréable. On pétrit, on étire pour lui donner de la souplesse. On la soulève pour y faire entrer l’air.  On vit l’instant… Elle prend forme, devient homogène, élastique, et c’est déjà une CHOSE, une belle chose !
 
          - Jean -

Alors, en lieu tempéré, la nature intervient à nouveau. Les biologistes pourraient vous expliquer comment se combinent les enzimes et autres facteurs barbares mais nos compétences s’arrêtent là. 

L’attente peut aller de 20 mn à 6 heures selon les méthodes. La pâte a doublé de volume.

Il faut interrompre cette levée, pétrir à nouveau, façonner selon la forme et la grosseur que l’on veut donner au pain.

Nouvelle alchimie, nouveaux processus de la nature, nouvelle phase dans l’art ! On laisse encore lever la pâte une petite heure.
 
          - Paul -

Entre temps, le four est préchauffé. Il faut surveiller le feu car il s’agit d’un four à bois. Le bois sec, de préférence du chêne, du frêne ou de l’érable, amènera la voûte jusqu’à une couleur blanche. Les braises, étalées puis enlevées laisseront une température de 180 à 230°. La sole est nettoyée, les patons sont enfournés et c’est à nouveau le miracle !

La pâte au feu lève encore, prend de la couleur. La croûte se forme, enchâsse la mie qui continue à pousser. Des saveurs subtiles sortent du four et embaument les lieux. L’artisan surveille la cuisson, prend un pain au hasard, frappe le fond d’une main. S’il sonne creux, s’il émet des vibrations qui se transmettent jusqu’à la paume, la cuisson est réussie. C’est là, l’instant d’émotion particulier, confusément sacré, que seul peut éprouver celui qui a travaillé la pâte de ses mains !
 
          - Jean -

Voilà, le pain est fait et Minuit approche. Avant de conclure nous avons cru bon, comme une cerise sur le gâteau – ou plutôt sur le croûton – de vous faire partager quelques phrases d’un auteur qui a toujours su faire vivre la Tradition. 

Chapitre 5 : Texte de Jean Giono
 

Appréciez, mes Frères, comment l’auteur nous relate la belle Tradition du pain !
  
" ...
Aujourd’hui à midi, comme nous nous mettions à table, Césarine a dit :


Madame Bertrand a fait son pain.

Je dis à Césarine :
Vous devriez aller m’en chercher un morceau.
-  De quoi ?
-  De ce pain.

Elle hésite.
Ca vous embête ?
-  Oh ! non !
-  Vous n’avez qu’à lui dire qu’elle vous en donne un morceau pour moi, pour me le faire goûter.
-  Oui, dit Césarine. Bon. Oui, un petit morceau, quoi !

Madame Bertrand habite en dessous de nous, mais Césarine retourne en courant, toute essoufflée, comme si elle venait de réussir le coup de Prométhée.

Voilà, dit-elle.


Ce pain est venu et tout est changé car il apporte avec lui le souci de pain et la joie de pain. Et ce n’est pas un petit souci, ni une petite joie, car le pain à mon avis signifie une chose terriblement grande…

Tout cela parce que madame Bertrand a pris de la levure, de la farine, de l’eau, et qu’elle a fait du pain, non pas pour le vendre, mais pour le manger…

Elle a versé la farine, Bertrand est allé chercher de l’eau, pas à la fontaine de la place où l’eau est dure comme du fer, mais à cette petite source qui est en bas dans le Pré Villad, et ça n’est même pas une source, ça sort de terre gros comme mon petit doigt, celle-là : une crème !
 
En l’attendant, elle a compris que ce pain, c’était bien un travail de femme, un travail pour lequel il faut de la maternité, pourrait-on dire, mais pour lequel, en plus, il faut de la séduction. Et ça, elle l’a compris avec joie et malice, au fond d’elle-même, tout clair, comme quand les jeunes filles comprennent l’amour…
 
Bertrand est revenu avec les seaux.

Voilà !
Comment voilà, a-t-elle dit, mais, pauvre ami, où as-tu vu que les femmes pétrissent ? Il faut enlever ta veste et enlever ta chemise, et t’y mettre un peu, toi avec tes gros bras.

Eh bien ! Allons-y, verse encore de la farine et fait le nid de poule. C’est le creux qu’on fait au centre de la farine et où on verse la première eau.
 
Madame Bertrand lui a allumé le lampion – parce qu’il fait presque nuit dans ce fond de maison où l’on avait poussé le pétrin – et le voilà qui commence. Il a plongé ses bras dans la pâte. Il a senti si c’était assez mouillé ou pas assez.

Toute une science s'est réveillée en lui-même. Il a su ce qu'il fallait faire. Il a pensé à des gestes de son père et de sa mère, à des bruits entendus quand il était petit garçon. Il a mis ses gestes dans la trace des gestes de ses ancêtres…
 
Ils sont là tous les deux, penchés sur ce travail comme sur quelqu’un de vivant. Ça a besoin de soin ce qu’ils font. Ça ne s’élève pas tout seul. C’est comme un enfant qui demande de la peine. Et qu’on aime. Il faut plonger ses bras dans la pâte, relever, puis laisser retomber, et chaque fois faire comme si l’on pliait des draps fraîchement lavés, encore un peu humides, et lourds. La huche craque, gémit, sonne quand la pâte tombe et se plie.

 

Pendant ce temps, les autres ont rallumé le four, le four banal, le four commun, celui qui est sur la placette du village. Je sais qu’il a été construit il y a longtemps, dans des temps de grande simplicité.

C’est une construction sauvage, âpre et exacte. Pour son utilité elle n’a pas une pierre de trop. Elle est destinée à faire un travail dont dépend la nourriture et la vie, et il n’y a de place que pour le brasier et pour le pain.

La porte donne directement sur les flammes, elle a, à peine un demi-mètre carré d’ouverture, elle se ferme d’une pierre de grès arrondie, cannelée, jointant bien, hermétique comme une bonde de bassin ; par elle n’entrent que les fascines, puis, au bout de longues pelles, les miches de pâte froide.

Ils sont là devant cet ouvrage de feu qu’ils ont fait revivre, qui crépite doucement, dont tout à l’heure ils retireront les braises, où ils enfourneront les longues mannes de pâte, encore emmaillotées comme des enfants de géants…
 
Sans Madame Bertrand, Bertrand serait comme les autres, mais maintenant il y a quelque chose de nouveau. Il a retrouvé sa condition première… Voilà qu’il a redécouvert les vraies richesses, celles qui permettent la générosité parce qu’elles sont inépuisables, celles qui permettent de penser aux autres. Il s’est débarrassé d’un seul coup de cette fausse intelligence dont on l’avait embarrassé et il est revenu à la simplicité.
... "

Conclusion
 
          - Paul -

Mes Frères, nous arrivons au terme de ce dialogue, qui pour nous deux a été précieux. Son élaboration a été lente mais ordonnée. Chacun a profité des connaissances de l’autre, orientant les recherches vers un objectif commun : nous instruire et vous faire partager nos pensées, notre enthousiasme pour cette nourriture essentielle de l’humanité, tout au moins, celle qui relève de la culture du blé.
 
          - Jean -
Il est temps de conclure en remarquant, que si le thème ne se réfère pas strictement à la symbolique maçonnique, en revanche, avant Midi et après Minuit, les ouvriers ont besoin de se restaurer pour pouvoir continuer avec ardeur la construction de l’Edifice. C’est bien la signification donnée à la Loge de Table durant laquelle les ouvriers, contents et satisfaits, rompent le pain et boivent le vin, comme un gage de leur fraternité en action. Et c’est ainsi
 que nous vivrons, j’en suis certain, l’Agape en Loge qui clôturera cette Tenue.
 
          - Paul -
Il est temps de conclure en effet, eu égard à nos appétits et à l’effort d’attention qui vous a été demandé. Pour compléter mes Frères, je dirais encore qu’effectivement, le pain n’est pas consommé entre Midi et Minuit. Par contre, c’est alors une autre nourriture dont il est question, celle du savoir initiatique, exprimée par le langage symbolique.  Durant ce temps sacré, rien de ce qui nourrit, de ce qui enrichit l’homme spirituellement, ne peut nous être étranger. 

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