Obédience : NC Loge : NC 23/02/2010


Le taureau sacré

A la cinquo de la tarde, il est midi dans le cercle où des animistes, hommes de la préhistoire, en cérémonie, se questionnent sur la transmission en eux-mêmes de la force d’une bête, de cet animal fascinant qui est tout ensemble : leur cohabitant, leur nourriture et leur crainte.
L’homme s’efforce de transcender sa carcasse et de donner un sens supérieur à la plus médiocre, à la plus hasardeuse des aventures, à ce drame d’être et de n’être rien, contre lequel son orgueil se révolte. Les rites ont pour finalité de pallier les déficiences de l’instinct chez l’homme.
Il est inhumain de tuer un animal par simple amusement, c’est un fait et tout être bien portant s’y accorde. Mais ne pas comprendre, ou pis, ne pas vouloir admettre l’acte lointain vital et symbolique que recouvre l’événement sacrificiel qui réactualise un rite apparaissant à l’ère de la pierre taillée est, pour le moins, une lacune de la connaissance. C’est avec cette méconnaissance, plus ou moins feinte, que les abolitionnistes de la corrida orientent le débat. Les protecteurs, quant à eux, la défende avec trop souvent des arguments superficiels tels que la tradition. Alors qu’il s’agit de la perpétuation de nos rites sacrés les plus anciens que sont : la chasse nourricière, le culte pour l’adversaire, la fascination amoureuse. Comme s’il s’agissait d’un sacré inconscient que seuls quelques intellectuels parvenaient à  décrire. Bien qu’il en soit bien lointain ce rite est défendu avec les mêmes arguments que le match de foot, la chasse du dimanche ou le repas de famille. Alors qu’on est dans un culte, un rituel. L’homme parvenant, s’il en est, au terme de son évolution aura-t-il aboli le sacrifice divin et nourricier ? Probablement, si il parvient à ce terme. Unissons-nous dans une pensée émue contre l’abattage froid, méthodique et fatal du poulet élevé en batterie ou du jeûne des escargots. J’accorde toutefois une dérogation aux végétariens d’aujourd’hui, et à eux seuls, par égard à leur sincérité. On accepte, donc on reconnait, sa pratique alimentaire. Il faut tuer pour manger.

Le taureau est une nourriture pour les omnivores que nous sommes et nous verrons que de lui peuvent naître les autres nourritures terrestres. Il est normal qu’il soit depuis si longtemps symbole de force et de fertilité. Nous nous éloignons, par notre incontrôlable modernité, de nos mythes référents  depuis la nuit des temps. Nous pouvons où nous en réjouir, où le déplorer. En ce qui me concerne, je m’en inquiète comme on s’inquiète d’un avenir échappant à nos anticipations. La corrida est la perpétuation d’un culte majeur des sociétés humaines. En tuant le taureau, archétype de l’homme primitif non évolué, le matador fait naître l’homme nouveau.

A cinq heures de l’après-midi
Luttent la colombe et le léopard.

Le culte taurin s’enracinera en Mésopotamie et s’étendra sur toutes les sociétés méditerranéennes. Mais bien avant cela nos ancêtres seront pris du syndrome des cornes. Datant du paléolithique, dans l’Ariège, à la grotte des trois frères, une image représente un homme au milieu d’animaux qu’il semble dominé, il est  recouvert de la peau d’un cerf et porte ses cornes sur la tête. Le cerf a été tué, il a nourri ses chasseurs qui se sont appropriés sa force et son esprit. Victime divine, corps sacrificiel, dieu incarné. L’animal devient symbole et dieu, c’est ainsi que l’interprète, encore, le chaman. Le culte des cervidés, à l’exception de certaines peuplades subsistants d’avantage au septentrion là où il n’y a pas de bovidés, laissera sa place au taureau dès le néolithique avec l’apparition de la déesse-mère, symbole de fertilité et du dieu taureau, symbole de virilité. Ces deux figures divines sont incontournables et se retrouvent pratiquement dans toutes les civilisations. La grande déesse-mère était, à l’origine, une divinité ambivalente, androgyne, avant l’apparition du Dieu Cornu et la vénération exclusive que lui voueront les chasseurs une fois inventé l’arc. Cette androgynie est encore présente dans la corrida contemporaine.
Exception au culte du taureau, ailleurs qu’au septentrion, le Japon vénère le symbole du qilin, (ou kilin). C’est un animal composite fabuleux issu de la mythologie chinoise possédant plusieurs apparences. Il tient généralement un peu du cerf et du cheval, possède un pelage, des écailles ou les deux, et une paire de cornes ou une corne unique semblable à celle du cerf.

A Lascaux et Altamira, il y a quelques 18 à 20 mille années, par ses expressions graphiques, l’homme nous décrit sa fascination et sa crainte du taureau, de sa force, de son énergie. Il est déjà symbole de la fertilité de l’homme et de la terre nourricière. Le Dieu Cornu est la divinité depuis la Préhistoire jusqu’à l’avènement du christianisme, qui soucieux de détruire le paganisme, en fera son adversaire : le diable.
Au néolithique dans les premiers bourgs (5500 avant zéro), Hacilar, çatal Hüyük et Tell Halaf, en actuelle Anatolie, la principale divinité est une jeune femme donnant naissance à un enfant ou un taureau. La divinité masculine apparait sous la forme d’un adolescent, fils ou amant de la déesse. Dans l’empire des Hittites, sur le même territoire, 2000 ans ont passés et les cornes du taureau supportent le Monde et sont piliers de l’Univers.
 
Eclosion et enracinement donc du culte du taureau en Mésopotamie, ce territoire où les chasseurs-cueilleurs vont s’incliner peu à peu devant les créateurs de l’Histoire. Avant l’an zéro, vers 9000, ils découvrent l’agriculture. L’élevage 10 siècles plus tard. Ils bâtissent des villes à partir de 6500. Ils inventent, dans la foulée en moins de 3000 ans, le commerce, la roue, le calcul, l’astronomie, la mesure du temps et l’écriture. Ils inventent, dit-on, la Civilisation, l’Histoire.
          
LES LEGENDES ET LES RELIGIONS

« Gilgamesh et le taureau céleste ». La déesse Ishtar est amoureuse de Gilgamesh qui revient à Uruk, elle lui propose le mariage. Il la rejette en l’insultant. Le père de la déesse créé le Taureau Céleste charger de démolir Uruk afin de venger sa fille. Il craint cependant que les dégâts n’occasionnent sept années de famine et conseille à sa fille d’amonceler le grain et faire abonder la verdure. Le taureau lâché dans Uruk endommage sérieusement la ville. Enkidu, le fidèle compagnon de Gilgamesh saisit l’animal céleste par les cornes et le retourne en le tirant par la queue face à son ami  qui plonge son glaive entre la corne et la nuque. Il offre le cœur à Shamash, le dieu Soleil. Une patte du taureau est lancée au visage d’Ishtar. Les cornes de la victime sont décorées d’or et de lazulite que le héros offre à son père, Lugalbanda. Et les deux compagnons vont se laver les mains dans l’Euphrate avant d’aller faire la fête au palais.

La civilisation, l’histoire, commence donc il est dit, à Sumer il y a quelques 5000 années. L’insigne caractéristique des êtres divins est la tiare à cornes. Le symbolisme du taureau attesté depuis le Néolithique s’y est transmis sans interruption. Des sculptures à corps d’homme et tête de taureau gardent les portes des temples, des palais et des villes. Leur rôle étant de repousser les mauvais esprits, l’antithèse du christianisme pour qui l’homme cornu est vecteur du mal.
 Cinq siècles avant zéro, sous le règne du redoutable Nabuchodonosor, nait le taureau ailé de Khorsabad, chimère à tête d’homme, corps de lion, pattes de taureau et ailes d’aigle. Un grand assemblage censé réunir les vertus de chacun des quatre composants. Ezéchiel, sous l’influence du dieu des juifs, lui rajoute des roues, dans chacune desquelles il y inscrit les quatre faces : l’homme, le lion, le taureau et l’aigle. Cette vision servira plus tard, bien plus tard, aux attributs des quatre évangélistes : St Mathieu l’homme, St Marc le lion, St Luc le taureau (ou bœuf), St Jean l’aigle. Nous avons là un excellent exemple de transmission, sinon de récupération des symboles à travers l’histoire de l’homme. L’essentiel ayant déjà été dit, il l’adapte aux nécessités de l’espace et du temps. Nous l’adaptons, le perdurons, ou le transformons, c’est notre participation à l’Histoire.

Le barbare taurobole décrit un prêtre couché dans une fosse recouverte d’une claie sur laquelle est égorgé un taureau (ou un bison ?) dont le sang arrose et abreuve le prêtre. Ce récit est attribué ou à l’Atlantide ou à un culte chrétien du troisième siècle de notre ère. La cérémonie est pratiquée aux solstices et aux équinoxes. L’animal est chassé avec comme seules armes, l’épieu et la corde.

Apis le taureau égyptien est né des amours d’une génisse et du dieu Ptah, créateur de toute vie. Il est le protecteur de Memphis. Il est décoré de quelques signes qui ont autant d’importance que son histoire. Il est noir, une tache blanche triangulaire sur le front, des taches blanches sur le dos évocatrices du vautour (ou de l’aigle) et un croissant de lune (ou un scarabée) sur le flanc droit et une queue double. Il est, lui aussi, symbole de force et de fécondité. Il fut d’abord associé à Rê en portant le Soleil rouge entre les cornes. Puis il fut associé à Osiris, dieu funéraire. Son intronisation et ses funérailles sont célébrés dans le faste. Il est embaumé et dispose d’un caveau.

A cinq heures de l’après-midi
Ossements et flûtes sonnent à son oreille

Le Minotaure est la chimère déterminante du combat de l’homme et du taureau dans l’antiquité grecque. Ce mythe concentre en lui nombre de rites, de superstitions, de symboles qui parviennent jusqu’à nous par différentes religions, lois et sciences. Il contient la crainte et l’audace, la passion amoureuse et l’inceste, le triomphe de soi, l’anthropophagie, l’inconscient, la trahison et la punition.
Minos refuse de sacrifier un taureau blanc à Poséidon. Son épouse Pasiphaé s’accouple avec le taureau et elle en conçoit un être à corps d’homme et à tête de taureau. Epouvanté par cette création Minos fait construire par Dédale un palais aux nombreux couloirs, le Labyrinthe, et y enferme le Minotaure. Le monstre ne se nourrit que de chaire humaine. Annuellement il dévore sept garçons et sept filles d’Athènes. Les athéniens chargent Thésée de tuer le Minotaure. Minos et Pasiphaé ont une fille, Ariane, qui est amoureuse de Thésée. Elle remet à son amoureux un fil pour qu’il puisse retrouver son chemin dans le labyrinthe. Thésée combat le Minotaure et le tue.
Selon Georges Bataille le Minotaure est la naissance de l’homme à partir de l’animalité et pour retrouver son caractère sacré, l’homme doit replonger dans l’animalité. Cela vaut aussi pour notre contemporaine corrida.

Mithra, peut être considérée, comme nous le verrons plus loin comme un des mythes fondateurs de la F.°.M.°., était associé au taureau. Son origine est indo-iranienne où il est protecteur des justes et conquit l’Assyrie au VIIème siècle avant zéro. Au VIème siècle il devient le dieu du soleil (Hélios) et s’introduit dans les provinces romaines où des temples lui sont dédiés du IIème au VIème siècle après zéro. Par souci de paix intérieur l’empereur Constantin déclare le Christianisme comme religion d’état, portant un coup mortel à son plus vif concurrent le Mithraïsme et les disciples s’en accommodent, en adorant les mêmes dieux sous d’autres noms. Ernest Renan écrivit : « Si le christianisme eut été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eut été mithraïste ». Mithra, fils de Dieu, nait d’une vierge dans une grotte un 25 décembre, il devient homme pour racheter nos péchés. Il fut baptisé dans le sang d’un taureau. Il eu 12 disciples. Son nom signifie : ou ami, ou contrat, ou rédempteur, ou messie, ou sauveur. Il ressuscite de sa mort et sort de son tombeau 3 jours après son trépas. Il est particulièrement célébré à une période du printemps qui deviendra « les fêtes de Pâques ». Il porte un bonnet phrygien. Au Louvre une sculpture le représente sacrifiant un taureau en présence de la Lune et du Soleil. Un chien et un serpent boivent le sang qui sort de la plaie de la bête et un scorpion lui pince les testicules. Mithra est considéré comme l’esprit du bien, dieu de lumière et de sagesse, ordonnateur du monde. Du corps agonisant du taureau divin jaillirent toutes les plantes et animaux bénéfiques à la race humaine, de sa moelle épinière germe le blé et de son sang, la vigne. En reproduisant ce sacrifice les initiés bénéficient de l’immortalité, ils pratiquent ces mystères dans des grottes. Le taureau était égorgé, cuisiné et mangé avec du pain et du vin et ce, à la même époque où se déroulaient les premiers rites chrétiens. La chair du taureau est sacrée et, en cela, s’apparente à l’eucharistie. Au centre de la liturgie des banquets, Mithra poursuit le taureau, s’agrippe à lui, le garrotte, le traîne jusqu’à l’antre où il est frappé au cœur par l’épaule gauche. Le sacrifice représente la victoire de la vie sur les forces du mal. Après l’immolation du taureau, Mithra était monté sur le char du Soleil.
Le mithraïsme était un culte secret réservé aux hommes. Le candidat  était interrogé, sondé et informé du mythe et des rituels. Puis il subissait, les yeux bandés des épreuves de résistance au feu et au froid et à des simulacres de mort. Chaque grade était assimilé à une planète et à des responsabilités. A chaque grade correspondait un costume. Ils se partageaient un repas à la suite du sacrifice rituel. Juillet était le mois de Mithra. Les équinoxes étaient jours fériés.

Les adeptes vivaient en communauté, on attachait de l’importance à l’âme  dont le corps n’était que le véhicule. On y aimait ni la propriété, ni le pouvoir. A sept ans, l’adepte portait la ceinture de la pureté, à quinze la tunique blanche et à trente trois ans il devait choisir, demeurer dans la société ou devenir prêtre. Dans le cas du choix second, il devait affronter le taureau, le tuer, manger sa chair et boire son sang. Ce rite sanglant fut par la suite remplacé par un repas symbolique de pains ronds représentant le corps et la terre, marqués de croix de cendre qui symbolisait, elle, le feu et le sang. Il existait douze degrés initiatiques dont chacun représentait un animal, le second était celui du taureau. Ils étaient ouverts à tous. Le néophyte ou le plus grand initié avaient droit aux mêmes égards. 
 
A cinq heures de l’après-midi
La mort mit des œufs dans la blessure

Il serait long et nous éloignerai du sujet choisi, de conter toutes les légendes des bovidés sacrés à travers les histoires de l’humanité. Il en serait de même de décrire tous les jeux taurins existants ou ayant existé, mais nous pourrons en discuter après cet exposé. Je m’en tiendrai au seul qui se concrétise, au présent par le sacrifice, la corrida. Si le jeu est « pour de faux », le rite, lui, est « pour de vrai ».

Ce sont les Romains qui familiarisèrent les peuples de la péninsule ibérique à l’immolation et le combat avec le taureau. Ces combats se livraient soit à pied, soit à cheval. C’est avec peu de changement que ces jeux traverseront le Moyen Age et la Renaissance. Et au XIXème siècle, par conventions et protocoles, nait la tauromachie actuelle qui prend ses formes dès le XIème siècle. Les taureaux sont combattus à cheval par des nobles espagnols en démonstration de leur prestige social jusqu’au XVIIème siècle avec la lanzada (la lance) et le rejon (courtes lances tenues à bout de bras). Au XVIIIème siècle arrive au pouvoir le bourbon Philippe V qui ne goute pas du tout la corrida. Les nobles parrainent alors de jeunes seigneurs et le taureau est combattu à pied. A cette même époque, dans les milieux populaires on tue aussi le taureau en public en s’amusant de lui. On détourne sa charge au moyen d’une étoffe et la mort se concrétise souvent par d’innombrables coups de lances et de harpons. Si l’animal résiste à la mort, la foule s’en mêle et même les chiens ont le droit de jouer.
En ce XVIIème siècle Séville est la place déterminante de la corrida moderne. C’est depuis ses abattoirs, lieu de convergence des populations rurales et urbaines, là où la foule s’installe sur les toits pour assister aux combats, au milieu de la crasse et de la puanteur, des employés bouchers contre les taureaux. Là se forment les premiers grands toréros. Les premiers maestros étaient des employés d’abattoirs. La pratique façonne les techniques et vont voir apparaître la cape et la muleta. Philippe V est alors contraint de faire des concessions et en 1750 la corrida est reconnue. Il en donne le contrôle à la Maestranza formée des vieux lignages de Séville.

Le taureau restera l’ambassadeur extraordinaire de la mort. Cette mort est le centre du spectacle. Les droits se perdent où se retrouvent selon que l’homme accepte ou n’accepte pas l’architecture du temple. Etrange géométrie mouvante assignant un terrain au taureau et un terrain à l’homme. L’homme se doit de penser comme l’animal et l’animal cherchera à penser comme l’homme. La présence de la mort est accompagnée de la peur, de l’audace et de l’amour. La haine et la violence sont absentes. On peut alors comprendre, le pouvoir exorciste et pacifiant de la corrida et sans doute une raison de la proroger.

A la cinquo de la tarde, il est midi sur la plazza.
En Espagne, la seule chose qui commence à l’heure, c’est la corrida.
Comme tout rituel, elle a une organisation stricte, rigoureuse dans son ordre du jour, sa scénographie et ses symboles. Au point de reprocher à Dieu lui-même d’amener parfois la pluie, le vent ou le froid. Toute corrida à sa propre histoire, elle n’est jamais la copie d’une autre. Chacun des participants y a sa singularité du jour, qu’il soit spectateur, jury, auxiliaire, torero, cheval ou taureau. Trois couleurs distinctes, sur un fond de sable éblouissant focalisent notre regard : le rouge, le noir et l’or. Cette palette en mouvement est au seul plaisir du spectateur, le taureau ne distingue pas les couleurs, il n’observe et ne réagi qu’aux seuls mouvements.

Le rouge est fort, excitant, saillant. C’est le signe du présent, de la chaleur et de la vie. C’est la couleur qui a le plus d’impact sur nos fonctions physiologiques : joie, passion, sensualité, désir. La couleur du sang est guerre, colère, violence, agressivité.
Le noir est élégance et autorité, autant que pêché, mort, deuil et abandon.

L’or, comme l’argent est immortalité, richesse et gloire. Il capte les rayons  du Soleil et les renvoie au public.
Le taureau peut avoir trois ans, c’est un novillo et il est combattu par de jeunes toréros, les novilleros. Il a quatre ou cinq ans et est combattu par des matadors confirmés. Pour atteindre l’âge de sept ans et plus, il lui aura fallu livrer un combat exceptionnel et être gracié. Et comble de reconnaissance il pourra devenir semental, c'est-à-dire étalon.
Le taureau entrant dans une arène est vierge et connait assez peu l’homme.   
Comme le théâtre est l’alchimie du triple alliage de l’auteur, de l’acteur et du spectateur, la corrida est l’alchimie du taureau, du torero et de l’aficionado. Le théâtre, comme la corrida, ne peuvent évoluer que dans un cadre stricte, la magie est tributaire du respect de l’espace-temps circonscrit.

La plazza est ronde, de 50 mètres de diamètre à l’exception des amphithéâtres romains de forme elliptique. Elle est lieu de convergence, de communion, d’autel de sacrifice. Une ligne médiane instable et régulière la sépare par l’ombre et le soleil, ligne démarcative des classes sociales. Les places proches du spectacle et situées à l’ombre sont les plus onéreuses.
Si dans l’Espagne très catholique les corridas honoraient les saints ou les monarques, elles sont aujourd’hui célébrées à l’occasion de fêtes plus païennes, la Feria, quoique répondant toujours au calendrier des saints chrétiens.
Plus un territoire est réputé sobre et sérieux, plus le défoulement se libère. Le cas est notoire à Pampelune en Navarre. L’orgie païenne est dans la rue et dans les bodegas et elle n’est pas sans faire penser à Carnaval, là où le peuple pouvait se permettre d’être libre.
La corrida dans son évolution est tributaire, elle aussi, d’un processus d’intellectualisation du jeu, plus il se codifie, plus il se ritualise. De cruelle et sanglante, par l’esthétisme elle est devenue un art pur inspirant les artistes.

Une corrida commence par la présentation en ordre et en musique des participants à l’exception des taureaux et pour cause, c’est le paseo. La musique est toujours un paso doble, musique festive de stimulante communion. C’est dans la joie que nous allons au spectacle de mort. C’est dans la joie que nous acclameront la victoire de l’homme nouveau sur la bête primitive. Il est très souvent joué « Toréador » de Carmen de Georges Bizet. Il y a trois matadors, voir deux ou même un seul, mais toujours six taureaux.  L’heure est respectée scrupuleusement. Une minute de retard et c’est la bronca. La présentation des cartels, soit les équipes, est autant stricte. En tête les deux alguazils à cheval, commissaires de la présidence, vêtus de noir avec un plumet bleu blanc rouge sur leur bicorne. En deuxième ligne les matadors, à gauche le plus ancien, à droite le deuxième et au milieu le plus jeune. Si ce dernier n’est pas coiffé de sa montera c’est qu’il toréé pour la première fois en cette catégorie. En troisième ligne, les neuf peones, trois par matador. Eux aussi entrent par ordre d’ancienneté. En quatrième, les six picadors sur leurs montures caparaçonnées. En cinquième ligne, les areneros ou garçons de piste. Et enfin le train d’arrastre, les mules attelées qui auront pour charge d’évacuer les carcasses des taureaux morts en laissant une longue trainée amorcée d’une boucle sur le sable ensanglanté. Arrive l’heure du combat, la lidia, qui se déroulera en tercios.

Premier tercio : La présentation à la cape afin d’évaluer le comportement du taureau et présentation à la pique tant récriée. Teste de la bravoure, mais qui a aussi pour fonction le sectionnement d’un tendon destiné à lui faire baisser la tête, afin de permettre ses passages sous la muleta et les bras du matador.

Deuxième tercio : La pose des banderilles. Cette séquence de la corrida est destinée à exciter un peu plus l’animal, elle est plus sportive et festive que les autres séquences. Les banderilles sont enveloppées de papier de couleurs qui retomberont et se maculeront de sang sur les épaules du taureau.

Troisième tercio : La mise à mort. Un homme de 60 à 80 kg dans des vêtements moulants d’une couleur délicieusement choisie rehaussée de fil d’or, porte des bas roses et des  zapatillas. Un ensemble sexuellement équivoque. Cet être cherchera à sortir indemne d’une épreuve dont le prestige est plus fort que la crainte qu’il en éprouve. La mort changera de camp, elle basculera de la force brutale de l’animal au mental de l’homme. Si le torero porte les brillantes couleurs, à la fin de l’acte d’amour il faudra un changement de sexe et devenir le mâle qui tue. Ou peut-être est-ce la loi des insectes lorsque la femelle dévore le mâle après l’accouplement ? Mais alors, qui des deux est le mâle chez ces deux adversaires qui tour à tour se féminisent et reprennent leurs virilités ?

Il tient dans une main une étoffe rouge sang et invite le dieu noir de 400 à 600 kg à se confronter à lui jusqu’à la mort, c’est la faena. Voluptueux corps à corps qui s’enroule, se frôle et se caresse et qui s’achève la plupart du temps par le sacrifice du taureau par l’estocade.  L’espada de 85 cm de long est plantée dans la croix, à hauteur du garrot entre la colonne vertébrale et l’omoplate droite, jusqu’au cœur. Il est achevé par la puntilla, un large poignard qui lui détruit le cervelet et un peu de sa moelle épinière. Ainsi s’achève les noces funèbres qu’entoure un anneau nuptial.
Le public et le jury évalueront les éléments du spectacle sur quelques points précis : le courage de l’homme, la bravoure de l’animal, l’autorité de l’homme sur l’animal, l’élégance et l’efficacité. La manière et la sincérité auront, auprès des aficionados, plus d’importance que le faste. Les spectateurs demanderont au président des trophées : une oreille, deux oreilles, deux oreilles et la queue, obligeant le matador au salut du public par un tour de piste sous des lancés de fleurs et de chapeaux. Si la prestation est moins convaincante, mais honorable, l’artiste sera invité à saluer, soit à la barrière, soit au tiers de la piste, soit au milieu et même faire un tour de piste. Dans les cas de prestations moins bonnes, le silence est la norme du mécontentement. Dans les cas de mauvaises appréciations, la bronca est de mise. Et si un matador a été particulièrement brillant, il quittera les arènes par la grande porte sur les épaules d’admirateurs. Ainsi triomphe l’homme nouveau sur la force brutale.

La corrida n’est pas une distraction mais un cérémonial, une machine à faire des dieux. La race humaine s’est inventée une tragédie et distribuée le 1er rôle. Nous ne sortirons pas indemne d’un monde qui nous berne et dont les perspectives nous conduisent à la mort.

Olé !
 
Mes remerciements à Joey Trentadue, Mireille Didrit, Georges Bataille, Henri Bergson, Federico Garcia Lorca, aux anonymes de la toile et surtout à Jean Cocteau.

J\-L\ L\


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