Obédience : NC Loge : NC Date : NC

 

Le Sacré en Franc-Maçonnerie

Sacré est un mot d'usage courant aujourd'hui : les dirigeants de Pékin qualifient Hong Kong de « parcelle sacrée du territoire national », on donne des concerts de musique sacrée, les syndicats défendent les acquis sociaux, « héritage sacré des luttes ouvrières », Bernard Tapie est un sacré truand. La victoire à Roland Garros est un sacre pour Yannick Noah comme son élection à la présidence de l'UDF pour François Léotard.

Voilà bien des emplois aux multiples nuances. Demandons aux dictionnaires de nous éclairer un peu. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande propose trois sens différents :
A) (au sens fort et général) qui appartient à un ordre de choses séparé, réservé, inviolable ; qui doit être l'objet d'un respect religieux de la part d'un groupe de croyant.
B) (au sens moral, très usuel) « le caractère sacré de la personne humaine ». Il s'y ajoute dans cette acception, l'idée d'une valeur absolue, incomparable.
C) (en un sens plus faible et plus spécialisé) qui appartient au culte : « la musique sacrée ».
 
Le Grand Robert donne ces trois sens avec sensiblement les mêmes explications. Il y ajoute un emploi de l'adjectif antéposé emphatique et à l'origine péjoratif (c'est le caractère emphatique qui a pris le dessus aujourd'hui). Il l'explique par le double sens du mot latin sacer, étymologie de sacré. Ce mot se traduit en effet aussi bien par « maudit » que par « sacré ».
Ce double sens est un indice de l'ambiguïté, de l'ambivalence de la notion de sacré. Comme le dit Durckheim, « il y a de l'horreur dans le respect religieux, surtout quand il est très intense, et la crainte qu'inspirent les puissances malignes n'est généralement pas sans avoir quelque caractère révérenciel... Entre ces deux formes opposées, il n'y a pas solution de continuité, mais un même objet peut passer de l'une à l'autre sans changer de nature. C'est dans la possibilité de ces transmutations que consiste l'ambiguïté du sacré. »

Le caractère général qu'on retrouve dans toutes les formes du sacré, c'est son opposition au profane. Le sacré est fondamentalement différent, tout autre. Le profane est le domaine de la vie ordinaire de chaque homme, le sacré un domaine où il ressent un sentiment de dépendance, où il ne peut agir librement, où ses actions engagent toute sa personne. C'est que le sacré est souvent perçu comme dangereux, plein d'une énergie considérable qui ne demande qu'à s'épandre au dehors, quitte à foudroyer celui qui serait malencontreusement venu à son contact. Réciproquement le contact du profane vide le sacré de son énergie, le rend inefficace. Il convient donc de séparer soigneusement, de façon étanche, le domaine du sacré et celui du profane. L'un et l'autre en effet sont indispensables à la vie: le sacré est la source de la vie, et le profane le milieu où elle se développe. Ces deux milieux ne peuvent garder leurs qualité respectives qu'en demeurant soigneusement distincts, car tout contact est fatal à l'un comme à l'autre.

Le sacré contient une énergie difficile à manier, dangereuse même. Ses rapports avec le profane qui en a besoin sont réglés avec précision par des rites qui définissent les conditions de contact et de va-et-vient d'un domaine à l'autre, alors que des interdits comme les tabous polynésiens assurent la séparation ordinaire des deux mondes.
Ne pas respecter ces interdits, mélanger le profane et le sacré, c'est contrevenir à l'ordre du monde, troubler l'ordonnancement du cosmos, retourner au chaos. Cela est vrai aussi bien des interdits sociaux, car dans la pensée traditionnelle la société et la nature sont si intimement liées que tout ce qui perturbe l'une trouble l'autre. C'est pourquoi on trouve dans ces sociétés traditionnelles de nombreux interdits de mélange.

Mais cet ordre du monde protégé à coup d'interdits a besoin périodiquement d'être régénéré, recréé. C'est la fonction de la fête, plongeon dans une vie différente, moment de transgression des interdits souvent. Ce qui peut être considéré comme un défoulement collectif peut aussi être interprété comme un retour momentané au chaos primordial pour permettre un retour à un ordre du monde revigoré par cette nouvelle création.

René Girard a essayé de montrer que le sacré dans une société était le substitut ou l'incarnation de la violence fondatrice de tout groupe humain. Ce serait un procédé permettant de cantonner et de maîtriser la violence dans le groupe humain, par la médiation d'un bouc émissaire. Cette hypothèse rend bien compte de certains aspects du sacré, en particulier de son ambiguïté fondamentale : la violence, dangereuse dans le groupe, peut être bénéfique si elle est déplacée à l'extérieur ; le recours intempestif à la violence peut entraîner la destruction du groupe.

Cependant cette conception ne rend pas compte de la totalité du phénomène du sacré. Le sens du sacré peut en effet être vécu comme un appel, une quête du sens profond des choses, une rencontre avec le mystère du monde. La découverte d'une réalité absolue qui transcende ce monde-ci et le rend réel.

Dans cette conception du sacré, l'espace n'est pas homogène : il a un centre et une orientation, et le désir de l'homme est de vivre dans un espace sacré, c'est à dire dans le monde réel. Dans les sociétés traditionnelles qui vivent dans un tel système, il y a opposition entre leur territoire habité et l'espace inconnu qui les entoure, et qui forment respectivement un Cosmos et un Chaos. Ce monde intérieur ne devient cosmos qu'après avoir été consacré, transformé symboliquement par la répétition rituelle de la cosmogonie. C'est ainsi que de nombreux rituels de prise de possession d'une terre sont des répétitions des mythes de création. La terre inconnue est transformée en Cosmos, et un Axe du Monde rend sensible cette organisation de l'espace. L'homme des sociétés prémodernes aspire à vivre au centre du monde pour communiquer avec les Dieux… Sa maison, sa ville, son pays, sont « le nombril de la Terre ». Toute construction devient alors cosmologie : la maison, comme le village, comme le lieu de culte, représente l'univers.

Cette volonté de vivre dans un espace sacré, fait à l'image du monde des Dieux, va de pair avec une conception également inhomogène du temps. On distingue le temps profane du temps sacré : le premier est le temps ordinaire, témoin des actes sans signification religieuse ; le second est le temps des fêtes. Ce temps sacré est un temps suspendu, un retours au temps mythique de la création. La fête liturgique est la réactualisation d'un événement sacré, datant d'un passé mythique. Le temps sacré fait de ce temps mythique un éternel présent. La fête marque une rupture dans le temps profane comme le sanctuaire marque une rupture dans l'espace profane.

Cette dernière vision du sacré éveille bien des échos dans l'esprit du Franc-Maçon. Nous allons voir que la vie maçonnique est une certaine recherche du sacré. Nous observons en effet scrupuleusement certains rites, à l'image des hommes religieux des sociétés traditionnelles. Nos réunions se tiennent en un lieu que nous vérifions être séparé du monde, puisque nous vérifions, avant de commencer nos travaux, et c'est une condition indispensable pour les commencer, que nous sommes bien « à couvert ». Nous vérifions également que nul profane ne s'est mélangé aux frères, contaminant l'assemblée par l'irruption d'un étranger incapable de participer à notre conquête du sacré et la mettant donc en danger.

Après avoir vérifié ces conditions de séparation, de pureté pourrait-on dire, nous pouvons commencer nos rites proprement dits. Et ces rites sont très clairement des rites de consécration du lieu. Tout d'abord le Vénérable et les Surveillants répètent symboliquement le « Fiat Lux » de la Création en procédant à l'illumination progressive du Temple. Puis vient l'orientation du Temple en précisant la place des Surveillants et du Vénérable. La mention du mouvement du soleil indique l'identification du Temple avec le Cosmos. Enfin l'annonce de l'heure symbolique de midi nous invite à entrer dans un temps sacré, détaché du temps profane. Ainsi après avoir ouvert les travaux, le Vénérable Maître peut-il proclamer : « nous ne sommes plus dans le monde profane, nous avons laissé nos métaux à la porte du Temple ».
Au cours même des travaux, nous obéissons à de nombreux interdits et obligations : au moins concernant la forme de notre activité : port des décors, règles de déplacement, règles de prise de parole ou de silence. Si notre liberté d'expression est en principe totale, nous lui imposons un rigoureux respect de la forme.

De même la clôture des travaux respecte-t-elle un rituel précis pour permettre un retour tranquille vers le monde et le temps profanes après l'acmé que constitue la Chaîne d'union. C'est un retour ordonné à l'obscurité, après la proclamation que l'heure en est venue.
Ces rites sont donc bien des rites de communication avec le sacré. Mais de quel sacré s'agit-il ? Et quelle est leur efficacité ?

Pour des Francs-Maçons de Rite Écossais Ancien et Accepté, qui proclamons l'existence d'un principe créateur, qui fait de notre monde un Cosmos, il sera facile d'admettre que c'est la communion avec ce principe que nous recherchons au cours de nos tenues, communion qui nous permettra de trouver plus de cohérence dans notre vie, à l'image de la cohérence de la Loge.

C'est en effet une constatation d'expérience pour beaucoup de frères que ce sentiment de mieux être, d'allant, que nous ressentons à la fin d'une tenue réussie. Il est certain que la Loge, au cours de la tenue, peut dégager une puissance particulière, propre à cet instant intemporel. Nous avons l'habitude de l'appeler égrégore ; on pourrait employer le terme mélanésien de « mana ». Cet égrégore est une réalité spirituelle qui appartient au domaine du sacré. C'est lui que nous venons chercher en assistant aux tenues, c'est lui qui atteint son paroxysme au cours de la Chaîne d'union. Il est l'émanation du groupe, et de ce fait de qualité variable.

Cet égrégore est en effet une entité fragile. Il exige pour se faire sentir pleinement, un groupe en totale communion. Si les métaux ne sont pas restés à la porte, si les vanités et les rancœurs occupent toujours les esprits, cette construction collective qu'est l'accomplissement du rite risque fort de n'être qu'une coquille vide. Dans presque toutes les sociétés, la communication avec le sacré exige une préparation spéciale : jeûne, abstinence, méditation. Aussi ne pouvons-nous espérer avoir accès au sacré sans effort de notre part. Outre l'obligation de se trouver en harmonie avec l'ensemble, cet accès nous demande une démarche positive pour nous rendre réceptifs : l'indifférence peut tuer l'égrégore presque aussi bien que l'animosité.

Cette démarche de chacun pour plus de réceptivité explique la nécessité de soumettre la prise de parole à des règles strictes : des paroles inconsidérées seront peut-être plus vivement perçues au cours d'une tenue que dans la vie profane et ferons bien plus mal ; mais en revanche la tenue permet aussi d'accepter des mots qui ne passeraient pas dans le monde profane, précisément grâce à notre effort d'écoute et de compréhension d'autrui.

Une particularité de notre contact avec le sacré, c'est qu'il n'est pas sensible de la même façon à tout le monde. Il y a des frères qui pensent ne jamais le ressentir. Cela ne veut pas dire que la Franc-Maçonnerie, ni même notre rite, n'ait pas de sens pour eux. Ces frères peuvent apprécier une réunion conviviale, chaleureuse entre frères sans éprouver le sentiment de contact avec une force transcendante : le sentiment d'appartenance à un groupe solidaire est une forme d'accès au sacré, et peut-être la fréquentation attentive des tenues leur permettra de prolonger leur expérience. Ce sentiment peut d'ailleurs largement leur suffire et leur permettre de profiter à leur manière de la chaîne d'union et donc de l'enrichir également à leur manière. La Franc-Maçonnerie, pour être universelle, se doit d'être une auberge espagnole où chacun trouve à la mesure de ce qu'il y apporte et donc de ce qu'il est. L'important est que les frères restent réceptifs, chacun à sa façon, suffisamment concentrés pour arriver à élaborer cette entité psychique qui leur insufflera une énergie nouvelle dans leur vie profane.


3079-6 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \