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La pensée de Wang Fuzhi (1) et le processus initiatique lié à la Franc-Maçonnerie

L’apprenti reçu compagnon au Rite Écossais Ancien & Accepté est conduit devant un cartouche où sont inscrits les noms des sept Arts libéraux. Les trois premiers sont : Grammaire, Rhétorique et Logique. L’accent n’est généralement pas assez porté sur la signification de l’ordre adopté dans l’énoncé de ces Arts et sur la position de ce cartouche, au pied de la colonne Sagesse. Ceci n’a rien de fortuit. La Sagesse est la toute première des trois lumières qui entourent le pavé mosaïque et éclairent le Temple-Homme, symbolisant la structure intellectuelle et spirituelle de l’individu.

La Grammaire est l’épine dorsale de nos structures de langue et de pensée indo-européennes, et la forme discursive en est la Logique en tant qu’étude des formes et des lois générales du raisonnement. Tout y est organisé selon un schéma dont nous ne sommes d’ailleurs pas toujours conscients. Les verbes se conjuguent, les substantifs ont des genres, les adjectifs s’accordent et les pronoms se déclinent, selon une règle bien connue des écoliers : « l’analyse logique ». La Rhétorique est axée sur le verbe, l’éloquence, sorte de « mise en musique » de la pensée organisée par la grammaire ; elle tend à convaincre, à émouvoir. Au pied de la Sagesse donc : la Grammaire, la Rhétorique, la Logique propres à la pensée discursive.

Pensée discursive et pensée combinatoire

Cette pensée discursive occidentale est tout entière assise sur le socle du triptyque Socrate, Platon, Aristote, les « Trois Grandes Lumières » de la philosophie occidentale. Indéniable en effet et jusqu’à nos jours - l’influence de la Logique d’Aristote, si déterminante en son temps sur la scolastique médiévale. Tout en découle. L’« occidentalisme » dont nous sommes héritiers est issu de la Tradition gréco-latine ; l’arbre abrahamique en est le cadre spirituel et religieux. L’aspect judéo-chrétien de l’ensemble des rites pratiqués dans la Franc-Maçonnerie achève d’assurer à la démarche que nous connaissons une structure occidentale fondamentale. Dès lors, on peut s’interroger si l’étude -superficielle s’entend -d’une forme traditionnelle, diamétralement opposée, présenterait un quelconque intérêt. En effet, méconnaître d’autres formes de pensée ne serait-il pas un peu comme marcher sur une seule jambe ? Nous verrions alors que notre « symbolisme » maçonnique, comme structure métaphysique et interprétation voilée d’une démarche intérieure, relève peut-être davantage de la pensée combinatoire que de la logique discursive.

Le logos (Verbe, Souffle, donc Parole), donc la langue, puis l’écriture, reflètent la structure de pensée propre à une culture. La nôtre, on vient de le voir, relève du discours. À cela s’oppose (ou peut-être complète) la pensée combinatoire propre aux cultures asiatiques, plus spécifiquement à la tradition chinoise. Précisons ici que ces deux types de pensée (discursive et combinatoire) ne se rencontrent nulle part, n’ont rien en commun, et qu’il est difficile, voire impossible, à un intellectuel occidental en dépit de louables efforts - de la même manière qu’à l’inverse ce le serait à un intellectuel chinois - de se référer à une philosophie dont il est isolé. Il semble qu’il y ait depuis des siècles de la part des spécialistes occidentaux les plus renommés une complète fermeture à « l’esprit » de la seconde langue mondiale et à sa philosophie multimillénaire. Matteo Ricci s. j., célèbre sinologue de la compagnie de Jésus qui séjourna en Chine plusieurs dizaines d’années au XVIIe siècle, auteur d’un dictionnaire latin-chinois, écrivait : « Comme c’est un fait qu’ils (les Chinois) ne connaissent aucune dialectique, ils disent et écrivent toute chose non de façon scientifique, mais confuse, au moyen de jugements et discours divers, autant qu’ils peuvent comprendre par la lumière naturelle ». (2) À quoi l’on peut ajouter ces mots extraits de : De l’origine du langage d’Ernest Renan faisant l’apologie des langues indo-européennes à l’opposé de la langue chinoise qu’il qualifiait de : « inorganique et incomplète, image de la sécheresse d’esprit et de cœur qui caractérise la race chinoise » pour finir par : « la langue chinoise exclut toute philosophie, toute science, toute religion, dans le sens où nous entendons ces mots. Dieu n’y a pas de nom…! » (3)

Rigueur de la pensée combinatoire

Heureusement des études plus récentes nous ont fait découvrir une langue chinoise d’une grande rigueur. « Sa syntaxe n’admet aucune exception, les compléments venant toujours après les termes en fonction verbale et les déterminants avant les déterminés, ce qui, avec un très petit nombre d’outils grammaticaux, permet, grâce aux subordonnées et à la transformation des phrases en éléments nominaux, l’expression de relations d’idées très complexes » (4). Ainsi un mot quelconque peut fonctionner virtuellement, c’est-à-dire être successivement verbe, substantif, adjectif, adverbe, pronom, le sens de la phrase étant donné par le contexte et l’ordre des mots. Jacques Gernet (5) cite à cet égard une méthode d’apprentissage de l’écriture qui consistait à donner aux enfants, à une époque encore récente, des carrés de bois où étaient gravés des caractères d’écritures (idéogrammes), lesquels devaient servir à construire différentes phrases en les plaçant dans un ordre varié. « Tout est donc affaire en chinois de place et de combinaison, à la différence de cet enchaînement et de cet accord formel qui sont indispensables en grec et en latin ». Émile Durckheim le rappelle d’une autre manière : « On ne peut pas traiter les questions les plus élémentaires de grammaire sans toucher aux graves problèmes de logique » et de nombreux philosophes qui répugnent encore à reconnaître à la pensée chinoise une valeur philosophique démontrent simplement leur incapacité à sortir de la logique du raisonnement occidental. En outre, doit-on considérer en chinois la prééminence de l’écrit sur le parlé ; la Chine délaisse le discours (la Rhétorique) et mythifie l’écriture lui donnant une signification sacrée ; les idéogrammes chinois seraient les traces laissées par des pattes d’oiseaux et de quadrupèdes, comme une image de ce tout ce qui a été conçu dans l’univers. Les caractères chinois dans leur ensemble ne sont que combinaisons de caractère simples, pratiquement ad infinitum.

D’une manière sensiblement comparable, l’interprétation des symboles que nous connaissons s’inscrit dans une absence de logique qui devrait laisser libre toute interprétation personnelle. Ainsi, la symbolique selon Lacan propose-t-elle une voie vers la compréhension instinctive et inconsciente du sens. Examinons par exemple le symbolisme de l’Équerre d’une part, et celle du Compas de l’autre. Pris indépendamment, chaque « Grande Lumière » prend un sens particulier. Mais Équerre et Compas ont, à eux deux, des sens combinatoires où toute logique stricte disparaît, laissant à chacun sa propre herméneutique de la combinaison ; l’Équerre sur le Compas ; l’Équerre et le Compas entrelacés ; le Compas sur l’Équerre, enfin. La signification « générale » de l’Équerre et du Compas liée au carré et au cercle ne nous est pas étrangère. Si nous extrapolons en recherchant une signification sémiologique des deux termes : le carré est la terre, le cercle est le ciel, mais aussi respectivement esprit et matière. Sachons ici qu’il n’y a pas, dans les traditions chinoises, de « rupture » entre esprit et matière telle que nous l’entendons dans les traditions occidentales, mais passage de l’un à l’autre par une gradation insensible. Ajoutons qu’on ne trouve en Chine aucune distinction radicale entre corps, esprit et âme.

Lisons maintenant Wang Fuzhi : « Y aurait-il sous le ciel des choses qui s’opposeraient absolument en étant radicalement séparées ? Qu’on cherche dans le Ciel et la Terre, qu’on cherche dans les êtres innombrables, on ne trouvera rien de tel ; qu’on cherche dans son esprit, on ne pourra non plus rien affirmer de telle façon certaine… Le Ciel dans sa dignité est au-dessus, mais il pénètre si loin dans la Terre qu’il n’y a pas de lieu si profond où il ne se manifeste. La Terre dans son humilité est au-dessous, mais (ses émanations) s’élèvent aux limites du Ciel, si haut qu’il n’y a pas de séparation tranchée entre eux deux… […] On peut dire du bien qu’il est le mal. Toute vertu peut verser dans un vice : la fidélité dans la partialité, le respect dans l’éloignement…! » La lecture de ce court extrait élargit singulièrement le sens à donner aux symboles qui nous sont proposés. Remplaçons ici Ciel par Compas et Terre par Équerre, et laissons chacun à sa propre réflexion. Tout procède d’une exploration profonde de l’inconscient de celui à qui se révèle le propre sens de lui-même. Nous débordons ici assez largement du cadre de la logique.

Yijing, le Livre des Mutations (Yi : mutations ; jing : livre)

L’ensemble de la philosophie chinoise repose sur l’enseignement de Kongzi (Confucius) consigné dans un ensemble de cinq livres appelés : « les Classiques ». Le plus connu d’entre eux, le « Livre des Mutations », est un traité divinatoire datant vraisemblablement du VIIe siècle avant notre comput. On y trouve une philosophie de l’alternance et de la dialectique du yin et du yang. La base du système de la pensée combinatoire chinoise s’appuie tout entier sur le Yijing (Livre des Mutations). L’origine du Yijing remonte à l’apparition de l’écriture sous forme d’inscriptions sur des os ou des écailles de tortues et ayant un sens divinatoire. Wan Fuzhi, lui, pense que les documents les plus anciens de la pensée chinoise, promus au rang de « Classiques » à la fin du Ier siècle avant notre ère, proviennent des souverains mythiques Fuxi, inventeur des trigrammes (figures géométriques composées de traits horizontaux superposés, continus ou brisés) et du roi Wen au XIIe avant notre ère. Confucius (551-479) en rédigea le « Grand Commentaire » qu’on date, dans sa forme actuelle, du IIIe siècle avant notre ère.

Ce n’est pas le propos de cette étude de détailler le système extraordinairement complexe du Yijing, mais de le survoler afin de mieux comprendre l’architecture de la pensée symbolique chinoise et d’y reconnaître certaines analogies avec le symbolisme qui nous est familier.

Schématiquement, (on vient de le voir plus haut) le système se compose de huit séries de trigrammes chacun basé sur deux types de traits : - (yang) et – (yin). L’écriture de ces trigrammes se fait du bas vers le haut par la superposition des yang et des yin, intervertis différemment à chaque trigramme. Ainsi, trois yang superposés signifient : Ciel ; deux yang et un yin : Lac ; un yang et deux yin : Tonnerre ; un yang, un yin et un yang : Feu ; trois yin : Terre ; deux yin et un yang : Montagne ; un yin, un yang et un yin : Eau ; un yin et deux yang : vent.

Un yin et un yang forment le dao, c’est-à-dire l’univers. Il y a répartition des rôles entre yin et yang, le premier contribuant à la formation des substances, le second étant énergie pure ou influx. Selon Wang Fuzhi, la substance (yin) émet l’influx ; l’énergie (yang) se met alors en mouvement pour entrer en échange avec des yin afin de donner naissance à l’être.

Les huit trigrammes que l’on a vus plus haut se superposent ensuite par couple et, placés en abscisses et ordonnées, se combinent entre eux pour former soixante-quatre hexagrammes. Leur association combinée procède d’un « tirage au sort ». Le Yijing est en effet une « pratique divinatoire », mais il est important de comprendre qu’ici la divination est prise dans son double sens étymologique de devin et de divin. L’interprétation du Yijing revêt donc impérativement un sens sacré. Il s’agit en effet de déduire une explication de l’univers et d’interpréter la place de l’homme dans le « Grand Tout », non de s’en servir comme d’une technique profane de cartomancie.

Chaque hexagramme possède un caractère concret, une explication énigmatique dont le double (voire le triple sens) ne peut être interprété que par les familiers des arcanes de la pensée chinoise. Jacques Gernet s’étonne « qu’un ouvrage de divination ait pu déboucher sur une réflexion philosophique, car tout y est images, symboles et combinaisons de symboles ». Mais, dit-il « ces symboles traduisent pour Wang Fuzhi cette réalité, fondement de tout ce qui est au monde, qu’est, sous ces deux formes, une < énergie universelle inaccessible > à nos sens (6) ». Voici sans doute ce que Renan n’avait pas su déchiffrer : « Dieu n’y a pas de nom…! » (c.f.supra). Il convient ici en effet de savoir si l’on peut « nommer » Dieu.

Yin - Yang

Le diagramme du yin et du yang traduit, sous forme de symbole, l’énergie universelle. Schématiquement, le principe en est simple : Zhang Zai (7) pense que l’énergie universelle se présente sous la forme d’un plasma informe qui se divise en deux énergies opposées, yin et yang, lesquelles, à leur tour, donnent naissance, par leurs combinaisons infinies, à toutes les choses du monde. Ici s’inscrit la notion d’énergie. Cette notion est liée à celle de « vapeur ». Jacques Gernet fait remarquer que sa graphie semble évoquer la vapeur qui s’élève de la cuisson d’une nourriture. Son sens évolue dans le temps pour prendre en langue chinoise des significations diverses ; souffle, air, émanation. Nous ne sommes pas loin ici de la vision métaphysique johannique : « Au commencement était la Parole » (8), traduit, semble-t-il, de manière équivoque par Logos dans la Septante grecque (raison, discours établissant des rapports entre les hommes entre eux), ou bien encore par Verbum dans la Vulgate, mais probablement mieux explicitée par Souffle, donc Vapeur, donc Énergie. La liaison entre les deux « systèmes de pensée » semble cette fois tout à fait univoque. Dans l’axe de cette vision, l’on peut admettre que le VDLS ouvert au Prologue de l’évangile de Jean représente l’Énergie principielle (Souffle - Vapeur) et le compas et l’équerre (ciel et terre) les pôles qui, « par leur combinaison infinie donnent naissance à toutes les choses du monde ». Le concept même de compas et d’équerre est lié de manière indissociable à celui d’énergie. Rappelons en outre la question posée dans le manuel d’instruction au grade de Maître du Rite Écossais Ancien et Accepté : « Si un Maître était perdu où le retrouverait-on ? » et la réponse, on ne peut plus claire : « Entre l’équerre et le compas, ou bien au centre du cercle », un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part, ce que Wang Fuzhi nomme : « Grande Harmonie » ou « Grand Vide » ou bien encore « Invariable Milieu », générateur de paix profonde.

Selon la métaphysique chinoise, la substance de yang est masculine tandis que celle de yin est féminine. Jacques Gernet cite Wang Fuzhi : « …C’est ainsi que, bien que l’homme soit yang, il n’est pas dépourvu de yin, et bien que la femme soit yin, elle n’est pas dépourvue de yang. Il en est ainsi jusque pour les végétaux, les oiseaux et poissons. Il n’y a pas d’être qui soit purement yang ou purement yin. Seuls le savent ceux qui ont pénétré profondément dans l’analyse des êtres ». Il semble ici que le penseur chinois fût visionnaire de l’analyse de Jung sur l’anima et l’animus, ou bien le psychiatre s’en était-il inspiré ?

Une imbrication étroite existe entre toutes les composantes cosmiques, dit Wang Fuzhi ; l’être humain est un élément parmi d’autres, le tout étant énergie, donc activité ; l’homme en est la manifestation la plus achevée. « L’invisible est la matrice du visible, tandis que le visible est la manifestation de (ce qui s’est accompli dans) l’invisible. Avec le yang, il y a organisation ramifiée, avec le yin, hiérarchie et organisation temporelle » et Wang Fuzhi de poursuivre : « Les produits que créent hiérarchie et succession temporelle sont comme une végétation qui ne cesserait jamais de proliférer. Mais qui pourrait les voir ? » Personne en effet n’est à même de conceptualiser l’invisible. Jung à cet égard utilise cette formule : « À moins que quelqu’un n’en vienne à l’idée bizarre de prétendre savoir avec précision ce qu’est Dieu ». (9)

Inversement les énergies constitutives (yang-yin) font toujours retour à la « Grande Masse » où elles s’unissent.

L’énergie unique divisée en yin et yang (énergies de sens opposés) sont à l’origine de la diversité des êtres, de leur mutation et transformation perpétuelles, mais retournent toujours à l’énergie fusionnelle du « Grand Vide » (10). Jacques Gernet fait remarquer qu’une certaine analogie peut être établie entre Diderot qui voyait « dans toute vie la recombinaison d’une énergie universelle » et Zhang Zai, dont s’inspire Wang Fuzhi lorsqu’il écrit : « Assemblées et formant des corps, ou bien dispersées et retournées au Grand Vide, les énergies sont toujours les mêmes », et de faire référence à l’Esprit subtil, citant Zhang Zai : « L’Esprit subtil est la forme la plus merveilleuse des énergies, constitutif de toute forme de vie ».

Vie et mort dans la tradition confucéenne

« Ne sachant pas ce qu’est la vie, comment saurais-tu ce qu’est la mort ? » Cette citation de Confucius place la pensée confucéenne à l’opposé des traditions bouddhiste ou taoïste (11) qui ont le tort, d’après Wang Fuzhi, d’hypostasier les mécanismes de fonctionnement du monde.

L’idée même de cette résurrection symbolique vécue au troisième degré, cette « renaissance à la Lumière », s’identifie peut-être davantage à la vision de la tradition chinoise confucéenne, celle de ce « merveilleux ressort des transformations » qui s’interdit toute possibilité de prêter des intentions à la Création universelle, et ainsi disparaît toute forme de métempsycose ou autre transmigration, réincarnation, réviviscence, fondement de bien des doctrines religieuses, tant orientales qu’occidentales. Certes, nous le savons, certains rites pratiqués dans l’univers maçonnique sont très attachés à l’idée même de Révélation, cette manifestation d’un mystère hors de portée de la connaissance. La « régularité » est à ce prix. Mais l’unanimité n’est pas faite sur ce point et l’appellation même du G.A.D.L.U. dans l’acception qui lui est donnée, notamment au Rite Écossais Ancien & Accepté, ouvre un large champ de réflexion sur le concept d’énergie universelle inaccessible, chère à Wang Fuzhi (cf. supra).

Le confucianisme est le fondement même de la « tradition chinoise » ; c’est une religion si l’on considère qu’il s’agit principalement d’une pratique ayant pour objet les rapports des êtres humains entre eux et des êtres humains avec la divinité ou le sacré ; ce ne l’est plus dans le sens que l’on ne peut pas lui appliquer une quelconque étude de la foi en une divinité révélée. Le mysticisme en est exclu. Il s’agit bien davantage, non pas d’un rapport Dieu-homme, le second assujetti au premier, mais en quelque sorte d’une immanence divine dans toute création vivante où l’homme a sa place, où la vie est présente (12). L’accent est porté sur une continuité ininterrompue de la vie. « Qu’il s’agisse de la suite des saisons au cours d’une année, c’est un mouvement continu sans aucune rupture. Qu’il s’agisse de la grande transformation (des générations humaines), c’est un cycle fait d’allées et venues (de morts et de vies) où il n’y a pas de trace manifeste d’interruption » (13). Il n’y a donc pas de raison de s’affliger de la mort. « Entre Ciel et Terre, c’est un écoulement et une circulation incessants. C’est de là que naissent tous les êtres ». La doctrine confucéenne n’envisage ni résurrection transcendantale, ni de haine de la mort comme le font les taoïstes, ni haine de la vie telle que la conçoivent les bouddhistes, lesquels cherchent à sortir de ce monde et de la succession perpétuelle et insupportable de douleurs, de renaissance et de mort.

Ciel et Terre, Espace et Temps

La Création relève en Occident d’un être extérieur à la nature. Ce concept révélé aux Chinois par les jésuites au XVIIe siècle (« Aucune chose ne peut se créer d’elle-même. Il faut absolument un agent extérieur qui la fasse pour qu’elle soit créée » selon Matteo Ricci s.j. dans son Véritable sens du Seigneur du Ciel) ne put que les étonner. En effet, la tradition chinoise veut que l’univers soit un composé indissociable d’espace et de temps. À ce propos, Wang Fuzhi note : « Cette sphère (le Taiji) <principe d’énergie et d’organisation> est remplie d’une énergie en agitation permanente dont la division en Yin et Yang et les combinaisons infinies sont à l’origine de tout ce qui est au monde ». Conception de l’immanence divine où tout est intérieur à tout, et qui, selon Saint Thomas « couvre aussi bien l’ordre surnaturel que le naturel, en vertu duquel aucun être ne peut être ordonné à une fin sans que préexiste en lui une certaine propension à cette fin », opposée en cela à la transcendance d’une nature absolument supérieure et d’un autre ordre.

Jacques Genet nous fait remarquer à ce propos un passage de Voltaire dans son « Dictionnaire philosophique » qui présente des analogies évidentes avec Wang Fuzhi et dont on trouvera des extraits en bas de page (14).

Le Taiji désigne la totalité du cosmos. « Le Taiji se mettant en mouvement, le yang est produit. Lorsque le mouvement est parvenu à son faîte, c’est le repos. Le Taiji étant au repos, le yin est produit. Le repos étant à son tour parvenu à son apogée, c’est de nouveau le mouvement ». Cet extrait de Wang Fuzhi démontre sa conception du cosmos comme une masse d’énergie en perpétuelle succession d’assemblages et de dissociations. L’univers se détruit et se construit simultanément, éternellement. « Je ne sais pourquoi le Ciel aurait une fin ni pourquoi la Terre aurait un commencement. C’est aujourd’hui même qu’ont lieu le commencement et la fin du Ciel et de la Terre ». Hic et Nunc. Cette formulation nous rapproche de Diderot qui écrira cent ans plus tard : « Tout change, tout passe ; il n’y a que le grand tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ».

Néoconfucianisme, « l’Âge des Lumières chinois »

La préoccupation légitime de beaucoup de Francs-Maçons est la perpétuation des acquis initiatiques dans le « monde profane ». Chaque Franc-maçon devrait modeler son comportement extérieur sur les préceptes acquis en Loge. Étonnament, on pourrait retrouver là le modèle confucéen !

On l’a vu plus haut, le Confucianisme n’était pas à proprement parler une religion telle qu’on peut la concevoir en occident, pas davantage une organisation spirituelle prenant part, directement ou indirectement, à la conduite de l’État. Il s’agissait davantage d’une philosophie du comportement individuel, une forme d’éthique, généralisée à l’ensemble de la collectivité, et plus particulièrement à ceux qui sont en charge de la communauté humaine.

Il semble donc qu’on puisse voir une certaine analogie entre l’Humanisme tel qu’il apparaît en Europe au « Siècle des Lumières » et dans lequel la Franc-Maçonnerie eut le rôle que l’on connaît (15) et le néoconfucianisme qui reste – encore de nos jours – la base solide et puissante sur laquelle s’appuie l’ensemble de la Chine.

Rappelons ici que Wang Fuzhi fut témoin de la chute des Ming, l’âge d’or de la Chine -À la même époque, Louis XIV domine l’Europe -. Les avatars sociopolitiques qui ont précédé l’effondrement des Ming, ont conduit la Chine inévitablement, jusqu’au début du XVIe siècle, à la dislocation. Depuis le Xe siècle en effet, la Chine s’était engagée dans un processus de réunification des états du Nord et Sud qui métamorphosa la nation. Il s’ensuivit une restructuration de la société et des systèmes politiques, la construction de grandes villes, le développement d’une économie organisée, etc. Le XIe siècle qui suivit fut naturellement celui d’une grande activité intellectuelle, mais aussi d’une grande rigueur de morale et de souci de perfectionnement individuel, assortie d’une interprétation du monde et de l’homme qui puisse s’opposer aux infiltrations bouddhiste et taoïste (16). C’est ainsi qu’on vit renaître les anciens « schémas mentaux » - que l’on ne peut pas qualifier de doctrines dans le sens où nous l’entendons en Occident - et codifiées dans les anciens « Classiques » confucéens. Époque pour laquelle les sinologues occidentaux créèrent le nom de « néoconfucianisme » qui fut à la base de l’organisation d’une des sociétés les plus évoluées de l’époque, en quelque sorte, une conservation de l’héritage culturel auquel on aurait donné un sens nouveau.

Wang Yangming, réformateur de la pensée confucéenne au XVIe siècle, résume le néoconfucianisme en quelques phrases : « Développer en soi la conscience innée du bien. Réaliser en soi-même le principe d’ordre céleste, d’après lequel tous les êtres, participant de la même substance, ne font qu’un ». Préceptes incontestablement présents dans l’éthique maçonnique. On doit signaler que cet « état d’esprit » n’était consigné dans aucun livre mais procédait de la compréhension intuitive de chacun relevant d’une perception initiatique.

Ordo ab Chao selon Wang Fuzhi

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–––– Trigramme Ciel
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––––   –––– Trigramme Terre
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––    –– Hexagramme : TAI - trigramme du Ciel en dessous du trigramme de la Terre (lecture de
––    –– bas en haut). Ici, le Ciel domine la Terre et évoque un état d’essor de prospérité. Il y a ordre.
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–––––– Hexagramme : PI - trigramme de la Terre est au-dessous de celui du Ciel. Ici la terre
–––––– domine ; il n’y a qu’énergies et absence d’ordre.
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La Tradition chinoise veut qu’on ne puisse pas séparer les énergies en les isolant du ciel (TAI).

Le LI qui est principe d’ordre et d’organisation, règle les énergies, et celles-ci sont ce qui reçoit le LI pour créer les êtres.

Donc, Le principe d’organisation et les énergies ne peuvent être séparés. Que le DAO (ordre fondé sur la reconnaissance des vertus et des capacités) règne dans le monde ou qu’il n’y règne pas, il n’y a rien qui soit en dehors de l’influence des énergies qui créent la force correspondante. Il y a DAO lorsque les énergies créent l’ordre né d’un bon ordre ; il y a absence de DAO quand les énergies créent un ordre né d’un désordre.

Lorsque dans l’hexagramme TAI, le trigramme Ciel (Cercle - Compas) est au-dessous [ordre de bas en haut] du trigramme Terre (Carré - Équerre), cela évoque un état de d’essor et de prospérité (le Compas recouvre l’Équerre), il y a là ordre provenant du ciel mais absence d’énergies.

Inversement dans l’hexagramme PI, c’est le trigramme Terre (Carré – Équerre) qui domine (l’Équerre recouvre le Compas), il n’y a alors qu’énergie et absence d’ordre.

On voit donc ici que l’ordre issu du chaos implique une émission constante, permanente, d’énergie, l’une étant complémentaire à l’autre et n’existant pas sans l’autre.

La Connaissance et le savoir inné

Le terme « Connaissance » figure dans tous les rituels maçonniques utilisés. Un but lointain, indéfini, qui sous-entend une recherche, une quête individuelle, peut-être l’issue d’une transformation, d’une individuation. De quelle connaissance s’agit-il en effet ? De la connaissance d’un soi surconscient, de Dieu ? Souvenons-nous de la doctrine de Maître Eckhart : « tout Dieu dedans ». Laissons ici à chacun sa réponse…

Mais le chemin vers cette Connaissance implique derechef une perception et, celle-ci, une collaboration des sens et de l’esprit. La tradition chinoise, telle que Wang Fuzhi l’interprète, réfute l’idée d’innéité, donc celle d’une influence innée d’un quotient intellectuel génétiquement transmis. « L’accès à la Connaissance, dit-il, procède d’une collaboration de l’intérieur et de l’extérieur (17), indispensable pour que nous ayons des perceptions afin d’en tirer des notions (collaboration qui impliquent une volonté, un effort puissant et persévérant. Gloire au travail ! Rien de ce que nos sens enregistrent peut avoir de signification sans être traduit et interprété par notre esprit. Il faut qu’il y ait à la fois corps, esprit et objet ». Cependant : « Eût-on un esprit, mais n’eût ni oreilles ni yeux, sur quoi donc cet esprit prendrait-il appui ? » Nous ne sommes pas loin ici de la théorie des sensualistes (Locke, mais surtout Condillac) sur l’influence des sensations extérieures et de la nécessaire association qui réunit les fonctions sensibles aux fonctions intellectuelles, actions qui nous transportent de la passivité pure à une activité propre de notre esprit. L’acuité de la sensation est la racine de l’attention et de l’émotion, et c’est de cette acuité même que l’on peut faire dériver les fonctions intellectuelles (comparaisons, jugement, réflexion), théorie qui vient contredire bien des « spiritualismes » et « humanismes » tels que nous les concevons.

En effet, quel que soit le crédit qu’on apporte à ces théories, l’on peut difficilement nier que certaines expériences vécues en Loge, profondément incluses dans notre mémoire, relèvent de l’émotion et du vécu. Le « chemin vers la Connaissance » sera donc abrupt et difficile. Wang
Fuzhi disait : « Je pense que, pour l’essentiel, même Confucius n’est parvenu à la Connaissance véritable qu’à force de douleur et de peine ». C’est une approche pragmatique de la Connaissance initiatique qui exclut de facto toute mystique. Zhang Zai (cf. supra) disait en effet : « C’est de l’Unité de ce qui est accessible à nos sens et ce qui ne l’est pas, l’union de l’intérieur (de nous-mêmes) et (du monde) extérieur que l’esprit vient naturellement à l’homme ». Dans une vision psychanalytique moderne, il semble qu’on puisse traduire le concept de visible par conscient, celui d’invisible par inconscient et enfin le résultat de la « combinaison » des deux (accès la Connaissance) par surconscient. Rappelons au passage que Zang Zhai écrivait au XIe siècle : « Chez celui qui sait unir l’intérieur et l’extérieur au-delà de l’ouïe et de la vue, la Connaissance va bien plus loin que chez les autres hommes ».

Le passage extrait du livre de Jacques Gernet citant Wang Fuzhi vaut d’être rapporté ici dans son intégralité (18) : « Il y a deux moyens de parvenir à la Connaissance. Ces deux moyens viennent au secours l’un de l’autre, et cependant chacun a une démarche qui lui est propre. L’un consiste à acquérir un vaste savoir de toutes les figures et nombres, à vérifier tout ce qu’on peut connaître dans toute l’étendue de l’histoire afin de chercher à en épuiser les principes (…), le second à rester parfaitement impartial (littéralement : « vide », [xu], c’est-à-dire sans préjugé d’aucune sorte) afin de manifester sa clairvoyance, à réfléchir afin d’aller jusqu’au fond de ce qui nous est caché. C’est ce qu’on appelle « développer sa réflexion » (zhi zhi : « La Grande Étude »). À moins de « développer sa réflexion », les choses ne peuvent être maîtrisées (notons au passage un concept intéressant de la « Maîtrise ») et l’attrait pour les choses mêmes, détruit les plus hautes aspirations (accès à la Connaissance). Sans « scruter les choses » (notion d’effort et de recours aux réalités sensibles pour alimenter l’esprit), la réflexion (…) se porte vers des théories vicieuses (d’où l’intérêt à creuser de cachots pour les vices). Ces deux moyens de connaissance venant au secours l’un de l’autre, il est indispensable de faire appel à chacun d’eux ».

Réciprocité, altérité, humanité

L’un des penseurs chinois ayant eu le plus d’influence sur le néoconfucianisme comme pôle idéaliste, moralisateur de l’esprit, comme aspect raisonnable, ordonné ou bien encore comme philosophie organisationnelle de la Société humaine est Mong Tseu (latinisé en Mencius). Wang
Fuzhi s’en inspira. Selon Mencius qui conseille ici le roi Hui de Lang (-370-335), « Pour bien gouverner, il suffirait d’étendre aux autres hommes ce qu’on aime soi-même naturellement. La compréhension et le respect des autres sont en fin de compte, profitables à tous, alors que la recherche égoïste de l’intérêt et de la lutte de chacun contre tous est la source de maux, qui, détruisant la société, se retournent finalement contre chacun d’eux » (19).

Lorsque Wang Fuzhi rappelle : « Tous les êtres du monde sont en moi au complet » ou bien encore reprenant les termes de Zhang Zai : « Je fais partie intégralement des autres êtres, comme je sais qu’ils font partie de moi-même parce que les hommes et les autres êtres sont faits de la même substance que moi », le moi substantiel est ici indissociable de la recherche d’un soi, mais exclusivement dans un ensemble humain dans lequel il se fond.

Dès le IVe siècle avant J.C. apparaît en Chine une structure de pensée qui restera profondément incluse dans sa texture sociopolitique. Ce mouvement confucéen est essentiellement un code d’éthique auquel se référeront tous ceux qui auront la charge de gouverner et de défendre l’immense pays contre ses envahisseurs. Jacques Gernet fait remarquer justement que les 11e et
12e Lettres persanes de Montesquieu (Franc-maçon initié à Londres) où il est question d’humanité et d’équité, sont l’écho de la proposition de Mencius, et de citer également Diderot :
« La morale est fondée sur l’identité d’organisation, source des mêmes besoins, des mêmes peines, des mêmes plaisirs (…), des mêmes passions ». À cet égard, l’éthique ne semble pas procéder d’un quelconque idéal, mais est tout simplement la règle indispensable à l’équilibre nécessaire à toute vie en société.

Cependant lorsque Confucius dit : « N’inflige pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils t’infligent » - formule dont on peut difficilement ignorer la connotation chrétienne -, il ne s’agit pas de précepte religieux ; la réciprocité ici évoquée n’est que le fondement de toute vie en société.

La notion de respect de la morale dans le Confucianisme n’est pas contraignante. Les désirs fondamentaux de l’homme et la morale ne sont pas contradictoires ; si l’on réalise que ces besoins et ces désirs font partie de la nature de tous les êtres, on acquiert le vrai sens d’une moralité qui consiste à développer en soi celui de la réciprocité… Cette vision implique nécessairement une forme de tempérance plus proche de l’Épicurisme que de la Sagesse occidentale qui ne concernait que l’individu, et lui seul.

Énergie & Matière. Invisible & Visible

Le concept d’énergie et de matière chez Zhang Zai - repris par Wang Fuzhi - procède d’une intuition et ne peut en aucun cas prétendre à une démonstration scientifique moderne, ce qui le rend plus étrange encore. Pas davantage non plus de l’exposition d’un postulat issu de l’esprit d’un génie, mais bien au contraire suivant un processus traditionnel, entendons là une longue et lente succession d’intuitions conçues, suggérées et transmises par les traditions de chaque génération de penseurs, issue à la fois de l’observation propre et de cet ouvrage de divination qu’est le « Livre des Mutations ».

L’idée que l’univers est fait d’énergies invisibles en activité permanente est démontrée. Le résultat, en continuelle mutation, aboutit à la naissance et au développement de la vie et requiert un travail incessant d’énergies soumises à un pouvoir d’organisation spontanée qui leur assure une pérennité. Énergie et pouvoir organisationnel sont inaccessibles à nos sens. Ils sont de l’ordre de l’invisible. Ils ne deviennent visibles que par la manifestation des êtres constitués. « Le pouvoir d’organisation n’est pas une chose faite une fois pour toutes et saisissable. On peut le voir : c’est dans l’organisation ramifiée et les dessins réguliers formés par les énergies que ce pouvoir d’organisation devient visible » disait Wang Fuzhi. Ici l’analogie entre le Livre des Mutations et le code génétique est frappante.

On a évoqué plus haut le système combinatoire du Yin et du Yang (Équerre/Compas). Il rendait compte en effet du fonctionnement des êtres et de l’univers. Jacques Gernet rappelle à cet endroit un écrit du Prof. François Jacob : « Le code génétique peut être assimilé à un message écrit par la simple combinatoire des quatre radicaux chimiques, quatre unités combinées et permutées à l’infini. Un symbole isolé ne représente rien ; seule la combinaison des signes prend un sens… »

Dans son commentaire sur Zang Zhai, Wang Fuzhi écrit : « On ne parle pas de l’existant et de l’inexistant mais d’une existence visible et d’une existence invisible » L’inconscient n’est pas visible, le conscient plus réel est une parcelle d’inconscient manifesté.

Post-Scriptum

On peut peut-être s’interroger sur l’utilité de la présente étude. Reprenant les termes du livre fameux du Français Alain Peyrefitte, la Chine aujourd’hui « s’éveille ». Elle sera dans les décennies à venir la nation la plus puissante du monde. Elle l’a déjà été et ce ne sera qu’un juste retour des choses. Au XVIe siècle où vivait Wang Fuzhi, le Roi Soleil des Français régnait en maître sur l’Occident, la Chine sur l’Orient. La date de la chute des Ming (1644) correspond à un an près à celle du début du règne de Louis XIV (1643). À cette époque, les vaisseaux chinois avaient exploré l’ensemble des côtes orientales de l’Afrique et l’ensemble du bassin de l’océan indien. La Chine dominait l’Asie.

Aujourd’hui, en dépit de toutes les vicissitudes historiques récentes vécues par la Chine, ce pays reprend, jour après jour, la place qu’elle occupa au cours de quatre millénaires d’histoire. Quels que furent les avatars politiques dont le plus récent a été le bolchevisme de Mao Tsö-tong, l’histoire future de la Chine prendra appui, à coup sûr, sur une tradition qui se perd dans les temps les plus reculés de l’histoire de l’humanité. Même si au début du siècle dernier (1898), à la suite de la réforme des Manchous, les examens confucéens traditionnels ont été remplacés par un système moderne d’écoles et d’universités comparable au système occidental, le fond même de l’organisation traditionnelle d’état du confucianisme subsistera dans l’inconscient collectif chinois. Aucune évolution politique, même majeure, ne peut gommer plusieurs dizaines de siècles de tradition. Jean Chesneaux, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études à Paris, écrit : « Aujourd’hui seule une couche très mince de classes aisées de Shanghaï cite plus volontiers Shakespeare que les Trois Royaumes ou le shui hu (…) mais la masse de la population reste attachée au genre de vie traditionnel et continue par exemple de rythmer l’année par les festivités du calendrier lunaire (…), la position de l’écriture idéographique demeure intacte (…) dans les conversations, on aime toujours les successions de courtes phrases dont chacune est induite de la précédente, selon la méthode chinoise traditionnelle du raisonnement (pensée combinatoire).

Tout change et tout passe ; il n’y a que le Grand Tout qui reste. Le monde commence et finit sans Cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin. (Diderot).

M\ W\

Notes
(1) Wang Fuzhi (ou Wang fou-tche -1619-1692) L’un des plus éminents des philosophes chinois. Il récuse le langage, créateur de divisions artificielles, impuissantes selon lui à rendre compte de l’extrême complexité du monde. Refusant d’isoler l’abstrait du concret, il admet l’idée de mécanismes communs à des phénomènes sans rapport les uns avec les autres. Ordre et hasard ne sont pas contradictoires. Il affirme la transformation incessante et la relativité de toute chose. Selon lui notre « moi » n’est que le produit infime et fugitif de l’activité permanente de l’énergie universelle. Humaniste et confucianiste convaincu, il admet cependant un certain amalgame avec les courants de pensée issus du taoïsme et du bouddhisme. Patriote anti-mandchou à la chute des Ming, sa pensée influencera les intellectuels progressistes du début du XXe siècle, jusqu’à Mao Tsö-tong.
(2) « Ma conciosiacosaché non sappino nessuna dialectica, tutto dicono e scrivono, non in modo scientifico, ma confuso, per varie sententie e discorsi, seguindo quanto col lume naturale potettero intendere ». (Della entrata Compagnia di Giesù e Christianità nemme Cina (1609).
(3) À ce sujet, la reproduction intégrale d’un texte relevé dans le tome 49 du « Dictionnaire Philosophique » de Voltaire dans son édition originale de 1785 (imprimerie de la société littéraire typographique) paraît intéressante : « J’ai lu ses livres (de Confucius) avec attention, j’en ai fait des extraits ; je n’y ai trouvé que la morale la plus pure, sans aucune teinture de charlatanisme. Il vivait fix cents ans avant notre ère vulgaire. Ses ouvrages furent commentés par les plus favans hommes de la nation. S’il avait menti, s’il avait fait une fauffe chronologie, s’il!avait parlé d’empereurs qui n’euffent point existé, ne fe ferait-il trouvé perfonne dans une nation favante qui eût réformé la chronologie de Confutzé ? » ou bien encore plus loin dans ce même dictionnaire : « Auffi c’eft dans la morale et l’économie politique, dans l’agriculture, dans les arts néceffaires, que les Chinois fe font perfectionnés. Nous leur avons enfeigné tout le reste ; mais dans cette partie nous devions être leurs difciples ».
(4) Jacques Gernet. La Raison des Choses – Ed. Gallimard 2005, Paris. p 47.
(5) Titulaire de la chaire d'histoire sociale et intellectuelle de la Chine au Collège de France.
(6) Jacques Gernet. La Raison des Choses – Ed. Gallimard 2005, Paris. p 106 - 107.
(7) Considéré par Wang Fuzhi comme son maître à penser, Zhang Zai (1020-1078), dans son « Grand Commentaire » sur le Livre des Mutations, pense que tout l’univers est fondé uniquement sur deux énergies de sens opposé, si infimes qu’elles échappent à nos sens. Agitées en permanence de mouvemente erratiques, elles se combinent spontanément entre elles et formes les substances et les corps ; elles font retour en se dissociant à la masse de l’énergie universelle, produisant ainsi un passage continuel de visible à l’invisible, et de l’invisible au visible.
(8) La Sainte Bible publié par l’Alliance biblique française (Lausanne, Suisse) 1956.
(9) Ma vie C.G. Jung. Ed. Gallimard poche p. 93.
(10) Il serait intéressant à rappeler ici l’analogie avec ce passage du rituel d’instruction au 1er degré du REAA :
  • « Qu’avez-vous appris par l’étude du nombre UN ? »
  • « Que tout est UN, vu qu’il ne saurait rien exister en dehors du tout : « UN le TOUT »
  • « Comment formulez-vous les principes que vous révèle l’étude nombre UN ? »
  • « L’intelligence humaine assigne artificiellement des bornes à ce qui est, en réalité sans limites. Nous ne percevons qu’en différenciant l’objet de son milieu. À ce point de vue, DEUX est le Nombre de la Science. Mais en même temps, il représente un antagonisme qu’il convient de concilier ».
  • « Que concluez-vous par là ? »
  • « Qu’il y a lieu de ramener le Binaire à l’Unité par le moyen du Nombre TROIS ».
(11) On pourra consulter le très passionnant ouvrage de Frédérik Tristan : « Houng, les sociétés secrètes chinoises » (Ed. Fayard, Paris, 2003) où sont décrites dans le détail les oppositions entre bouddhisme, taoïsme et la pensée confucéenne.
(12) Le philosophe ukrainien Nicolas Berdiaev, mort en 1948, s’inspirant sans doute de la pensée de Spinoza [Il n’y a qu’une pensée qui est de Dieu comme elle est de l’homme, de l’homme en tant qu’il est Dieu, ou mieux : de Dieu en tant qu’il apparaît dans l’homme] disait : « Dieu n’est pas concevable sans l’homme et l’homme perd son sens en dehors de Dieu ».
(13) Citation de Wang Fuzhi. Jacques Gernet. La Raison des Choses – Ed. Gallimard 2005, Paris. p 182 – 183.
(14) « Que l’on ne nous dise point que nous ne pouvons avoir l’idée d’un ouvrage sans avoir celle d’un ouvrier distingué de son ouvrage (…) Des éléments éternels, incréés, indestructibles, toujours en mouvement, en se combinant diversement, font éclore tous les êtres et les phénomènes que nous voyons, tous les effets bons ou mauvais que nous sentons, l’ordre et le désordre, que nous ne distinguons jamais que par les différentes façons dont nous sommes affectés ; en un mot, toutes les merveilles sur lesquelles nous méditons et raisonnons. Ces éléments n’ont besoin pour cela que de leurs propriétés, soit particulières, soit réunies, et du mouvement qui leur est essentiel, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un ouvrier inconnu pour les arranger, les façonner, les combiner, les conserver et les dissoudre ».
(15) c.f.Alpina, avril 2006, p. 103.
(16) Rappelons ici schématiquement les deux doctrines évoquées : bouddhisme et taoïsme. Le bouddhisme s’appuie sur les « quatre nobles Vérités » : a) tout est douleur ; b) l’origine de la douleur est la « soif, le désir » ; c) la Vérité est la suppression du désir ; d) cette Vérité est la voie qui mène à l’extinction de la douleur. Le taoïsme est essentiellement ésotérique ; c’est une expérience mystique et philosophique. Ses protagonistes (Lao-Tseu & Tchouang tseu) considèrent que l’objectif est de libérer l’homme du monde dans lequel il vit afin de lui permettre d’accéder au « monde vrai » du Tao. La voie de cette libération est le non agir, car l’homme est fondamentalement inutile et cette inutilité lui permet d’échapper à l’emprise de la Société. On comprend ici pourquoi ce « mysticisme » oppose ces deux doctrines au Confucianisme qui lui est diamétralement opposé. La doctrine confucéenne, plus pragmatique, et sa vision d’une symbiose Homme/cosmos, (d’une « individuation »), se rattache davantage à une pratique initiatique que mystique.
(17) À nouveau une référence à la « pensée combinatoire » du Yin et du Yang.
(18) Jacques Gernet. La Raison des Choses – Ed. Gallimard 2005, Paris. p 273.
(19) Jacques Gernet. La Raison des Choses – Ed. Gallimard 2005, Paris. p 288.

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