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Aux sources du chemin initiatique en GLDF

Vénérable Maître, et vous tous mes frères en vos degrés et qualités, l’une des premières remarques que je me suis faites en commençant de réfléchir à cette question a été qu’il doit exister autant de réponses que de francs-maçons. Et en me disant cela, une anecdote m’est revenue en mémoire.

Il y a quelques années, j’étais alors compagnon de la R\ L\ l’Étoile, je me trouvais en déplacement à Londres et j’en avais profité pour organiser une rencontre avec quelques frères de sexe masculin appartenant à la Grande Loge Unie d’Angleterre et quelques frères de sexe féminin de l’Honorable Fraternité des Anciens Francs-Maçons, l’une des deux principales obédiences féminines du pays, très rigoureuses sur le rituel, d’où leur insistance pour s’appeler entre elles « mon frère » et non « ma sœur ». Vu mon statut de franc-maçon de sexe masculin appartenant à la Grande Loge de France, il m’était bien évidemment impossible d’assister à une tenue avec les uns ou les autres. Nous nous sommes donc retrouvés dans un pub et avons passé une fort agréable soirée à refaire le monde et un peu maudire aussi la politique étrangère de nos obédiences. En fin de soirée, alors que nous étions sur le point de nous séparer, un vieux frère de la GLUA m’a pris à part et m’a dit : « - dis-moi mon petit, dans ton obédience là-bas en France, est-ce qu’au moins tu es dans une bonne loge ? »

Je vous avoue que j’ai été assez surpris de cette question et, ne sachant pas trop quoi répondre, je lui ai demandé : « - Qu’est-ce qu’une bonne loge ? Comment puis-je savoir si je suis dans une bonne loge ? »

Il m’a répondu :

«- Oh mais c’est très simple ! En fin d’année maçonnique, regarde combien ta loge a donné d’argent aux œuvres caritatives, et tu auras ta réponse ».

C’est à ce moment là que je me suis dit que l’idée d’universalité maçonnique est en définitive bien fragile, et elle venait pour moi de voler en éclat à cet instant.

En repensant à cette anecdote, je me suis dit que, bien sûr, chaque maçon sur Terre peut avoir une idée différente de ce qu’est le chemin initiatique mais qu’au delà de ces conceptions particulières, le chemin initiatique est avant tout une définition que les loges donnent de leur pratique maçonnique. Et cette manière qu’ont les loges de définir ce qu’est la démarche maçonnique constitue le ciment des obédiences. Ainsi, le chemin initiatique est une définition parmi d’autres de la pratique maçonnique, ce n’est pas la seule définition possible comme mon anecdote londonienne me l’avait montré, mais aussi la définition dominante qui constitue la Grande Loge de France aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai choisi pour ce travail de tenter de répondre à trois questions :

- D’abord, quand ? À quel moment de leur histoire les loges de la Grande Loge de France ont-elles décidé de définir majoritairement leur pratique maçonnique comme un chemin initiatique ?
- Ensuite, où est-ce que ces frères là, à ce moment là, ont-ils été chercher cette idée là ?
- Enfin, la troisième question en regroupe en fait deux, mais qui sont intimement liées, comment et pourquoi cette définition est-elle devenue dominante à ce moment là ?

Avant de les aborder, un mot encore pour décrire l’intérêt qu’il peut y avoir à mon avis d’envisager le sujet sous cet angle. J’ai longuement hésité avant de me lancer dans cette voie car cette manière d’envisager la question pourrait à juste titre paraître un peu aride et je me suis demandé si une approche plus subjective et symbolique n’aurait pas été préférable. Toutefois, je vous avoue que je suis actuellement dans une phase de mon propre chemin initiatique où j’ai un peu de mal avec les travaux symboliques. Non pas que je n’apprécie pas d’en entendre, loin de là. Mais il me semble que ce type de travail ne permet pas véritablement de discussion. Certaines loges, pas la majorité chez nous, considèrent qu’un travail symbolique ne devrait pas être soumis à des questions, les débats étant réservés à des sujets plus objectifs.

Mais surtout, la raison qui a emporté mon choix est que je considère utile de décortiquer la pensée maçonnique afin d’en distinguer les différents et nombreux composants car je crois qu’en permettant une analyse plus fine des discours que nous entendons en maçonnerie, que ce soit ceux de nos frères en loge ou ceux des responsables des diverses puissances maçonniques, cette démarche nous aide à mieux comprendre nos frères d’hier et d’aujourd’hui. C’est en tout cas le sentiment que j’avais envie de partager avec vous ce soir.

Première question donc, à quand remonte le fait que nos loges se sont accordées sur le point de définir la pratique maçonnique comme étant constitutive d’un chemin initiatique.

Pour y répondre, il faut effectuer un rapide survol de la franc-maçonnerie en France depuis quelques années.

Dans la première moitié du XIXème siècle, la franc-maçonnerie en France est bi-polaire. D’un côté, le Grand Orient de France et d’un autre côté le Suprême Conseil de France. Ces deux puissances maçonniques ont en commun d’administrer non seulement des loges des trois premiers degrés, mais aussi des loges de hauts-grades. Leurs relations semblent plutôt cordiales, ne serait-ce que parce qu’à partir de 1806 le Grand Maître du GO est Jean-Jacques Régis de Cambacérès, tandis que le Grand Commandeur du SCDF est le même Cambacérès. La double appartenance est autorisée et il y a même parfois des tenues communes.

À partir de 1830, et surtout de 1848, des tensions sont nées au sein du SCDF entre les loges bleues et la direction. Ces tensions ont un fondement politique, les loges bleues étant plutôt républicaines tandis que la direction du SC est plutôt monarchiste. Certaines loges choisissent donc de quitter le SC pour former une Grande Loge Nationale Française (rien à voir avec celle d’aujourd’hui) très militante et engagée politiquement et qui sera d’ailleurs interdite trois ans plus tard.

C’est donc ce vent républicain qui pousse les loges à revendiquer de pouvoir s’administrer elles-mêmes. Par soucis de concision, je passe sur les divers rebondissements dans cette démarche pour rappeler qu’en 1880 une bonne part des loges bleues du SC s’en sépare pour former la Grande Loge Symbolique Écossaise, d’où émanera en 1893 l’Ordre Mixte International du Droit Humain. L’année suivante, ce qui restait des loges bleues du SC rejoindra l’essentiel des loges de la GLSE pour former la Grande Loge de France que nous connaissons aujourd’hui.

Les membres de ces loges demeurent animés par l’instauration et la stabilisation de la troisième République, et le nom de nombre de ces frères est resté associé à ce qui sous-tend ce que l’on appelle aujourd’hui les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

- Liberté de la presse.
- École laïque, gratuite et obligatoire.
- Liberté d’association.
- Séparation des églises et de l’État.

Pour n’en citer que quelques unes… Il faut aussi mentionner l’apport de la franc-maçonnerie à l’évolution de la condition des femmes, même s’il faut aussi reconnaître que la motivation première n’était pas leur émancipation mais surtout de contrer l’influence que les curés avaient sur elles.

Cette définition essentiellement sociale du rôle de la loge est celle qui a dominé tout au long de la première moitié du XXème siècle comme l’illustrent ces quelques questions à l’étude des loges qui sont représentatives de la majorité des thèmes abordés alors :

- Le rapport du capital et du travail (1907)
- Mesures sociales à prendre dans l’intérêt des jeunes gens et des jeunes filles à leur sortie de l’école (1910)
- Le statut des fonctionnaires (1912)
- Rôle de la FM pour la formation définitive de la SDN (1920)
- Les assurances sociales et les accidents du travail (1926)
- Histoire des religions dans l’enseignement (1928)
- Le malaise de la France contemporaine (1932)
- L’émigration (1938)
- La Franc-Maçonnerie en présence des tendances actuelles du matérialisme et du spiritualisme (1939)

(Première QAEL comportant le terme initiatique en 1985)

J’attire l’attention sur ce dernier sujet, à l’aube de la guerre et de l’interdiction de la maçonnerie qui révèle une tendance qui s’est véritablement manifestée à partir du milieu des années trente et que la guerre n’a fait que renforcer.

C’est à partir de la libération que le ton change et que la définition nouvelle va s’imposer sur une période d’une vingtaine d’années à un rythme accru à partir du milieu des années 1950. Là encore, par soucis de concision je ne cite que les principales étapes, il faut avoir présent à l’esprit qu’aucune de ces étapes n’est allée de soi et mais est le fruit de nombreux débats ainsi que de luttes parfois extrêmement « fréroces ».

- 1953 la Bible devient obligatoire dans les loges.
- Dans les années qui suivent, des efforts sont déployés, tant au niveau interne qu’auprès des autres obédiences, pour affirmer le caractère strictement symbolique du GADLU (cf. convention de Luxembourg, 1954).
- 1955 adoption de la Constitution actuelle, copiée mot pour mot de celle que vient d’adopter la Grande Loge Suisse Alpina qui, dans son premier chapitre définit la franc-maçonnerie comme un « ordre initiatique traditionnel ».
- 1956 échec d’une tentative de fusion avec la GLNF, davantage pour un problème de procédure que de fond.

Le problème qui se pose dans cette évolution consiste à définir l’initiatique sans le faire verser dans le religieux, ce que la majeure partie des frères n’est pas prête à accepter, comme on l’imagine aisément. C’est dans ce contexte que les contours du chemin initiatique se précisent, achoppant toujours sur le GADLU mais aussi sur les rapports fraternels qu’entretient la Grande Loge de France avec le Grand Orient. Bref, après quelques rebondissements supplémentaires, la situation se fige en 1964 où les divergences d’opinions provoquent l’implosion du SCDF et le départ de quelques centaines de frères qui rejoignent la GLNF en 1965 et lui apportent le REAA.

La définition de la pratique maçonnique a au cours de ces années quitté sa tonalité sociale, dans laquelle les formes rituelles étaient perçues comme une manière d’éprouver et de préparer les hommes à œuvrer ensemble dans la cité, pour entrer sur le chemin initiatique, plus personnel et transcendant. Enfin, la GLDF se dote en 1971 d’un magazine dont le titre semble consacrer cette nouvelle définition : Points de vue initiatiques.

En résumé, c’est donc sur une période d’à peu près vingt ans, entre 1950 et 1970 que le chemin initiatique s’est imposé comme la définition dominante de la pratique maçonnique par les loges de la GLDF.

Deuxième question, où ces frères des années 1950/60 ont-ils été chercher tout ça ? Face au mot « initiatique », mon premier réflexe a été, comme souvent, de m’emparer de mon dictionnaire Larousse étymologique du français pour constater que selon lui, la paternité du mot initiatique revient à Julien Gracq en 1953. Vous imaginez sans peine ma joie devant cette information qui semble corroborer l’analyse historique.

Mais d’autres sources étymologiques m’ont poussé à « aller plus loin » en me renvoyant à des écrits posthumes de Gérard Encausse (1865 − 1916), dit Papus et datant des années 1920. Fondateur de l’ordre martiniste, Papus participe activement au renouveau du courant symboliste de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. L’ordre martiniste dispose d’une revue qui s’appelle « L’initiation » et attire dans ses rangs un certain nombre de penseurs nationalistes comme Maurice Barrès (1862 − 1923) ou Victor-Émile Michelet (1861 − 1938). Papus fut affilié à de nombreuses sociétés occultistes, notamment la société théosophique de Mme Blavatsky. Son influence fut parfois considérable et le conduisit jusqu’à la cour du tsar Nicolas II à qui il conseilla la répression du peuple tout en lui annonçant une révolution de grande envergure.

Également franc-maçon, il faut ici souligner parmi ses très nombreux écrits, l’ouvrage « Ce que doit savoir un maître maçon » publié en 1910 et dont la tonalité générale ressemble de manière frappante à la définition du chemin initiatique qui s’imposera après la seconde guerre mondiale.
Enfin, il faut également souligner que c’est Papus qui mettra le pied à l’étrier de René Guénon (1886 − 1951) en publiant ses premiers articles dans la revue « l’initiation ».

Considérant l’importance en volume des écrits de Papus, j’avoue ne pas avoir tout lu, mais je n’ai pas trouvé le terme « initiatique » dans les textes de lui que j’ai consulté. Par contre, il utilise volontiers le terme « initiative » dans le sens dans lequel nous entendons aujourd’hui « initiatique » en parlant par exemple de « cérémonies initiatives ».

En remontant encore dans le temps, avant l’arrivée des occultistes dans notre paysage, on trouve le terme initiatique à de multiples reprises chez celui qui fut considéré comme le maçon le plus érudit du XIXème siècle : Jean-Marie Ragon de Bettignies (1781 − 1862). Très inspiré par la mode égyptienne de l’époque (expédition d’Égypte 1798 − 1801) il fut membre du Rite de Misraïm ainsi que du Grand Orient de France où il fonda la Loge « Les Trinosophes », créée à la fois aux rites français et écossais, et tout ensemble symbolique, chapitrale et aréopagite.

Ragon considérait que les rituels maçonniques contenaient des éléments identiques à ceux des cérémonies antiques, égyptiennes bien sûr mais également grecques mais qu’en définitive, c’était dans l’Inde ancienne qu’il convenait de voir le berceau de l’initiation.

Toutefois, si le terme « initiatique » se trouve fréquemment dans ses écrits, je n’y ai pas vu de « chemin » ni même de « voyage ». Initiatique signifie chez Ragon « ce qui favorise l’initiation » mais il semble s’en tenir à des études, des idées ou encore des instructions, mais de chemin point.
C’est sans doute ce qui explique le choix opéré par les rédacteurs du Larousse, car c’est bien avec Julien Gracq dans les années 1950 que le « voyage initiatique » prend la place que l’on connaît aujourd’hui encore dans le vocabulaire.

À ces divers éléments issus de l’hermétisme, de l’ésotérisme et de l’occultisme, il faut aussi je crois ajouter l’influence des développements scientifiques du XIXème siècle, d’une part ceux des sciences « dures » qui constituaient un véritable repoussoir pour les occultistes, mais aussi - et surtout - des sciences humaines.

La colonisation de la seconde moitié du XIXème siècle a en effet poussé les ethnologues à sortir de leurs bibliothèques pour aller sur le terrain. Ces études ont introduit deux concepts qui ont, à mon sens, permis de distinguer le spirituel du religieux dans le délicat établissement de la notion de chemin initiatique.

D’une part, la référence à une « société traditionnelle » que l’on doit à Émile Durkheim (1858 − 1917) dans un ouvrage de 1895. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il la distinguait de la « société moderne » dans une optique strictement limitée à l’organisation de la société. Néanmoins le terme apparaît dans le vocabulaire occultiste postérieur, chez Papus par exemple et bien évidemment chez Guénon, alors que l’on ne le trouvait pas chez Ragon.

D’autre part, on ne peut que constater qu’il est fréquent aujourd’hui que des frères assimilent les rites maçonniques à des rites de passage. Cette dernière expression a été fabriquée par un ethnologue français né en Allemagne, Arnold Van Gennep (1873 − 1957) à l’occasion de la publication d’un ouvrage portant précisément ce titre, « Les rites de passage », en 1909.

Les frères des années 1950/1960 ont donc puisé à ces multiples sources :

- Sources spiritualistes au travers des mystères de l’antiquité remis au goût du jour par la conquête égyptienne, puis revisités par les occultistes, les martinistes en particulier, les uns et les autres s’accordant pour donner un rôle essentiel à l’Inde, pays devenu lui aussi « à la mode » du fait de l’établissement du Raj britannique à partir de 1858 (à qui l’on doit aussi le changement d’appellation de la Bible, remplacée par le « Volume de la loi sacrée » pour s’adapter à l’initiation de dignitaires indiens n’appartenant pas à l’une des trois religions du livre).
- Sources scientifiques, notamment l’ethnologie, mais il furent aussi influencés par le positivisme qui agit comme épouvantail, le darwinisme social (expression attribuée à Émile Gauthier en 1880) qui voit la compétition dans les sociétés humaines comme étant l’application de la notion de sélection naturelle (rejeté par Darwin lui-même en 1871), et le racisme [Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855) par Joseph-Arthur de Gobineau (1816 − 1882) et dans lequel on voit apparaître le mythe aryen - on retrouve encore l’Inde] qui formera un courant non négligeable jusqu’au milieu du XXème siècle.

Ce sont donc ces différents courants qui ont participé à la définition du chemin initiatique, il nous reste à voir comment et pourquoi cette définition est devenue dominante au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Dernière question, comment les occultistes ont-ils pris le pouvoir ?

Ce courant spiritualiste existait donc bien en franc-maçonnerie, mais il était minoritaire et n’avait à priori pas de possibilité matérielle de prendre le dessus. La franc-maçonnerie avait attiré des occultistes car elle leur semblait correspondre à l’image qu’il se faisaient du monde et des sociétés dans lesquelles il existait un ordre apparent, extérieur, derrière lequel se cachait un « ordre intérieur » composé d’esprits supérieurs organisant les choses.

L’extrême barbarie de la deuxième guerre mondiale et la destruction quasi-totale de la société toute entière a pu être perçue comme une opportunité de refonder l’ensemble des institutions. Face à un tel cataclysme, certains francs-maçons de tendance spiritualiste ont appelé de leur vœux ce qu’ils appelaient l’union de toutes les forces spirituelles, ce qui explique les tentatives de rapprochement avec l’église catholique puis, celle-ci n’ayant pas véritablement donné suite, avec certains membres de la compagnie de Jésus.

À la libération, des contacts ont été pris avec René Guénon, membre éphémère de la loge Thébah dans les années 1910 et depuis parti en Égypte, qui soutenait de loin la création d’une loge qui aurait pu agir comme tête de pont d’un « ordre intérieur » au sein de la franc-maçonnerie pour favoriser sa refondation.

Les instigateurs du projet, majoritairement membres du Conseil fédéral fraichement reconstitué après que le Général de Gaulle ait aboli les décrets de Vichy interdisant la maçonnerie, ont ainsi créé une loge en 1947 à laquelle ils ont donné le titre d’un ouvrage de Guénon paru la même année: La Grande Triade.

Mais pour que l’opération ne soit pas perçue comme une manœuvre du courant spiritualiste, ils ont délibérément choisi de faire alliance avec un autre type « d’ordre intérieur » qui s’était constitué au sein de la GLDF depuis les années 1920: les russes. C’est peut-être au Grand Maître de l’époque, Michel Dumesnil de Gramont (1895 − 1953) qu’il faut attribuer l’idée de cette alliance.  Homme de lettre russophone, et traducteur de nombreux auteurs russes, il semble en effet avoir eu les qualités nécessaires pour effectuer ce rapprochement.

Depuis la révolution d’Octobre, et à l’instigation du dernier Vice-Consul de la Russie tsariste en France (Leonti Kandaouroff), des émigrés russes animés par le désir commun de renverser le régime bolchévique avaient pensé qu’ils pourraient utiliser la franc-maçonnerie pour regrouper des forces et former des élites appelées à de hautes fonctions dans le renouveau de la Russie qu’il fomentaient. Ils ont ainsi créé de nombreux ateliers, symboliques tout d’abord puis également tout un système de hauts-grades de REAA (La LP Amici Philosophae existe encore). Au total, entre 1920 et 1940, c’est une armée de réserve d’environ 400 hommes qui a été constituée à l’intérieur même de la GLDF.

Sur le plan maçonnique, ces frères voulaient restaurer la maçonnerie russe de la fin du XVIIIème siècle dont la figure de proue était Nicolas Novikov (1744 − 1818), souvent considéré comme le premier journaliste russe.

Il faut toutefois admettre qu’il ressort des travaux et des témoignages de ces frères, qu’ils étaient profondément religieux et passablement anti-sémites.

Quoi qu’il en soit, leur organisation disciplinée a retenu l’attention des fondateurs de la Grande Triade, et c’est au Frère Alexandre Mordvinoff qu’a été confié le soin d’organiser la création de la nouvelle loge et d’en être officiellement l’instigateur avec le soutien discret et actif de René Guénon.

La composition initiale de la loge était prestigieuse : Ivan Cerf en fut le premier V\ M\, Michel Dumesnil de Gramont (GM en exercice), Antonio Coen, Georges Marty, Maurice Arnaud, tous membres du CF en étaient membres fondateurs ainsi que quelques autres dont Yves Marsaudon, l’un des artisans des tentatives de rapprochement avec l’église catholique et membre éminent du SCDF.

Bien qu’au dire de ses propres membres, la loge n’a jamais atteint son objectif de réformer en profondeur la pratique maçonnique, elle a eu des années durant une influence considérable du fait du travail, très important, il convient de le souligner, qu’elle a passé à l’étude des rituels et à l’animation de la Commission de révision des rituels, dissoute il n’y a que quelques années.

Son rôle, ainsi que celui des multiples loges russes, a été prépondérant dans la diffusion des idées spiritualistes qui ont contribué à définir la pratique maçonnique comme étant un chemin initiatique.

Reste la question du pourquoi.

La multiplicité des influences et des motivations ne permet pas de réponse pleine et entière à cette question.

Le courant spiritualiste ne pouvait à lui seul prétendre réformer la GLDF. Les russes désiraient accroître leur influence dans le but de trouver des soutiens pour renverser le pouvoir soviétique. La fin de la guerre et la victoire des alliés entraîna par ailleurs, et de façon compréhensible, une envie fervente de se rapprocher de la maçonnerie anglaise et souvent plus encore de la maçonnerie américaine, à l’époque si riche et si généreuse envers les français qui devaient presque tout reconstruire.

Les maçons russes furent d’ailleurs les premiers à percevoir des sommes d’argent pour se reconstituer, généreusement offertes par la Grande Loge de New-York ainsi que par le Suprême Conseil juridiction nord des États-Unis.

En définitive, le point commun de tous ces frères apparaît davantage comme étant l’anti-communisme. Ce sentiment fut à mon sens le sentiment majeur qui permit à tous de dépasser les divergences d’opinions sur le plan maçonnique, chacun étant alors convaincu de pouvoir faire avancer son propre projet.

Pourtant, lorsqu’on lit les mémoires, les témoignages de ces frères, lorsqu’on consulte les archives de ces loges, il est frappant de constater que tous sans exception retirent de ces luttes d’influence un sentiment d’échec. Il y a là de quoi méditer.

En conclusion, et après avoir décortiqué ce qu’est le chemin initiatique aussi minutieusement que le temps imparti me le permettait, il est clair que depuis Anderson, la franc-maçonnerie, et en général toutes les organisations ayant pour but de s’interroger de façon collective sur la condition humaine, se sont heurtées à un moment ou un autre à la question de la distinction entre, pour simplifier, sacré et profane ou, pour ce qui est du thème de cette année, matière et esprit.

Chacune de ces organisations a apporté un élément de réponse, parfois ouvert et généreux, parfois sectaire et intolérant. Aucune n’a encore eu le fin mot de l’histoire.

Mais avant d’avoir dit, je souhaite ajouter que les événements actuels qui agitent la franc-maçonnerie en France depuis l’implosion de la GLNF ne m’apparaissent en définitive que comme une illustration supplémentaire du dégel progressif du monde issu de la guerre froide. Dans le contexte actuel, il n’est pas si surprenant que cela de voir précisément celles des obédiences européennes qui s’étaient redéfinies elles-mêmes après 1945 vouloir se rapprocher dans ce que l’on appelle de nos jours un « réflexe identitaire ». De même, la confédération qui se dessine en France ressemble trait pour trait à celle issue du fédéralisme allemand de 1949. Mais le fait que ces obédiences soient si sensibles à la mutation gigantesque de nos sociétés dont nous sommes les témoins, l’existence même de ce réflexe identitaire, nous montre bien que l’essence fondamentale de la pratique maçonnique est bel et bien sociale et non ésotérique ou, plus exactement occultiste.

Car l’étude des rituels, et notamment des rituels martinistes, à laquelle j’ai eu le loisir de me consacrer depuis que j’avais commencé à préparer cette planche il y a deux ans, a fini de me convaincre que la définition du chemin initiatique adoptée par la GLDF dans les années 50 à 70, doit plus au martinisme qu’à toute autre doctrine du XIXème siècle. Mais un martinisme qui ne serait pas exclusivement réservé aux chrétiens, c’est au fond la seule différence.

Une bonne loge est une loge qui contribue beaucoup aux bonnes œuvres, c’est Londres qui le dit, ne l’oublions pas, en particulier en ces temps de crise.

P\ L\


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