Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Chemin

Tout commença par un voyage.
Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin.
La premier mourut.
Le deuxième devint fou.
Le troisième devint autre.
Le quatrième entra et en sortit indemne.

Ce récit talmudique, je ne l'interpréterai pas ce soir, mais il sous-tendra mon propos. Un jour, peut-être...
Mais puisque tout commence par un voyage, cette planche traitera de voyage, d'écart, de chemin, et finalement  d'humanisme et d'éthique. L'instruction maçonnique insiste, entre autres, sur le voyage. Celui de l'apprenti, accompagné, celui, oblige, du compagnon.
De fait, dans notre loge, vous le savez, et je m'adresse ici a nos FF apprentis, des ce grade acquis, nos compagnons sont invites a effectivement voyager avant de pouvoir revenir participer a nos tenues. C'est bien sur une référence aux voyages des compagnons opératifs, qui voyageaient de chantier en chantier pour y acquérir leur art. Ils sont suffisamment instruits pour voyager seuls, maîtrisent les bases de maniement des outils, et connaissent les signes de reconnaissance de leur confrérie.
Mais au-delà de cet aspect référentiel, que peut bien représenter cette invitation au voyage, cette insistance même, dans notre monde spéculatif ou tout est symbole ?

Et d'abord, qu'est-ce qu'un voyage ?
L'habitude est ce qui nous déshabitué de l'essentiel, dit Heidegger. Le voyage est d'abord une autre manière de regarder, de se défaire de nos  circuits habituels de perception pour en acquérir d'autres, et d'en revenir plus riche, change. C'est sortir d'une banalité quotidienne ou les mots, les choses et les êtres ne nous parlent plus. Dans les années 60 et 70, les jeunes prenaient la route. L'important n'était pas forcément la destination, mais ce qui se passait pendant le voyage, les rencontres, les aventures. Au temps où nous n'avions pas encore l'angoisse du lendemain, du chômage et de la pénurie, nous pouvions encore nous permettre le luxe de la poésie. Car le voyage, la route, c'est d'abord un acte poétique. Car le voyage le plus libre, le plus heureux, le plus ébloui, dit Robert Misrahi, n'est-il pas celui ou le voyageur procède lui-même à sa propre initiation, a son propre travail de libération, de création et d'enchantement ? Le voyage le plus étonnant, le plus fécond, n'est-il pas celui qui dessine son itinéraire en le déployant, et qui l'invente par le voyage meme ?... Il trouve alors à la fois sa jouissance et sa signification. N'est-ce pas la structure même du voyage de l'être ? Que ces voyages-là aient conduit quelquefois a la seringue et au Guide du Routard est un autre problème...

L'invitation au voyage est une invitation à la poésie, donc à l'étonnement. Il faut être dérouté, c'est a dire d'abord littéralement être dévié de sa route habituelle. Faire des expériences et non avoir de l'expérience, s'étonner des choses, sont sources de création.
Mais nous sommes entre Maçons qui nous interrogeons aussi sur notre rapport aux autres hommes, à la société et au monde. Que peut évoquer pour nous cette notion de voyage ?
Voyage et initiation, cela a été dit. Et au cours de notre initiation, nous en faisons, des voyages, et il s'y passe de drôles de choses, un résumé de la vie en somme. Et lors d'autres cérémonies, nous en accomplissons d'autres. Pourquoi tous ces voyages ?
Voyager, c'est apprendre d'autres hommes, d'autres regards, mais aussi d'autres langues, d'autres paysages, d'autres techniques. Au niveau le plus prosaïque, le plus opératoire, le voyage est donc un outil de connaissance, celui par lequel on apprend a examiner quelque chose sous différents angles, sous toutes ses coutures, comme on dit. Celui par lequel on apprend aussi que notre impression première est souvent trompeuse, qu'il faut en savoir plus, en un mot qu'il faut RECHERCHER.

Qui dit recherche dit chemin. C'est sur cette notion de chemin que je voudrais m'arrêter maintenant. On trouve très souvent, au début des textes talmudiques, comme des textes chinois, ou d'autres textes d'ancienne sagesse, l'équivalent de cette phrase : Rabbi Machin et Rabbi Truc, ou Lao Tseu et son disciple, cheminaient ensemble. Et suit une parabole sur la signification des choses.
Pourquoi le chemin favorise-t-il ainsi la réflexion ? Il suffit d'ouvrir un Petit Larousse Illustré pour trouver des expressions telles que se frayer un chemin, chemin de croix, être au croisement des chemins, etc. Le chemin implique la difficulté, donc, et une pensée voyageuse, celle de l'homme qui pense en marchant. Tu en parleras quand tu seras en route sur le chemin, trouve-t-on dans le Deutéronome. L'enseignement se fait en chemin, il est cheminement, pensée méditante, hésitante, en marche, s'inventant au fur et a mesure qu'elle avance. Il faut se hasarder, s'aventurer, se mettre en danger, travailler. Penser, c'est dépasser, dit Ernest Bloch. Le meilleur dans les religions, c'est qu'elles engendrent des hérétiques. Heidegger dit : des chemins et non des oeuvres. Pour nous maçons, on pourrait reformuler cela sous la forme : des chemins pour réaliser des oeuvres.

Mais le chemin, ce n'est pas la pensée vagabonde, c'est la pensée inquiète, celle qui cherche et qui ne s'arrête pas. L'homme, dit la Kabbale, est question. Le mot adam qui veut dire homme et qu'on retrouve dans le nom d'Adam, a le même poids numérique en guemmatria que le mot mah qui veut dire quoi. L'homme n'est homme que s'il questionne. Les psychanalystes le savent bien, on n'est réellement un homme que quand on a pose la question de son origine, et beaucoup d'autres encore. Et l'important n'est pas dans la réponse mais dans la question.
Dans la Kabbale, de nouveau, la sagesse (khokhmah) est équivalente à la force de la question (koakh mah). C'est le refus du questionnement qui entraîne la violence et la folie.
La question est ce qui nous fait sortir de : nos doutes, nos hypothèses, nos failles, mais pour nous mener à d'autres doutes, d'autres failles.

C'est Raymond Devos qui demande comment identifier un doute avec certitude ? Le chemin serait-il aussi ce qui nous fait sortir de ? En ce sens, l'important n'est pas vers où il nous achemine, mais cet acte fondateur qui nous fait sortir de nous-mêmes à la recherche de quelque chose. Chercher une parole du chemin, ce serait s'aider de ces mots bâtis à partir du préfixe ex : exil, exode, étranger. Etranger, justement. Car ce discours sur le voyage, le chemin, ne m'évoquent pas seulement une poétique et une épistémologie. Il débouche aussi sur une réflexion à propos du mode de rapport à l'autre, donc sur une éthique. Passer de la verticale au niveau, dit-on. Mes FF apprentis, c'est ce que nous vous proposerons, lorsque vous aurez bien entame votre exploration intérieure, pour pouvoir aller vers l'autre. Mais comment va-t-on vers l'autre ? Il y a dans la philosophie de Levinas un concept qui m'a aide à progresser dans cette réflexion, c'est celui d'écart différentiel. Pour être bref, tout mode de rapport à un autre qui ne reconnaît pas une faille, une béance, un écart, une différence, mène à une attitude de phagocytage : je ne reconnais l'autre que s'il est le même que moi, donc je l'inclus dans cette totalité qui est Moi, et je le mange. Il s'agit ici de davantage que de la simple reconnaissance de la différence, mais bien d'une éthique fondée sur un au-delà du principe d'identité. Maurice Blanchot dit : « parler a quelqu'un, c'est accepter de ne pas l'introduire dans le système des choses ou des êtres à connaître ; c'est le reconnaître inconnu et l'accueillir étranger, sans l'obliger à rompre sa différence ». En ce sens, la parole est la terre promise ou l'exil s'accomplit en séjour, puisqu'il ne s'agit plus d'être chez soi, mais toujours au dehors, en un mouvement ou l'étranger se délivre sans se renoncer.

Mais si, en tant qu'hommes, société ou collectivité, nous pensons en termes d'identité, si nous pensons avoir trouvé la vérité, alors ce rapport à l'étranger évolue facilement en haine et en exclusion, car il faut bien qu'il y ait un écart quelque part pour qu'il y ait vie. En ce sens, ce n'est pas l'antisémite qui fait le juif, comme dit Sartre, mais bien le juif qui permet a celui qui est oblige de devenir antisémite de survivre. C'est bien pourquoi il faut s'en prendre aux racines de la souffrance humaine plutôt qu'à ses effets.

Il y a voyage et voyage, chemin et chemin. Pour Levinas, la philosophie, prise dans son sens péjoratif, celui qui désespère, se produit comme une forme sous laquelle se manifeste le refus d'engagement dans l'Autre, l'attente préférée à l'action, l'indifférence préférée à l'action. L'itinéraire de la philosophie reste celui d'Ulysse, dont l'aventure dans le monde n'a été qu'un retour à son île natale, une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l'Autre. Curieusement, ce n'est pas par hasard si le premier texte négationniste, celui de Rassinier, s'appelle le mensonge d'Ulysse. Rassinier n'avait rien vu dans les camps, Ulysse le faux voyageur non plus.
Quelle est donc cette orientation à rechercher, et quelles sont les conditions de sa mise en oeuvre, se demande Levinas. Et sa réponse est comme un appel à nous autres Maçons à aller voir ailleurs après être descendus en nous mêmes : elle ne peut être posée que comme un mouvement allant hors de l'identique, vers un Autre qui est absolument autre, elle commence dans un Même, dans un Moi.
Une orientation qui va librement du Même à l'Autre est Oeuvre... Et l'Oeuvre, pensée radicalement, est un mouvement du Même vers l'Autre, qui ne retourne jamais au Même. La pensée et l'action en mouvement, en chemin. Un départ sans retour.

Et puisque, en tant que maçons, nous réfléchissons dans l'action, ce mode de rapport à l'autre a aussi ses conséquences dans la perception du temps. Car ce rapport a l'autre qui ne veut pas l'absorber, qui ne veut que le caresser, comme dit Levinas, implique aussi un passage au temps de l'autre. Ce qui rend un tel passage possible, faut-il l'appeler éternité ? se demande Lévinas. Nous avons l'éternité devant nous, dit-on en Maçonnerie. C'est qu'il s'agit bien d'humilité et de sacrifice. Dans la prison de Bourassol, Léon Blum terminait un livre en décembre 1941. Il y écrit : Nous travaillons dans le présent, non pour le présent. Combien de fois dans les réunions populaires ai-je répété et commente les paroles de  Nietzsche : que l'avenir  et les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents. Agir pour les choses lointaines au moment ou triomphait l'hitlérisme, c'est sans doute le sommet de la noblesse d'esprit. Il y a dans la Bible la règle de la première occurrence : le sens essentiel d'un mot dans la Bible est celui de sa première apparition dans le texte, celui qui va lui donner sa tonalité sémantique fondamentale. Or, la première fois que le mot chemin ( derekh) apparaît, c'est dans la Genèse, au moment ou Adam est jeté hors du jardin : L'Eternel expédie Adam, et place au levant du jardin des délices deux Chérubins, qui font étinceler une épée de feu pour garder le chemin qui conduisait à l'arbre de vie. Or, il y a dans cette phrase une bizarrerie grammaticale. Sans entrer dans les détails, le mots deux n'est pas écrit correctement, et comme rien n'est hasard dans la Bible, il faut interpréter cette erreur. Je vous ferai grâce du raisonnement, mais la conclusion est que le mot Chérubins doit indiquer 2 êtres de sexe différent. Voici donc le mot chemin associe d'emblée à la différence, et à la différence essentielle, celle des sexes. Et nous, maçons, y trouvons en plus l'Epée Flamboyante, symbole de la pensée active, dit Wirth. C'est l'arme unique de l'initié, qui ne saurait vaincre que par la puissance de l'idée et par la force qu'elle porte en elle-même. On pourrait dire d'une autre manière que l'épée, par son tranchant, est la pour maintenir l'écart, cet écart nécessaire à la vie.

Emprunter les chemins de traverse, explorer le rapport a l'autre, ce n'est donc pas renoncer à l'action, du dilettantisme ou du tourisme, mais c'est au contraire une condition nécessaire à l'action. Il y aurait tant de choses à dire encore ! Mais je crains de vous fatiguer, et moi de me perdre encore davantage dans le méandre de mes réflexions. Le retour d'un voyage, non pas a la maison, mais continuer le travail, une fois change et plus riche, ce sera pour moi arrêter cette planche pour rester dans une norme acceptable.

Je voudrais terminer en citant un texte légèrement trafiqué, je vous dirai comment après : «  que signifie être maçon ? pourquoi cela existe-t-il ? cela existe pour qu'existe l'idée du chemin comme mouvement juste ; cela existe pour que, dans et par le chemin, l'expérience de l'étrangeté s'affirme auprès de nous dans un rapport irréductible ; cela existe pour que, par l'autorité de cette expérience, nous apprenions à parler. Etre homme du chemin, c'est en tout temps être prêt à se mettre en route : exigence d'arrachement, affirmation de la vérité nomade. Ainsi l'être maçon s'oppose à l'être païen : être païen, c'est se fixer, se ficher en terre en quelque sorte, s'établir par un pacte avec la permanence qui autorise le séjour et que certifie la certitude du sol... »

Il faut sortir de la demeure, aller et venir de manière à affirmer le monde comme parcours. C'était un texte tiré de l'Entretien Infini de Maurice Blanchot. J'ai simplement remplace le mot juif par le mot maçon. J'aurais pu peut-être le remplacer par le mot homme, tout simplement. Je n'y ai pas vu d'incongruité. J'espère que vous non plus.

J'ai dit.

G\ E\


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