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Les gants et le tablier

Des deux ce sont les gants qui m'ont d'emblée attire. Les gants ? Oui car j'en porte quotidiennement dans ma vie profane, c'est pour moi une seconde peau, interface obligée entre les patients et mes mains, rendue obligatoire par nos règles diverses afin d'établir une protection :

  • protection pour nous lorsque nous réalisons un geste invasif, lorsque nous piquons, pour éviter le contact avec le sang et les maladies virales,
  • protection pour nos patients afin d'éviter de leur transmettre des bactéries néfastes.

Mais cette double protection, quasi instinctive dans mon exercice professionnel, n'est-elle pas également un rejet ? Un refus de voir l'autre ? De l'accepter en tant qu'homme ? Finalement, ces gants n'établissent-ils pas une barrière bien plus solide et efficace que des grilles ? Nous permettant d'éviter le contact peau a peau et ses implications émotionnelles.

Si je continue dans cette ligne de pensée, je risque de me voir déborder, ou envahir par les métaux. Je vous propose donc de repartir de définitions, tirées du Littré.

La première définition, celle du mot tablier, m'a étonnée. C'est un mot d'origine latine, du latin tabularium désignant une petite table distinguée par des carres de différentes couleurs pour jouer aux échecs (un damier…). C'est également l'ensemble des poutres et des planches qui forment une des travées d'un pont de charpente (un pont, n'est-ce pas ce qui relie). C'est, enfin, la pièce de toile, ou de cuir que les femmes et les artisans mettent devant eux pour ne point gâter leurs habits. Dans les expressions associées, il en est une qui a retenu mon, attention : Un « rôle a tablier », dans le théâtre, c'est un rôle d'artisan ou de soubrette. A contrario, la définition des gants est nettement plus simple : c'est une partie de l'habillement qui couvre la main et chaque doigt séparément (séparation permettant le mouvement, l'action des mains), son origine est nordique. Au plan fonctionnel, ce sont des vêtements. Le rôle premier d'un vêtement est de protéger, et la on retrouve des traces de gants ou de son ancêtre, la mitaine, des le néolithique, bien entendu, dans les pays du nord.

Quant au tablier, je n'ai pas trouve de traces rapportées, bien qu’il semble plus ancien, ne serait ce qu’en raison de la simplicité de sa réalisation. Les premiers tabliers des maçons ne sont-ils pas décrits comme étant formes d'une simple peau d'agneau, l'encolure formant la bavette et les pattes, la ceinture ? De même lorsqu'on s'intéresse au second rôle d'un vêtement, la fonction d'apparat, d'apparence, celle qui permet de montrer visuellement un statut, un pouvoir, on trouve des gants en soie des l'Antiquité. Au Moyen âge, ils sont brodes…mais de tablier ? Que nenni.

Les sépultures non plus ne livrent guère de traces du tablier. Sont-ils trop fragiles pour résister au temps ? Sont-ils juges indignes d’accompagner dans ce voyage ? Cependant leur usage, quasi quotidien, me semble évident. Mais ces objets, fragiles bien que protecteurs, trop présents, sont restes oublies…sauf en certains lieux.

De ces différentes définitions, littéraires, historiques, fonctionnelles, on peut conclure que ces vêtements forment avant tout une barrière, séparation, ou protection, contre les agressions extérieures. Aussi bien une protection strictement passive liée a un environnement hostile. Qu’une protection liée a une action pouvant être salissante, ou dangereuse pour l'intégrité physique. Quelques mots sur leur couleur, blanche : Le blanc dans notre société est habituellement rattache a la propreté, par extension la pureté, la virginité, l'innocence, le bien, le bon…

De nouveau, j'établis un lien avec ma vie profane. La couleur blanche des gants m'interpelle, non plus comme soignant, mais comme militaire. Nous avons deux couleurs de gants : des gants noirs « de travail » et des gants blancs de cérémonie. Ces gants de cérémonie sont identiques a ceux que je porte ce soir, ils doivent être immaculés, reflétant notre soin, notre souci du détail, mais surtout l'attention car ils marquent l'honneur que nous souhaitons faire a une ou des personnes. Mais il est temps de se recentrer sur la signification qui leur est donnée en ces lieux, pour nous ils font partie des décors et symbolisent le travail.

Tout d'abord à quel moment apparaissent-ils ? Dans mon souvenir, je les ai reçus de la loge, lors de mon initiation, après avoir voyage, traverse des épreuves, après surtout le sacre, ce qui a fait de moi une maçonne. Pour reconnaître/témoigner de ce nouvel état ? Ils m'ont été tendus par des maitresses, présentes pour guider ce premier travail, reflet de ce qui est à venir. Et puis en travaillant, j'ai été oblige de repréciser ce souvenir vague. J'ai bien reçu le tablier et les gants après le sacre, effectue par la vénérable maitresse. Mais c'est l'experte qui m'en a revêtue, c'est l'experte qui a ensuite guide mon premier travail, unique travail opératif, consistant à frapper a trois reprises la pierre brute, avec le ciseau et le maillet. C'est encore elle qui m'a précise que je n'entrerais pas en ces lieux sans être revêtue de mes gants et de mon tablier, qu'en tant qu'apprentie je porterais la bavette relevée. Et surtout il m'a été donne, il m'a été dit par la vénérable qu'ils symbolisaient le travail. Sans eux on ne touche pas les outils, l’ordre est important, de la même manière que nous partons du pied gauche pour entrer. D'abord je me protège, ensuite seulement je peux toucher les outils, le ciseau et le maillet, avant de tenter de les utiliser sur la pierre brute. Et la sur ce travail opératif, c'est l'experte qui me guide, me conduit, de même c'est elle qui m'avait guide en tant que profane, barrière entre deux mondes spéculatif et opératif, profane et sacre ? Après, nous travaillerons, pour ce que j'en sais, uniquement en spéculatif, mais nous conservons cependant notre tablier et nos gants. Ils sont nécessaires !

Le tablier et les gants… Même si historiquement ce que je vais énoncer ne concernait initialement que le seul tablier, actuellement, dans ce que je connais, c'est le point commun de tous les mâcons, quelle que soit son obédience, son rite, son sexe, le maçon au sens neutre du terme-porte un tablier et des gants. D'ailleurs un profane qui se rapproche dans son engagement ses idéaux n'est-il pas décrit comme un maçon sans tablier ?

Le tablier est donc la marque visible du maçon. Et depuis je le vois a chacune de nos réunions, le large tablier, a la bavette relevée que je partage avec les autres apprenties, celui plus réduit des compagnonnes qui nous font face, tout aussi blanc, mais a la bavette abaissée, et celui décore de rouge des maitresses, symboles visible d'une progression.

En opposition le mien est simple, blanc, plus grand, protégeant mieux avec sa bavette triangulaire relevée. Dans cette évolution des tabliers, je vois une progression, progression liée a un travail. J'y associe des images, souvenirs de sœurs que j'ai connus avec une bavette relevée, que j'ai écoute, et qui ont ensuite abaisse leur bavette.

En même temps cette progression ne se fait pas seule, ex-nihilo, elle est accompagnée, comme je l’ai été, guidée par ma surveillante.

Revenons à l'expression qui avait retenue mon attention : « un rôle de tablier ». C’est le rôle de quelqu'un qui travaille et qui a donc besoin d'une protection. La protection des instincts du bas-ventre, assurée par la partie rectangulaire, semble préoccuper nos frères, je me sens peu concernée. En tant qu'apprentie, la bavette relevée augmente la protection, l'étend vers le haut, se rapprochant du cœur, insistant sur le nécessaire contrôle des passions.

Une protection de la peau, protection de l’enveloppe corporelle, de l’intégralité physique et par extension psychique. D’une certaine manière ils témoignent indirectement du risque pris dans notre travail, travail sur nous-mêmes, sur notre esprit « associe » a une prise de risque pour notre psychisme, car nous allons le travailler et donc le remettre en cause.

Nous avons donc une protection triple. L'élément essentiel, historiquement unique, c'est le tablier, en peau d'agneau. L'agneau associe a la pureté, a l'innocence d'un jeune être, mais aussi l'agneau purificateur, rédempteur, « l'agneau qui enlève les péchés du monde ». Cette protection passive est complétée par les deux gants qui permettent les mouvements et donc l'action des mains, car le travail se doit d'être actif. Mais en même temps la présence des gants n'est pas permanente. A chacune de nos tenues, nous les enlevons à deux reprises. D'une part pour la chaine d'union, instant privilégie de contact, ou nous acceptons de baisser nos barrières, ou notre travail commun s'exprime non pas seulement en parole mais en acte, dans l'acceptation d'un contact, peau a peau entre deux mains répétées, permettant une communion, un passage indéfinissable pour moi. D'autre part lors du serment que nous faisons de garder secrets les travaux réalisés en ces lieux, car ce serment nous engage pour notre vie profane. Et la, cette absence, me semble reveler, en creux, la barrière qu'ils forment entre les mondes sacre et profane.

Maintenant, plus personnellement, je me suis retrouvée entrainée par ma pensée vers d'autres associations d'idées ou d'images. Echos plus personnels de ces symboles. Cette protection assurée par le tablier, centrée, ceinturée au milieu du corps me fait comprendre qu'il doit être maitrise, contenu.

La première étape semble simple, s'astreindre a une tenue correcte, à l'équerre dans la position, position de mes jambes, position de mes mains gantées sur ma robe. Mais cette posture doit être tenue tout au long de la tenue…c'est plus difficile. Pour moi, il s'agit d'associer une position, un schéma corporel fixe, détermine, ayant un sens avec ce temps, ce lieu. Il s'agit de rentrer véritablement dans son intégralité, corps et esprit associes, dans le rituel. Maitriser le corps afin de mieux centrer, concentrer son esprit, je pense la au za zen. Cette démarche m’est également une nécessité, sachant a quel point mon corps peut être impérieux dans ses exigences, je pense au sommeil.

Je dirais que j'essaie d'engramme, c’est-a-dire de fixer, autant dans ma mémoire psychique et intellectuelle, que dans la mémoire de mon corps, notre rituel. Pour moi cette association facilite la séparation avec le monde profane, me donne encore plus l'impression d'être dans un temps autre, un espace autre, non plus profane mais bien sacre.

Du sacre, je repense à la lumière : Pour nous apprenties, éloignées de la lumière, de par notre position au septentrion, qui plus est dans les rangs arrières, pour nous donc, situées dans l'ombre, afin de nous protéger d'une lumière par trop vive, nos gants, notre tablier sont des taches claires dans un océan d'obscurité, taches claires qui accrochent la lumière lui permettent d'être présente sans pour autant nous éblouir. En face de moi je vois mieux éclairée, marche suivante, des rectangles blancs sur un fond noir, et la je repense au tabularium. Peut-être plus visiblement que d'autres, nous arborons l'opposition entre le blanc de notre tablier et le noir de notre robe, rappel de notre pave mosaïque, de carreaux noirs et blancs, opposition manichéenne. En passant, je dois dire que je suis très attachée à notre robe noire.

Cette opposition entre le blanc évocateur de naissance, bien, lumière et le noir rappelant la mort, le mal, l'obscurité, me semble une aide, un support pour focaliser notre attention sur la distinction bien/mal qui semble alors évidente. D'autant plus que travailler sur la limite entre le bien et le mal me semble parfois difficile. D'une part parce que je ne crois plus, que si l'intention est pure, bonne, le résultat de l'action le sera également.

D’autre part car je crois qu’il n’est pas facile de prévoir toutes les conséquences de ses actes et de ses paroles. Malgré cela, cette forme blanche, sur ce fond noir, me semble témoigner d'une lumière, d'un espoir.

Je finirais en rapportant une scène de ma vie privée. Lorsque j'ai commence a tourner autour de ces gants et de ce tablier, je me suis retrouvée un week-end, au petit matin, devant mon lavabo, a laver mes gants, et les relaver essayant sans succès de leur redonner leur blancheur initiale, me reprochant ma négligence, un manque d'entretien. Mais je n'ai pu y réussir, en particulier reste, j'en ai bien peur définitivement, une tache attrapée lors d'un banquet d'ordre. J'ai beaucoup tourne autour de ces taches, salissures, n'envisageant initialement que celles qui sont liées à mon travail, conséquences de celui-ci, puis découvrant que je pouvais également avoir été éclabousse, ma fameuse tache de vin du banquet d'ordre !

J'ai ensuite considère que lorsque je travaille, simultanément, ma robe se couvre de poussières, visibles sur le noir ! Et mon tablier de taches, amenant les deux à un gris informe ! Pour en conclure que mon tablier ne devait pas être suffisamment grand… Revenons à mes gants… Toujours insatisfaite de leur aspect, je suis allée en racheter, tout propres, d'un blanc immaculé…et je les ai admires…pour conclure que si je les portais, ils finiraient par ressembler a mes premiers gants… Je tournais un peu en rond. Puis, aidée, guidée dans ma réflexion, j'ai fini par comprendre que l'important était de les laver, tous les jours si nécessaires, avec en esprit l'image claire de gants blancs. Ou dit autrement que l'important était de travailler sans relâche à la réalisation de mon idéal.

Mes gants ? J'ai fini par les accepter comme un témoignage des soirées passées ensemble et je suis heureuse de les porter ainsi ce soir. Mais le dernier mot n'est pas pour les gants.

Le tablier, mon tablier, je crois que je le construis en esprit depuis que je suis maçonne, il protège mon travail et témoigne de ma progression et en tant que tel j'espère qu'il en portera les traces, non accidentelles.

J'ai dit.


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