GLDF Loge : Stella Maris - Orient de Marseille 06/05/1996

La Gnose 

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En préambule de cette planche sur la Gnose et les gnostiques, j'aimerais vous proposer de courts extraits d'un article titré : " les nourritures spirituelles ". Je cite :
« Alors que l'Eglise semble plus préoccupée à faire la morale qu'à parler de Dieu, du sens de la vie, de l'espérance, l'Occident est en plein malaise face à ses propres traditions spirituelles. Vide à combler, angoisse existentielle, soif du divin ou petite poussée d'angoisse millénariste ? Une fin de siècle est toujours propice aux remises en question. On peut y voir, également, le signe d'une soif de contact avec le divin, par la perpétuation d'un merveilleux ancien, la recherche éperdue de remèdes aux malheurs ».
 
Mon propos n'est pas d'établir un parallèle entre deux périodes de l'humanité, tendant à prédire un XXIème siècle nécessairement spiritualiste, mais de constater qu'en période de mal-être existentiel, l'homme éprouve plus particulièrement le besoin d'apporter des réponses aux grandes interrogations qui, de tous temps, ont agité son esprit. Pour répondre à cette attente, il ausculte invariablement le domaine du sacré, le seul qui soit à même de combler son attente en permettant l'ébauche d'infinies constructions spirituelles.
 
L'histoire nous enseigne qu'au début de notre ère, sur les rives orientales de la Méditerranée, des conditions sociales bien particulières ont amené l'effervescence des esprits, annonciatrice de grands courants spirituels qui, deux millénaires plus tard nous préoccupent toujours. Dans le ferment de la Galilée, occupée par les Romains, un messie était attendu et c'est un homme qui est venu pour prêcher une parole nouvelle, parole perçue par le peuple mais hautainement rejetée par les tenants des pouvoirs politiques et religieux.
 
La parole et l'exemplarité de la vie de Jésus sont à l'origine de la puissante religion chrétienne, mais parallèlement, un autre courant spirituel s'est inspiré de cette parole - pas tout à fait la même, sans doute - pour initialiser la démarche gnostique.
Cette démarche, la Gnose, qualifiée par certains de surgeon du Christianisme et par d'autres de rameau indépendant, a connu des fortunes diverses. Née en Egypte, plus particulièrement à Alexandrie, et contemporaine des apôtres du Christ, elle a été propagée par des hommes de foi. Sans jamais se constituer en église, elle a cependant été vigoureusement combattue, puis réprimée par le Christianisme naissant. Occultée, la Gnose ne s'est pas moins perpétuée et universalisée, des rives de l'Indus aux contreforts des Carpates, puis en Europe Occidentale et jusqu'en Languedoc avec la foi Cathare. Comme nous le savons, ces courants de pensée, déclarés schismatiques par les Eglises constituées, ont été très fortement réprimés, par le fer et par le feu, jusqu'à une presque totale extinction. Cependant l'enseignement propagé par la Gnose s'est perpétué avec des penseurs et des hommes de foi qui, au cours de l'histoire ont délivré par des propos plus ou moins explicites, l'enseignement de base de cette construction de l'esprit, dans ses rapports avec le divin.
 
Veuillez pardonner cette longue introduction, dont le seul intérêt était de recadrer la Gnose dans un contexte d'évolution, des origines à nos jours.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, pour vous communiquer, tant que faire se peut, les enseignements et les hommes qui les ont élaborés et propagés, je vous dirai encore que cette vision du divin qui a émergé, comme le Christianisme, à partir des paroles de Jésus, aurait fort bien pu devenir la religion officielle, en lieu et place de l'Eglise de Pierre. Problème d'hommes, problèmes liés au contenu de l'enseignement ? Nous sommes incapables de refaire l'histoire et d'inverser la flèche du temps, tout au plus, constater, expliquer. Notre état d'initiés nous permet, sans doute, d'aborder un tel sujet en faisant abstraction du contenu sulfureux qu'il possède encore de nos jours.
 
Venons-en maintenant aux grandes lignes d'un message complexe et fascinant. Le terme de gnostique est vague et recouvre des significations bien différentes. Mais il a pris dans l'histoire un sens privilégié au cours des premiers siècles de notre ère. A cette époque, être gnostiques, c'était faire partie de ceux qui savent. La Gnose, selon la traduction du grec gnosis est une connaissance et non une croyance.
 
Connaissance de l'origine des choses, de la nature réelle de la matière et de la chair, du devenir du monde auquel l'homme appartient. L'une des notes dominantes de la théologie gnostique est le dualisme, système qui affirme que le monde est gouverné par deux puissances, deux principes éternels : celui du Bien et celui du Mal. C'est précisément ce dernier principe qui, pour les Gnostiques, gouverne le monde et les hommes en les maintenant sous une chape de plomb. La pesanteur, le froid et l'immobilité sont à la fois notre condition, notre destin et notre mort. S'abandonner à la pesanteur, l'accroître dans tous les sens du terme, par l'absorption de nourriture ou par procréation, qui alourdit d'autant la terre de  naissances successives, c'est collaborer à un destin maléfique.
Pour les Gnostiques, leurs visions de l'homme et de la terre sont dictées par un sentiment global à l'égard de la matière, fait de répulsion et de lucidité. A la pesanteur de la matière, à la lourdeur des corps vivants, s'adjoint fatalement celle de l'esprit. Notre pensée est marquée des mêmes interdits que le corps, se heurte aux mêmes murs, s'alourdit elle aussi sous le poids des mêmes contingences. A titre d'image, le sommeil est à la conscience ce que la pesanteur est au corps : un état de mort, d'inertie, une pétrification du psychisme. Il en découle, pour les "connaissants", que notre monde, celui du feu obscur, est le domaine du mal, non au sens moral mais biologique.
 
Le mal, c'est l'existence de la matière elle-même, en tant que création parodique, ordonnance truquée des semences premières. C'est l'existence de ce sommeil de l'âme qui nous porte à prendre le réel pour ce qui n'est que le monde illusoire des songes.
 
Ainsi le caractère fondamentalement vicié de toutes les entreprises et institutions humaines : temps, histoire, pouvoirs, Etats, religions, races, nations, toutes ces notions, tous ces systèmes que l'homme a suscités, sont entachés de cette tare première.
 
En parallèle à ce constat peu réjouissant, la Gnose c'est aussi la connaissance de l'existence en l'homme de quelque chose qui échappe à la malédiction de ce monde, comme un feu, une étincelle, une lumière issue du vrai Dieu, lointain, inaccessible, étranger à l'ordre pervers de l'univers réel. La tâche du Gnostique, sa possibilité de salut, sera donc de remonter la pente fatale, de regagner, en perdant au fur et à mesure la pesanteur aliénante de son corps et de sa psyché, le monde supérieur d'où jamais nous n'aurions dû chuter
 
Comme bien d'autres prédécesseurs dans l'Antiquité, c'est vers le ciel que le Gnostique a tourné ses regards, pour s'épargner la vision d'une terre où, pour lui, tout n'est que pesanteur et aliénation et où Il s'estime victime d'une injustice à l'échelle du cosmos tout entier. Pour lu, le ciel nocturne pèse comme un voile, une muraille d'ombre encerclant notre terre, un cercle ténébreux au travers duquel transparaissent par endroit, par des lézardes, des failles, des béances, les feux brillants d'un autre monde. Ce ciel pourtant est sa première source de connaissance, et par construction mentale, le Gnostique a imaginé le Plérôme, le monde de la Plénitude, comme une succession de cercles concentriques autour de la terre, de plus en plus lumineux, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de notre planète, jusqu'au cercle ultime qui constitue la source et la racine de la totalité de l'univers.
 
Ces autres mondes, ces cercles, en partant de la source, se distinguent par l'accroissement de la pesanteur. De même que la semence de l'homme, germe infime, invisible, nanti d'un poids à peine mesurable, acquiert en se développant grandeur et pesanteur, de même les semences primordiales, les potentialités du monde hypercosmique, en chutant dans le monde inférieur, gagnent en pesanteur, deviennent une matière de plus en plus compacte.
 
Il semble donc exister pour les Gnostiques plusieurs états de la matière : un état igné, supérieur, qui est celui de l'hyper-monde, et des états successifs correspondant aux différents cercles, à mesure que les semences se matérialisent et se chargent d'obscurité, d'opacité, de pesanteur. Notre propre matière, celle de la terre, des végétaux et des êtres vivants, est en quelque sorte la semence infiniment alourdie des particules éthérées de l'hyper-monde. Elles ont chuté peu à peu jusqu'à nous, à la suite d'un drame primordial qui est toute l'histoire de notre univers. Comment ? A un certain moment, à l'aurore des temps, un des habitants de l'hyper-monde, dieu, démiurge, ange ou éon - terme qui revient souvent dans la cosmologie gnostique et qui signifie un éternel, entité vivante et personnalisée - , un de ces êtres a perverti l'équilibre des virtualités, par orgueil ou par inconséquence. Il est intervenu dans son déroulement et a provoqué des perturbations, sortes de vibrations de la matière ignée, qui ont  entraîné sa descente progressive et sa dégradation vers les cercles inférieurs.
 
Ainsi le Gnostique se considère au monde, mais pas de ce monde. Pour lui cependant, une voie possible existe pour fuir sa condition car tout contact n'est pas irrémédiablement perdu avec les cercles supérieurs et nous verrons comment.
 
De ce monde, le Gnostique qui a la connaissance, la gnose, de son origine éthérée, refuse de s'abandonner à la pesanteur, à l'augmenter, dans tous les sens du terme, par l'absorption de nourriture ou par la procréation, qui alourdit d'autant la terre avec les naissances successives. L'accroître c'est collaborer à ce destin maléfique, entériner la chute primordiale qui en est la cause, s'associer à l'oeuvre de mort entreprise par celui ou par ceux qui ont provoqué cette scission tragique. Le simple fait de vivre, de respirer, de se nourrir, implique l'existence et l'accroissement du mal. Nous percevons ainsi que ce vice natif, où les Hébreux et les Chrétiens voyaient l'empreinte du Péché originel, et donc la responsabilité de l'homme seul, apparaît au contraire aux Gnostiques comme un statut imposé à l'homme.
 
Dans ces conditions, il est normal que le gnostique se considère comme un exilé, un étranger perdu au coeur d'un monde hostile, et tout étranger est, en quelque sorte, l'autochtone d'un autre monde. Son déracinement n'est pas géographique mais planétaire. Pour lui, bien qu'il fût le seul à en avoir connaissance, tous les autres hommes étaient dans la même condition d'exilé universel. L'homme est un étranger à vie, sur une planète qui est une prison des peuples, dans un corps qui est une prison des âmes, l'autochtone d'un monde invisible et perdu.
 
Par essence, la gnose - gnosis, proche en grec de génésis - est une genèse qui redonne à l'homme sa véritable naissance et supprime son immaturité génétique et mentale. Pauvre vivant cependant que le Gnostique, conscient des splendeurs d'un ciel supérieur mais condamné, créature lamentable, à errer dans un monde où règne le mal. Pour lui, son but ne peut être que de recueillir et augmenter ces splendeurs éthérées, de les concentrer et d'acquérir ainsi une sorte d'anti-pesanteur, pour vaincre l'inertie du corps et rejoindre le firmament salvateur que la muraille d'ombre dérobe à sa vue.
 
Cette légèreté de l'être, opposée à l'inertie du corps et au sommeil de l'âme, les Gnostiques pensaient pouvoir l'atteindre en pratiquant des techniques de réveil - réveil physique, réveil mental -, en une sorte d'obstinée et raisonnée maîtrise des sens, allant parfois jusqu'à leur dérèglement.
 
Fidèles à leur connaissance, ils tentaient de vaincre l'ordre matériel et spirituel de ce monde qui les hait, pour atteindre une hyper-vie ou encore une hyper-conscience. Ainsi, et ainsi seulement, ils pensaient trouver la voie, percevoir le signe, le message qui leur permettraient d'envisager l'espoir d'une libération.  

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Intéressons-nous maintenant aux hommes, qui en Palestine, en Syrie, Samarie et en terre d'Egypte, fondèrent la réflexion gnostique au cours des deux premiers siècles de notre ère. Egalement à ceux qui, plus tard, reprendront le flambeau en d'autres lieux. Mais attardons-nous quelques instants sur les moyens qui sont à notre disposition pour appréhender cette spiritualité.
 
On connaissait surtout les gnostiques et leur enseignement, par les Pères de l'Eglise qui ne s'intéressèrent à eux que pour les accabler de leurs sarcasmes et les condamner comme hérétiques. Le plus ancien de ces théologiens est saint Justin qui rédigea à Rome entre 150 et 160 ses Apologies et un ouvrage intitulé Contre Marcion, puis saint Irénée de Lyon, saint Hippolyte de Rome, et bien d'autres qui réfutant l'hérésie fournirent des informations très substantielles sur les Gnostiques, sur leurs oeuvres, leurs systèmes et parfois leurs rites.
 
L'historien n'aurait eu que ces interprétations partiales du contenu de la Gnose si, en 1946, n'avait été miraculeusement découvert à Nag Hammadi, non loin de Luxor en Egypte, un ensemble de textes gnostiques rédigés en langue copte. Ce lot de manuscrits daté d'une période située entre le IIème et le IVème siècles de notre ère est extrêmement complet. Il fait découvrir la diversité et le foisonnement de la réflexion théologique ancienne de la chrétienté des premiers temps. Le codex de Nag Hammadi, contient des textes rarissimes comme  l'Evangile de vérité, l'Epître apocryphe de Jacques et surtout l'Evangile selon Thomas.
Avec cette découverte, ont été multipliées les chances d'accès direct aux sources gnostiques originales.
 
Les réfutations des premiers évêques chrétiens et les documents de Nag Hammadi mettent en évidence l'existence d'une multitude de sectes, de communautés et de penseurs gnostiques qui, à l'instar des apôtres, cheminent eux aussi sur les routes de l'Orient biblique et qui, en maints endroits, se heurtent directement aux disciples de Jésus.
 
Le plus ancien de ces prophètes errants de la Gnose est resté dans l'histoire sous le nom de Simon le Mage. Il voyage, prêche et convertit en compagnie d'une femme, ancienne prostituée, du nom d'Hélène. Simon affirme qu'il est la Puissance suprême et qu'elle est l'Ennoia, la Sagesse descendue des cieux, la Mère de l'univers. Constatant que le Dieu de la Bible et surtout de la Genèse est un Dieu vengeur, acharné contre l'espèce humaine, il en déduit que ce dernier n'est pas le vrai Dieu mais un démiurge vindicatif et coléreux et que le vrai Dieu, bon, ami de l'homme et créateur de la vie existe en toute éternité. Pour lui, le monde où nous vivons n'a pas été créé par le vrai Dieu. Il est l'oeuvre d'un simulateur et la tâche de l'homme consistera à refuser le jeu de ce monde-là en luttant contre l'oppression généralisée du réel, en se créant une âme qui fortifie l'étincelle lumineuse qu'il porte au fond de lui. Simon pense donc que l'âme n'est pas immortelle par nature.
 
Pour le Gnostique, c'est ici et avant la mort que tout se joue, d'où ce sentiment d'angoisse devant le temps, la brièveté de la vie humaine, si caractéristique de la sensibilité gnostique. Chaque minute de notre vie est une porte ouverte sur le néant ou sur l'immortalité. Nous voyons combien cet enseignement contredisait celui qu'enseignaient déjà les apôtres qui prêchaient l'immortalité de l'âme humaine. Simon vivait en concubinage et c'est par ce couple et dans ce couple que son enseignement prendra corps. Pour Simon, en effet, la semence issue du feu divin que l'homme porte en lui et le désir - feu psychique - qui l'émet hors de l'homme, sont les moyens privilégiés de sa libération. Hormis Simon, l'abstinence sexuelle le plus souvent observée par les " envoyés de Dieu ", y compris les apôtres gnostiques, n'était cependant pas le fait d'un certain nombre de sectes de cette croyance qui pratiquaient l'union et l'amour libre.
 
C'est là, un des traits marquants du gnosticisme, dès ses débuts : l'ambivalence de tout comportement. L'attitude radicale adoptée à l'égard de la chair permet indifféremment, de pratiquer une ascèse rigoureuse ou une " débauche " non moins rigoureuse car l'une et l'autre de ces voies est chacune libératrice.
 
Simon, dit le mage, car on lui attribuait maints miracles et prodiges, gêna considérablement la prédication  des apôtres, et dit-on Pierre lui-même, dut à plusieurs reprises le suivre à la trace pour prêcher après lui et détromper les futurs chrétiens. Selon la légende, Simon, au cours de son séjour à Rome, discutait avec ce même apôtre Pierre qui lui déniait tout vrai pouvoir. Simon affirma qu'il pouvait s'envoler vers le ciel. Pierre le mit au défi : Simon aussitôt s'envola. Mais la prière de Pierre le fit tomber sur le sol où il se brisa en quatre et mourut. Légende certes, mais soulignons au passage l'emploi pour le moins contestable de la prière en vue de  commettre un pur assassinat.
 
L'essentiel, en tout ce qui concerne Simon le Mage, c'est que la Gnose affirme ici son originalité, son pouvoir de fascination en marge des enseignements et des prédications traditionnels, celui du couple primordial exaltant le désir comme feu premier du monde et source de libération.
 
Après la mort de Simon, un certain nombre de disciples continuèrent son enseignement. Comme lui, se souciant peu d'instituer des écoles durables, et n'ayant d'autre but que de fuir les lourdes chaînes de ce monde, ils n'accordèrent aucune importance à leur propre organisation et se vouèrent d'eux-mêmes à l'éphémère.
 
C'est un des traits curieux de cette histoire : elle se refait sans cesse, comme une chaîne invisible où, pour qu'un anneau naisse, il faut qu'un autre meure.
 
Des noms émergent des critiques hérésiarques des pères de l'église  comme des textes de Nag Hammadi. Sont le plus souvent cités : Basilide, Carpocrate et Valentin.
 
De ces trois grands maîtres gnostiques, le plus attachant et le plus singulier semble avoir été Carpocrate. Il était grec, originaire de l'île de Céphalonie et l'on connaît le nom de sa compagne : Alexandreia, et celui de son fils : Epiphane. Ce dernier, élevé dès son plus jeune âge dans la philosophie platonicienne et l'enseignement gnostique, devint très tôt un véritable maître. D'une précocité étonnante, il mourut en effet à dix-sept ans. On connaît de lui un traité Sur la Justice dont Clément d'Alexandrie cite un assez long passage. Adolescent au savoir encyclopédique et au génie précoce, son corps transporté dans son île natale fut enterré avec des honneurs divins. L'enseignement des Carpocratiens ne se distingue pas particulièrement de celui des autres gnostiques, cependant, poussant jusqu'à l'extrême les principes essentiels de la Gnose, les adeptes de cette secte prétendaient violer, partout et en toute occasion, les lois trompeuses de ce bas monde. Les Carpocratiens, épuisant la substance du mal en le combattant avec ses propres armes érigeaient l'immoralisme en système rationnel et plaçaient l'insoumission totale au rang de voie libératrice.
 
Ces déviations, apanage de certaines sectes gnostiques, ne doivent pas faire oublier que les maîtres de sagesse, les enseignants et docteurs de la Gnose chrétienne étaient des hommes de haute culture, de haute érudition qui ont porté sur l'univers, le monde et les hommes de leur temps, un regard particulièrement lucide et scrutateur. Pénétrés de foi et de désespoir, ils entendaient réveiller en l'homme, l'être endormi et secouer la torpeur aliénante de l'âme.
 
Au terme de ce premier siècle de notre ère, les hommes disparus, les sectes gnostiques le plus souvent se dispersèrent. Certaines trouvant un support dans les populations locales purent survivre, comme celle dont on a retrouvé les écrits en Egypte, à Nag Hammadi. C'est peu de chose au regard de l'histoire, cependant l'idée persista et même se développa en d'autres temps et d'autres lieux.
 
C'est au IIIème siècle, en 214, à Ctésiphon, cité proche de Babel, que naquit Mani, fils unique d'une noble famille locale. L'écrivain libanais Amin Maalouf, dans : Les jardins de lumière nous conte la vie de ce prophète. Elevé au sein d'une secte pseudo-gnostique, il rompit avec elle à 24 ans après avoir reçu la " Révélation ", pour entamer un long périple qui le conduisit dans tout l'empire Iranien, alors gouverné par la dynastie des Sassanides, le Nord-Ouest de l'Inde, en Syrie et en Egypte.
 
Mani missionnaire de sa foi était de croyance gnostique, et comme avec Simon le Mage, sa vision de l'univers était foncièrement dualiste. Deux Dieux inconciliables régissaient pour lui deux entités contraires, coéternelles et indépendantes : Lumière et Ténèbres, Esprit et Chair, Bien et Mal. Ecoutons-le, selon Amin Maalouf, prêcher sa version de la Genèse, je cite : <<... aux commencements de l'univers, deux mondes existaient, séparés l'un de l'autre : le monde de la Lumière et celui des Ténèbres. Dans le Jardin de Lumière étaient toutes les choses désirables, dans les ténèbres résidait le désir, un désir puissant et impérieux, rugissant. Et soudain, à la frontière des deux mondes, un choc se produisit, le plus violent et le plus terrifiant que l'univers ait connu. Les particules de Lumière se sont alors mêlées aux Ténèbres, de mille façons différentes, et c'est ainsi que sont apparus toutes les créatures, les corps célestes et les eaux, et la nature et l'homme...>> Fin de citation.
 
Comme pour les Gnostiques du premier siècle, le manichéisme prétend apporter la Connaissance fondamentale, la Gnose, qui révélera à l'initié l'alpha et l'oméga de sa condition humaine ou, pour utiliser la terminologie de la secte : le Commencement, le Milieu et la Fin. En lisant saint Augustin qui, avant de devenir le célèbre évêque d'Hippone, ardent hérésiologue, avait été, près de dix ans durant, un membre de la secte, on peut constater que le gnosticisme manichéen était moins désespéré et peut-être plus raisonnable que celui des origines.
 
C'est à l'Eglise triomphante que l'on doit le sens, encore usité, du mot manichéisme signifiant une analyse simpliste qui conduit à une solution primaire. N'oublions pas que les " conceptions manichéennes ", ce sont celles de l'adversaire, donc viciées par l'erreur et la bêtise.
 
Mani, dernier prophète du Christ, est mort en martyr, victime du roi Sassanide Bahrâm Ier qui n'eut pas la bienveillance manifestée par son père, à son égard.
 
Après Mani, l'idée gnostique, durement réprimée par l'Eglise toute puissante, disparaît de l'Orient chrétien. Elle surgira de nouveau, au IXème siècle, dans les montagnes et les forêts de Bosnie et sur les plateaux d'Herzégovine, sous le nom de Bogomiles, qui signifie : les Aimés ou les Amis de Dieu.
Cette nouvelle secte, de tradition néo-manichéenne, deviendra une véritable puissance temporelle s'appuyant sur le milieu rural. L'excommunication, l'emprisonnement ne suffisent plus. L'insurrection religieuse et politique de ces communautés organisées implique, de la part du pouvoir, des mesures de répression qui consisteront à anéantir purement et simplement tous ceux qui refuseront d'abjurer,  à brûler leurs églises, incendier leurs villages, raser leurs forteresses et installer partout des bûchers où les Bogomiles, par centaines, se jetteront eux-mêmes dans les flammes.
 
C'est cette voie suicidaire que désormais, suivra partout la Gnose, car elle renaîtra encore, dans la solitude et le silence d'autres montagnes, au coeur des Pyrénées et des Corbières, ou son histoire se répétera, avec le même cycle de grandeur et de tragédie, jusqu'au bûcher de Montségur.
 
Qu'avait donc cette hérésie pour provoquer une telle répression, un tel acharnement? Elle prônait le refus de toute compromission avec un monde maudit, contaminé par le mal et le diable. Mais ce refus, dans le contexte de l'époque, se tourna principalement contre les Eglises officielles, contre leurs pouvoirs, leurs richesses insolentes et même leurs symboles.
 
Les Bogomiles en effet, détestaient la croix, parce que le Christ y était mort et qu'elle devenait, à leurs yeux, le symbole de son supplice. Ils récusaient tout l'Ancien Testament et une bonne partie du Nouveau, soupçonné d'avoir subi l'entropie des textes fondateurs, soumis aux interprétations rédactionnelles des tenants de la nouvelle Eglise.
 
Les Cathares, quant à eux, ne se sentaient en accord qu'avec le climat johannique, bien que déroutés par ses visions eschatologiques de résurrection au dernier jour, du jugement dernier.
 
Le dualisme enseigné par la Gnose fut également un argument théologique inadmissible pour l'Eglise. Pourtant, si les gnostiques ont proposé du monde, une image dualiste, ce n'est pas parce que leur esprit les prédisposait à voir, face à toute entité, une entité contraire, mais parce que, devant l'évidence omniprésente et angoissante du mal, il était nécessaire de lui opposer quelque chose.
 
Cette idée dualiste n'est pas propre aux Gnostiques car on la trouve déjà avec les Grecs, chez Platon. Elle est en germe dans le Timée, explicite par contre, dans le Théétète. A Théodore qui apprécie les propos pleins de sagesse du Maître, Socrate répond : <<Ah ! Théodore, il n'est pas possible que le mal s'abolisse, car il y a toujours, nécessairement, quelque chose de contraire au bien; et, comme le mal ne peut avoir son siège chez les dieux, c'est nécessairement dans la nature mortelle et dans le monde d'ici-bas qu'il circule sans cesse. On doit donc s'efforcer de s'enfuir le plus vite possible d'ici-bas, là-haut ! Or, la fuite, c'est de se rendre, dans la mesure de ses forces, semblable à la Divinité.>> Fin de citation. Les gnostiques, en posant ce problème, ont envisagés une déchirure irrémédiable entre le divin et l'humain, et somme toute, considérés ce monde comme une vaste farce cosmique.
 
Perpétuant l'esprit, certains de nos contemporains ont puisé dans la foi gnostique, une source de contentement ou d'amère jubilation. Je pense à Cioran bien sûr, qui, manifestement s'est toujours senti en communauté de pensée vive avec les gnostiques. Cioran qui, à maintes reprises, a perçu et exprimé dans ses oeuvres, la blessure gnostique fondamentale, celle qui consiste simplement à être. Exister est un plagiat écrit-il dans " Ecartèlement ".
 
Au terme de l'exposé de ce message gnostique, complexe et fascinant, si l'on doit porter une appréciation sur son contenu, celle-ci ne peut être que personnelle. Je dois avouer qu'à l'étude des textes fondateurs de la Gnose, j'ai éprouvé des sentiments mêlés, tantôt de profonde perplexité, et à d'autres moments, de franche sympathie. Perplexité face à la diversité des sectes se réclamant de la Gnose, et aux comportements extrêmes de leurs règles de vie. Perplexité également, au regard de l'immense détresse des hommes et des femmes qui subissaient une existence terrestre dont ils avaient horreur. Il est dur d'être au monde, mais non de ce monde. Mais sympathie aussi, vis-à-vis de l'éternel opprimé, constamment en dissidence et constamment hérétique d'une Eglise qui n'hésite pas à employer le fer et le feu pour le réduire à néant.
 
La Gnose est une connaissance qui porte sur Dieu et les réalités divines, et qui se présente, non comme un savoir acquis, mais comme une révélation intérieure permettant de saisir les secrets et les mystères et conduisant ainsi au salut. On donne souvent de la Gnose cette définition en forme d'interrogation, extraite d'un catéchisme gnostique attribué à Théodote, le Valentinien : " Qui étions-nous ?Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Vers quel but nous hâtons-nous ? ". Par son caractère existentiel, la Gnose est une connaissance qui change le coeur de l'homme, et de ce fait, modifie sa croyance, ses adhésions et son comportement. Etant à la fois science, connaissance et sagesse, elle transforme l'homme dans sa totalité. C'est ainsi que l'écriture sainte - Bible et Coran - peut être lue d'une façon spirituelle, qui est dévoilement du sens caché, sans s'attacher à la perception du document comme relatant un événement historique. Par la connaissance de soi, l'homme prend conscience de l'élément divin qui se trouve en lui. Or, cette étincelle de l'absolu est à la base de sa libération.
 
C'est sans doute vers l'initié qu'il faut se tourner pour apporter un autre éclairage. Sur ce plan, la conception de la présence en l'homme d'une étincelle divine, tombée dans ce monde soumis au destin, à la naissance et à la mort, et qui doit être réveillé par la contrepartie divine du Soi, pour être finalement réintégrée, ne nous est pas étrangère. L'adhésion à un mode de pensée qui implique nécessairement de se poser la question : qui suis-je ? et qui ne fait donc pas l'impasse du douloureux préalable de la connaissance de soi, ne peut nous laisser insensible. Le problème, avec la Gnose est que l'initié n'en finit pas de subir l'épreuve de la Terre. Enfermé dans le cabinet de réflexion à la naissance, il ne peut y échapper qu'avec la mort. Sa pesanteur le condamne à visiter durant tout son passage terrestre, l'intérieur de la Terre, à la recherche d'une connaissance " pneumatique " qui constamment se dérobe.

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