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Le Tableau de Loge ou la symbolique du trait

« Celui qui perçoit le sens d’un symbole ne s’ouvre pas seulement à lui-même et au monde objectif. En même temps, il parvient à sortir de lui-même et atteint la compréhension de l’univers… Grâce au symbole, l’expérience individuelle est « éveillée » et transmuée en acte spirituel ». (Mircea Eliade)

Carl Gustav Jung ne donne pas de définition rationnelle de Dieu ; il s’en garderait bien. Il suggère. Il questionne une assemblée imaginaire - ceux qui l’entourent - et annonce : « À moins que quelqu’un n’en vienne à l’idée bizarre de prétendre savoir avec précision ce qu’est Dieu ». Et, n’attendant aucune réponse de personne, il ajoute : « Dieu est théorie, conception, image qui crée l’esprit humain, dans son insuffisance, pour exprimer l’expérience intime de quelque chose d’impensable et d’indicible». (1) Néanmoins, plus loin, il tente une ébauche de réponse : « L’image de Dieu est, psychologiquement parlant une illustration des tréfonds de l’âme ». (2) De ces deux citations, retenons le mot : image.

L’image de Dieu (unanimement nommé par tous les francs-maçons du monde : le Grand Architecte de l’Univers) est une abstraction purement symbolique. Image irrationnelle, invisible, innommable, traduisant le mystère des origines manifestées sous la forme de l’apparition du monde et de la vie. La forme religieuse importe peu. « Le nom de « Dieu », s’il n’est pas abusivement employé, ne signifie absolument rien d’autre que l’émotion devant l’inexplicable ». (3)

Les voies empruntées pour gravir une montagne dont le sommet reste, de toute façon, inaccessible, invisible peuvent diverger ; toutes sont bonnes ; chacun la sienne. L’athée comme les autres, à son insu. L’expression du tracé d’une figure sacrée est un trait d’union entre le tréfonds de l’âme et la manifestation du mystère de Dieu. Celui du tableau de Loge semble entrer dans cette problématique.

Le tableau de Loge

Chacun sait ce qu’est un Tableau de Loge, mais il semble utile de rappeler brièvement sa fonction. C’est un tracé, un dessin, une image, ou mieux encore une figure sur laquelle s’inscrivent d’autres figures selon un schéma organisé. Utilisé (tracé ?) dans les Loges, il procède certes d’un symbolisme inspiré par les outils des bâtisseurs médiévaux, mais on peut subodorer une ou plusieurs significations allant bien au-delà.

Certains rites utilisent une figure dessinée, peinte souvent, que l’on dresse devant un « plateau » ou posée à plat généralement au centre de la Loge sur le pavé mosaïque. Chaque tableau est spécifique du grade auquel les travaux sont conduits. Certains ateliers prévoient de « retourner » un tableau préalablement dessiné, d’autres déroulent une étoffe peinte ou brodée (tapis de loge), d’autres enfin « tracent » le tableau, généralement sur un panneau noir à l’aide d’une craie. Cette dernière pratique semble la plus conforme à la symbolique intrinsèque signifiée dans ce tracé même. Elle est courante dans beaucoup de Loges travaillant au Rite Écossais Ancien et Accepté.

Sans entrer plus avant dans la signification de chacun des éléments appartenant à cette figure, rappelons brièvement le sens de la méthode et son tracé. L’espace sacré est d’abord délimité. C’est à l’intérieur de cet espace que va naître, l’un après l’autre, les symboles de référence nécessaires à l’égrégore. Cette délimitation a l’aspect d’un lien, d’une corde, tracée selon un rectangle (carré long) aux extrémités duquel sont accrochées deux houppes dentelées. On trace ensuite les trois marches qui conduisent à la porte du temple, laquelle reste fermée. Suit le dessin du pavé mosaïque stylisé de 3 cases sur 5 de chaque côté duquel se placent les outils de la construction selon un ordre précis, prédéterminé, etc.

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de proposer une signification symbolique à chacun de ces outils ni d’en donner le détail. Nous sommes supposés la connaître ; il doit être cependant présent à l’esprit de chacun que cette signification a dû préalablement procéder d’une heuristique, c’est-à-dire d’un enseignement catéchistique circonscrit à une hypothèse de recherche et de compréhension de ces symboles. Rappelons ici que le travail de l’instructeur (1er ou 2nd Surveillant) doit se limiter à faire découvrir par l’élève ce qu’il souhaite lui suggérer et non lui dicter des vérités préconçues, ce qui serait à l’opposé de l’effet recherché. Qui plus est créateur d’une forme de dogmatisme absent de toute expérience initiatique vécue au sein de la Franc-maçonnerie. Nous reviendrons sur le sens et le rythme à imprimer à ce tracé.

Le mandala - image

Il est d’usage chez certains de comparer le tableau de loge au mandala. Voyons alors ce qu’est un mandala. Le mandala est une image ; c’est une clé, une méthode de perception des énergies vitales, immanentes, un moyen d’ouverture de la pensée vers le sacré ; c’est un moyen méditatif de concentration. Ce tracé bien connu des orientalistes fait l’objet d’un grand nombre d’œuvres exposées dans des musées. Cependant, la perception de sa nature n’est pas aussi simple qu’on pourrait l’imaginer, en tout cas pour le rationalisme d’un occidental. L’excellent ouvrage de José et Miriam Argüelles (4), publié seulement en langue anglaise et pratiquement introuvable aujourd’hui, a servi de sources de renseignements à cette étude. Il existe beaucoup d’autres ouvrages consacrés à ce sujet.

Dans la préface, Chögyam Trungpa Rinpotché reconnaît l’essence bouddhique tantriste du mandala, mais remercie les auteurs d’avoir su retrouver l’universalité du processus dans bien des cultures. Le sens littéral du mot sanskrit mandala est : sens (certains diront cercle ?) Son tracé traditionnel se compose de cercles et de carrés. Le cercle est compris dans son acception de totalité cosmique ; le carré est symbole tellurique, ou mieux peut-être de monde préhensible, comme l’être humain le conçoit ou se le représente. Dès lors, apparaissent une polarité et la nécessité d’un équilibre entre deux extrêmes : le centre et cette polarité retrouvés dans le paradigme de la nature de notre conscience, comme l’exprime le contraste yin-yang du « Livre des Mutations », équilibre qui n’existe qu’en fonction de l’opposition simultanée des pôles.

Ces sont les clés de la compréhension du mandala, sensé délivrer l’individu de toute forme de conflits intérieurs et lui ouvrir l’horizon de ses potentialités. Par la concentration et la méditation, il initie la quête du sens du méditant, sens de son existence qui le conduit au-delà de ses limites physiques connues vers une connaissance psychique de ses capacités intuitives. Cette situation nouvelle facilite sa reconstruction, lui permettant de limiter l’éparpillement de son énergie (rassembler ce qui est épars) et une vision plus objective de lui-même. Ici se situe la fonction anagogique du mandala, autrement dit celle qui conduit au-delà du sens premier par la contemplation, ou bien à la recherche du sens sous le sens apparent, ce qui est le propre de tout symbole.

Ainsi peut-on déduire que chaque être humain est lui-même un mandala et que ce mandala peut être développé et recrée par chacun. L’individu crée sa propre harmonie supposée libérer les énergies contenues en lui-même. D’une certaine manière, chaque mandala, chaque organisme est un tout en soi, une focalisation de l’univers dans sa totalité à l’intérieur d’un espace/temps donné. D’une certaine manière aussi, le mandala peut être considéré comme une espèce de laboratoire de changement personnel où chacun parviendrait à une visualisation et une réalisation de ses propres sources d’énergie, un chemin conduisant l’individu à travers un labyrinthe jusqu’au centre de lui-même.

Quelle que soit sa propre représentation du mandala, chaque culture l’utilise comme moyen métaphysique d’accès à un niveau intermédiaire de perception, à l’imaginal comme le décrit Henri Corbin pour désigner l’intermonde entre les « réalités sensibles et les réalités intelligibles » platoniciennes ; mundus imaginalis néo-platonicien, à rapprocher du monde des archétypes de Jung. Dans une vision jungienne, justement, le cercle symbolise essentiellement le cosmos comme totalité, alors que le carré se rapporte à l’univers tel que se le représente l’individu. Leur intégration évoque une vision sacrée du monde. « Le mandala, par la magie de ses symboles, est à la fois l’image et le moteur de l’ascension spirituelle, qui procède par une intériorisation de plus en plus poussée de la vie et par une concentration progressive du multiple sur l’un ». (5)

L’œil – le cercle – la croix

Organe de la vue, mais aussi celui de la lumière du corps, l’œil perçoit l’intimité de l’être. Il est le cercle à travers lequel est transmise la lumière extérieure qui illumine l’âme. Il est l’intermédiaire entre le don de cette lumière extérieure et celle qui brille en soi-même. Il est le centre du mandala. Ce centre est une porte vers son propre soi. « Chaque être qui entre dans l’ineffable sanctuaire de sa propre nature trouve là un symbole du Tout-puissant » (Proclus). « L’oeil est la lampe du corps ; si ton œil est, tout ton corps sera plein de lumière ; mais si ton oeil est malade, tout ton corps sera dans les ténèbres ». (Matthieu VI-23).

L’œil est le point central, la clé ouvrant la voie à l’observation du mandala. Cette observation est à l’origine de la concentration et de la méditation requise pour accéder au détachement, laissant de côté toute perception intellectuelle et vagabonder l’imagination. « Se laisser aller dans le courant de la pensée à la découverte de ses pulsions les plus intimes, les plus secrètes, les plus inconnues ».

La concentration est un processus préalable à la méditation conduisant vers une perception intime et personnelle du mandala. L’œil est fermé ; nécessité pour une déconnection du monde visible, du monde intérieur, secret ; déconnection entre le message transmis par la vision et le cerveau qui enregistre. Il est nécessaire, en effet, d’interrompre le flot chaotique des données extérieures qui sont autant de parasites à l’établissement d’un ordre psychique (Ordo ab Chao).

La tradition chrétienne retient plusieurs représentations du mandala. Une des plus connues est celle du labyrinthe de la cathédrale de Chartres en France. Cet étrange diagramme métaphysique invite l’individu à pénétrer son propre soi à travers un chemin tortueux qui conduit au centre de lui-même. Au Sud du cercle, se trouve l’entrée qui débouche sur un chemin rectiligne s’arrêtant juste devant le centre, mais n’y a pas accès (l’illusion). Le pérégrinant erre alors sur un chemin sinusoïdal qui l’éloigne de plus en plus vers la périphérie extérieure du cercle, le conduisant successivement dans les quatre parties du labyrinthe/mandala (les quatre éléments). Ce n’est qu’à l’ultime moment de ce voyage initiatique qu’est trouvé le bon chemin avec, toutefois, une dernière surprise : la ligne droite qui mène enfin au but est déviée à mi-parcours vers un dernier obstacle, lequel sera victorieusement surmonté. Ce labyrinthe est circulaire ; celui de la cathédrale de Reims est carré ; la symbolique reste la même.

Dans la rosace de cette même cathédrale, sur la face sud-ouest, on remarque par deux fois les 12 signes du zodiac inscrits dans deux couronnes concentriques, rigoureusement circulaires. On ne peut guère ignorer non plus le symbole de la Croix, figure majeure de la Tradition chrétienne. Le Crucifié est en quelque sorte le symbole mystique du potentiel de réalisation spirituelle en chaque individu. Le Christ en gloire entouré des quatre apôtres représente un mandala. Il est le centre d’un halo d’où irradie Sa lumière. Selon certaines traditions chrétiennes, les quatre apôtres désignent les quatre avatars de la Manifestation et le parcours mystique conduisant vers le centre de celle-ci représentée par le Christ lui-même. L’écriture symbolique des édifices religieux médiévaux est un trait d’union entre le microcosme et le macrocosme, entre l’homme et l’image qu’il se fait de Dieu, entre les réalités sensibles et le monde suprasensibles, exophote (en dehors de notre capacité de vision), et qui reste invisible dans l’infrarouge comme dans l’ultraviolet, illustrant ainsi de manière tangible ce qui relève de l’imaginal.

Le plan du château ésotérique

Le symbolisme du plan des églises chrétiennes est connu. Nous venons de le voir. Celui de certains châteaux de la Renaissance l’est beaucoup moins, bien qu’on ne puisse pas y voir un quelconque caractère sacré. Qu’on en juge toutefois : l’esthète féru d’art, mécène des plus brillants artistes italiens qu’était le roi François 1er, conçut très tôt le projet de construire l’étrange château de Chambord, sur les bords de la Loire.

En dépit des plus récentes recherches, le nom de l’architecte reste une énigme, mais l’ombre de Léonard de Vinci se projette sur ses murs. C’est en effet dès 1516 que le roi invite Léonard dans le Val de Loire et en fait son « architecte de papier » ; l’architecte italien de l’époque remettait ses plans, mais n’assistait pas la réalisation de son projet. Celui-ci était laissé au talent de l’intendant des travaux qui se déchargeait le plus souvent sur les épaules du Maître maçon.

« À l’image de l’homme «vitruvien », de Léonard de Vinci, le plan du donjon est basé sur l’emploi de figures géométriques d’une grande pureté tant son tracé orthogonal est construit selon une grille modulaire fixant les rapports dimensionnels des divers éléments et régissant leur localisation. Carrés, cercles, croix grecque, rectangle au nombre d’or se déploient autour du cercle formé par l’escalier central ». (6)

Ce château ne se lit en effet qu’à la lumière de sa véritable fonction : symbolique. C’est une combinaison de carrés et de cercles représentant respectivement la terre et le ciel.

L’édifice central, carré, est composé d’une croix grecque. En son centre, se développe l’escalier à double révolution, composé de deux rampes hélicoïdales s’enroulant l’une dans l’autre autour d’une colonne centrale sans qu’aucune ne se rencontre jamais (à l’évidence d’inspiration vincienne).

La lecture en est assez simple : « les deux serpents lovés autour du bâton, symbole de Mercure ». Axis mundi, cette colonne creuse (le fil à plomb ?), centre absolu du plan, jaillit du sol jusqu’au point sommital du château, à la lanterne, d’où la lumière redescend à son tour jusqu’à son pied.

Le donjon occupe une grille orthogonale de 7 x 7 modules formant un carré, dont chaque angle est lui-même le centre d’un cercle (le plan d’une tour), le tout s’inscrivant dans une circonférence dont le centre est la colonne cerclée des deux escaliers.

L’extension du projet par l’ajout de deux ailes forme un « carré long » ; le périmètre final sera défini en relation de 1 à 3 par rapport au logis central, le rapport des deux longueurs étant sensiblement la proportion dorée : 0,67 contre 0,618.


L’ordonnance du roi, maître d’ouvrage du château, datée du 6 septembre 1519 (7), désigne le maître d’œuvre : le superintendant des bâtiments qui finalement se déchargera sur les épaules du Maître maçon Pierre Nepveu, dit Trinqueau, lequel conduira à son terme l’extravagante construction qui figure aujourd’hui parmi les plus belles et les plus énigmatiques d’Occident.

La Renaissance, dans le plan des constructions, revenait aux préceptes pythagoriciens selon lesquels l’univers est régi par les règles invariables de l’arithmétique et de la géométrie afin d’être à l’image d’un monde perçu comme ordonné et d’en refléter la perfection. Toute œuvre d’art se doit d’être gouvernée par ces mêmes lois dans le dessein d’exprimer la conception universelle de la beauté (8). En cela le plan de Chambord est un mandala.

Stonehenge – un mandala celte

Le site de Stonehenge (pierres suspendues) est un mandala néolithique. Bordé sur la périphérie par deux fossés concentriques, il est constitué de deux cercles aujourd’hui invisibles (fig. xxx) : le cercle intérieur ou Sarsen circle, contenait à l’origine trente pierres érigées et le cercle extérieur ou circle of Trilithins se composait de cinquante-six mégalithes. « Entre chacune de ces pierres étaient ménagés autant de passages. Vu du centre de ce cercle, ces trouées créaient des angles définis d’où les mouvements des astres et des corps célestes pouvaient être observés, suivis, mesurés et vénérés » (9).

Les fonctions spirituelle, esthétique et astronomique relevant de l’imaginal, étant intimement liées entre elles, certains auteurs voient dans Stonehenge l’idée d’œuvre d’art « objective » (réalité psycho spirituelle objective, selon Henri Corbin). Ce type d’œuvre d’art exprime selon eux une connaissance des lois de l’harmonie universelle qui n’a aucun rapport direct avec le « personnel », mais avec le « transpersonnel ». L’individu transpersonnel (l’individu au-delà de lui-même) agit comme agent de ces deux énergies : celles qui englobent et définissent son existence terrestre et les énergies qui le dépassent. Le site de Stonehenge a été l’objet de nombreuses recherches et hypothèses sur ses fonctions astronomiques au néolithique. Laissons à leurs auteurs la responsabilité de ces théories dont aucune n’a pu être valablement démontrées. Ce dont on ne peut guère douter en revanche est de voir dans cette image tracée au sol celle de l’imago dei imprimée dans l’âme humaine, archétype de la totalité manifesté dans l’inconscient.

Un chemin sur la carte de la conscience vers le centre de soi-même

Un simple assemblage de symboles ne constitue pas nécessairement un mandala ou un chemin vers une prise de conscience de soi. S’il n’existe pas de principe d’intégration qui lui donne vie, cet assemblage - quelle que soit sa perfection - reste mort et sans signification. Les anciens alchimistes pratiquaient ce qu’ils nommaient la science de l’orientation. Nous savons tous qu’il s’agit d’un positionnement qui nous place face à l’Orient. Le terme d’orientation tend à inclure l’individu dans une totalité et implique une connaissance de ce qu’on pourrait nommer les « coordonnées cosmiques », c’est-à-dire le « Tout ». La connaissance holistique procède en effet de ce qu’Einstein décrivait comme la formule d’un principe intégrant, à travers lequel toutes les fonctions de l’univers sont reliées entre elles.

La table d’émeraude d’Hermès Trismégiste invite le cherchant à s’approcher du centre en visitant l’intérieur de lui-même (visita interiora terrae), en se transformant (rectificando) pour y trouver la pierre cachée (invenies occultum lapidem), soi-même.

Le mandala est un symbole d’individuation comme processus par lequel un être devient un individu « psychologique », c’est-à-dire une unité autonome et indivisible. Son graphisme – nous l’avons vu plus haut – consiste en un cercle contenant une croix ou tout autre figure quadrangulaire. Selon Dane Rudhyard (10), l’étude de ce graphisme tend vers la résolution de la quadrature du cercle, le chemin directeur d’un processus d’introspection. D’en comprendre intuitivement le sens conduit sur le chemin de l’accomplissement de sa propre totalité, ce que Rudhyard appelle une « totalité opérative ». Cette totalité est représentée par le centre.

Abu Bakr Siraj Ed-Din, le successeur de Muhammad, premier calife dans le sens étymologique du terme, dit qu’il est le « centre principe » (le cœur du mandala), en quelque sorte l’Essence par excellence, et le compare à un feu qui brûle et purifie tout, ou encore à une fontaine - la Fontaine du Paradis - de laquelle tout découle. Le royaume de l’Essence est le lieu de la connaissance de l’Un. De ce centre irradient les royaumes de la conscience. Dans la vision d’Ed-Din, le royaume le plus proche du jardin central est celui de l’âme. L’expérience vécue par le cherchant au centre du mandala est la « Certitude » de cette Essence. Là où tout est brûlé par le feu purificateur. Dans le Jardin de l’Esprit (cercle plus éloigné du centre), le cherchant connaîtra la vérité de cette Certitude au feu de la flamme purificatrice. Dans le Jardin du Cœur (cercle encore plus éloigné), le cherchant n’aura que la vision de la Certitude ne sentant que la chaleur de la flamme. Dans le Jardin de l’Âme enfin (à la périphérie du cercle), ce ne sera plus que l’habitude de la Certitude, car le cherchant ne saura que ce qu’on lui aura dit ». (11) Cette vision est celle de la mystique islamique.

Transmutant les sensations en perceptions psychiques, et inversement, l’organisme procède à sa perpétuelle alchimie. Précisément en raison de cette faculté de transmutation, les méthodes traditionnelles alchimiques, orientales ou occidentales, ont été transmises à travers des symboles comme le mandala ou le cercle magique, et ainsi peut-on dire que les alchimistes furent des symbolistes.

Le rituel

Le tracé de l’image sacralisée, du mandala, ou du tableau de loge procède d’un rituel. Le rituel n’est pas simplement une pratique, une mise en ordre. C’est avant tout une façon de parvenir à se concentrer, à se maîtriser, maîtriser une situation, une action. Ce peut être un procédé psychique à fin d’exploration et de synthèse de soi, premiers pas vers une connaissance plus approfondie de son psychisme. Dans les sociétés primitives, le rituel accompagnait les phases de transformation vitale de l’être : la naissance, la puberté, le mariage ou la mort. Dans les sociétés post-primitives ou modernes, il s’agit davantage de la liturgie du culte.

Dans tous les cas, le rituel doit susciter une transformation valorisante, immerger le sujet dans un espace sacralisé à l’intérieur de lui-même, le conduire vers le centre de « son » cercle intime. Par la pratique du rituel, l’individu est plongé dans un état instinctuel, une vision émotionnelle et inconsciente de lui-même, détaché de toute perception intellectuelle, à même de contempler la splendeur de « la grande Lumière » qui brille à travers une vision purifiée de lui-même.

Le mandala (le tableau de loge) est au centre symbolique du rituel. Le mandala relève d’un tracé. Ce tracé est essentiellement personnel à celui qui le trace. En effet, il y a une différence fondamentale entre « regarder » un mandala, admirer son graphisme, ses couleurs, et le dessiner soi-même selon une inspiration instinctive. Le rituel de beaucoup de loges – nous l’avons vu au début de cette étude – prévoit que le frère expert trace le tableau sur un panneau à l’aide d’une craie, à même le sol.

Le mouvement de la main de l’expert est lent, concentré. Le tracé s’effectue dans le silence, les frères, debout, recueillis, à l’ordre, l’observent et participent chacun pour soi au tracé. Le temps passé est celui d’une transition, d’une transmutation du temps et de l’espace à l’intérieur desquels chacun s’intègre.

Comme on l’a vu plus haut, il n’est pas possible ni souhaitable de donner une signification précise à chacun des symboles figurant sur le tableau de loge. Chaque rite a le sien. Chaque interprétation correspond à une sensibilité individuelle et collective et se rapporte au sens même du rituel. Il n’y a pas d’échelle de valeur. Et, à cet égard, on pourrait paraphraser Paul Diel dans son ouvrage « Le Symbolisme dans la Bible : La vision de chaque peuple crée un centre cristallisateur, susceptible d’influencer positivement le combat éthique de chaque membre du groupe » (lisons ici chaque communauté, chaque loge). Hormis le Compas et l’Equerre, généralement les outils symboliques qui se trouvent sur le tableau de loge n’ont que peu de rapport avec le cercle et le carré, le temps ou l’espace. On peut alors douter de l’analogie possible entre le mandala et ce tableau. Mais là encore, chacun jugera. Si le graphisme change en effet, la fonction reste la même, à cela près que l’esprit du mandala appartient au patrimoine spirituel asiatique, alors qu’il semble infiniment moins fort et présent, voire totalement absent de la tradition occidentale aujourd’hui contrairement à ce qu’il fut aux XI et XII siècle.

La « fonction cosmique » de la loge est reproduite à l’identique sur le tableau. Et le symbolisme inhérent aux objets stylisés se projette sur l’ordonnancement symbolique de la loge. Qui n’a pas compris l’importance mythique donnée aux symboles et le sens du mythe, n’a pas compris celui de l’Initiation. Les situations n’existent, ne se créent, que dans la mesure de notre capacité de nous recentrer et de nous recréer nous-mêmes perpétuellement à travers elles.

Les outils des constructeurs apparaissant sur le tableau de loge doivent pouvoir prendre une signification subjective allant bien au-delà du sens qu’on peut leur attribuer à la première lecture.Tout approfondissement du sens donné aux symboles est une aide à l’introspection élucidante de l’individu. En définitive, toute initiation n’est que la progression délibérée, perpétuée qui mène de l’instinct à la raison. Les symboles ne peuvent exister en dehors de notre intimité psychique.

La fonction psychique du tracé

Ainsi, le mandala et le tableau de loge se réfèrent-ils, l’un comme l’autre, au symbolisme mythique, lequel touche à l’intimité du psychisme. En effet, on doit comprendre que la notion du mythe est intimement présente dans le symbolisme que nous connaissons, comme dans bien d’autres. Le point nodal de l’initiation que nous pratiquons est le « mythe » d’Hiram.

Ainsi, pour reprendre certains propos de Paul Diel, le centre (celui du mandala tantrique, ou pris dans une acception élargie à d’autres traditions ou cultures) est-il le lieu de résidence du surconscient.

« Être au centre » (entre l’équerre et le compas) est une manière de s’incorporer dans l’harmonie de l’univers, ce qui correspond à l’idéal grec de la « juste mesure », c’est-à-dire accessible à chacun dans la mesure où l’effort est fait d’y parvenir. Surconscient est pris dans le sens que lui donne Diel d’énergies positives s’opposant à Subconscient ou énergie négative.

L’initiation n’est ni une ascèse ni une exaltation vers l’absolu ou la sainteté par la voie mystique. C’est une démarche individuelle et délibérée vers ce qu’il est convenu d’appeler : « la Connaissance de soi ». Celle-ci peut alors être comprise comme une prise de conscience de la totalité de son fonctionnement psychique. Dès lors, tout espoir nous est permis ; le salut individuel nous appartient, car : « Considéré dans la totalité de son fonctionnement psychique, l’homme n’est pas seulement faible ; il est aussi fort. Il sera plus fort que faible dans la mesure précise où l’élan évolutif le portera à devenir pleinement conscient, à comprendre consciemment, sciemment, tant les intentions de la surconscience éthique que les intentions pathogènes du subconscient ». (12) Par il sera plus fort, on doit comprendre la que la force phagocyte les énergies négatives, donc l’ennemi qui en soi.

C’est à cet élan évolutif que l’homme est invité, à la construction de son « temple » individuel, à cette différenciation objective du bien et du mal étroitement lié au sens de l’éthique, à cette reconstruction de lui-même au sein d’une société d’hommes déterminés à la même démarche. Les sociétés initiatiques de l’Antiquité poursuivaient les mêmes objectifs ; elles créaient les critères immuables d’une structure de pensée inaltérable. La franc-maçonnerie contemporaine n’a pas d’autre but.

M\ W\

Notes
(1) C.G. Jung, « Ma Vie » Souvenirs, rêves et pensées recueillis et publiés par Aniéla Jaffé ; Ed. Gallimard, Folio, p. 92.
(2) ibid. p. 380.
(3) Paul Diel « Le symbolisme dans la Bible » ; Ed. Payot, p.49.
(4) José & Miriam Argüelles, « Mandala », Ed.Shambala Pub. Inc. Boulder, Colorado. ISBN 0-87773-033-4.
(5) A. Gheerbrant & J. Chevalier - Dictionnaire des symboles, p. 608. Ed. Robert Lafont/Jupiter.
(6) Jean Sylvain Caillou & Dominic Hofbauer, « Le projet perdu de 1519 », Ed. Archéa.
(7) Bon, vertueux et nottable personnaige, en se cognoissant, expérimenté et en qui avons toute seureté et fiance…, confions à plain à vos sens, prudence, loyauté, preudhommie, diligence et longue expérience…, superintendance d’un bel et somptueux ediffice au lieu et place de Chambort…selon l’ordonnance et devis que nous en avons fait.
(8) « Chambord, le projet perdu de 1519 » p. 13, op. cit.
(9) José & Miriam Argüelles, « Mandala », p. 34.
(10) Selon Dane Rudhyar, l’Astrologie est un support primordial de la philosophie qu’il a élaborée et qui est une synthèse de la pensée occidentale intégrée dans une étude approfondie des approches orientales et occultes. La psychologie des profondeurs de Jung tout comme les psychologies humaniste et transpersonnelle trouvent également leur place dans sa pensée. Le thème majeur en est l’évolution de l’Homme vers une conscience toujours plus grande de lui-même et de l’Univers jusqu’à atteindre un état transpersonnel, état qui transcende sa personnalité (mouvement ascendant). Dans le même temps, cette personnalité est devenue tellement « translucide » qu’elle est capable de canaliser l’Esprit dans la matière et d’ainsi illuminer cette dernière d’une signification sacrée.
(11) José & Miriam Argüelles. Mandala, p. 6o à 63.
(12) op cit. Paul Diel : « Le Symbolisme dans la Bible » p. 45.

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