Obédience : NC Loge : NC 10/2012

Pourquoi faut-il des mythes en franc-maconnerie ?

Le thème que la Respectable Loge de Recherche Jean Scot Erigène a choisi pour l’année maçonnique qui s’ouvre aujourd’hui est « Présence des Mythes ».

Chacun sait que la Franc-maçonnerie, en particulier la Franc-maçonnerie de Rite Ecossais Ancien et Accepté, est organisée à partir et autour de mythes.

On pense immédiatement, bien sûr, au mythe d’Hiram, le mythe fondateur du 3ème degré. Mais à la vérité, et comme l’ont très bien démontré de nombreux auteurs au premier rang desquels notre T\ C\ F\ Philippe Langlet, l’histoire du maître d’œuvre supposé du Temple du Roi Salomon est bien plus une légende qu’un mythe. Je m’efforcerai de préciser la distinction entre ces notions.

Laissons donc pour l’instant la légende hiramique pour constater que l’Ordre maçonnique vit de mythes. Au cours d’une discussion sur ce thème avec le Vénérable Maître Jean-François Maury, nous avons évoqué ici par exemple le mythe de la perfectibilité de l’homme, le mythe du Grand Architecte de l’Univers, le mythe de la tradition primordiale, le mythe de la fraternité…

La prégnance de ces éléments mythiques comme composantes essentielles de la foi maçonnique est telle qu’on est conduit à faire le constat que le mythe est consubstantiel de la démarche maçonnique.

Dès lors il convenait, nous a-t-il semblé, d’expliciter cette consubstantialité.

Tel est l’objet de ce travail, qui pose la question : pourquoi faut-il des mythes en Franc-maçonnerie ?

Pour éviter de vaines querelles sémantiques, je vous propose de commencer par définir le mythe.

Qu’est-ce qu’un mythe ? Il y a cinquante ans, Mircea Eliade a proposé une définition simple, très souvent citée : « Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. [...] C'est toujours le récit d'une création : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être ».

En fait, cette définition recouvre deux acceptions, l’une évidente, l’autre un peu moins.

Un mythe est d’abord un récit mettant en scène des êtres surnaturels et des actions imaginaires dans lesquelles sont transposés des évènements historiques, réels ou imaginés. Il faut insister sur le fait que le mythe concerne des êtres surnaturels, ou en tous cas sortant de l’ordinaire, car c’est cela qui va conduire à la sacralisation du récit. Il faut entendre ici sacralisation au sens où sacré renvoie à la notion de séparation. Il s’agit en effet pour que le mythe soit constitué de séparation entre ce qui est des humains ordinaires et ce qui est d’êtres d’exception, précisément et au sens étymologique : surnaturels.

Même s’il est vrai que la langue courante confond volontiers mythe, légende, voire conte, ces trois récits diffèrent, notamment quant à leur dimension, au sens de leur amplification. Une légende est un récit fictif, faisant souvent sinon toujours appel au merveilleux. A la différence d’un conte, une légende est corrélée à un élément clé, qu’il s’agisse d’un lieu, d’un personnage, ou d’un objet par exemple. La légende peut évoluer vers le mythe en perdant ce point de repère clé, en se généralisant, en devenant plus large dans son champ d’évocation et sa capacité d’influence.

Le mythe est donc d'abord une histoire qui se présente sous la forme d'un récit. Il suffit pour conforter cette définition de rappeler le sens étymologique du mot mythe, qui vient du nom grec muthos, signifiant précisément une histoire, un récit imaginaire.

Ce caractère narratif du mythe le distingue du symbole ou de l’allégorie, qui sont des figures non narratives.

Les mythes ont longtemps été en relation avec la religion, ne serait-ce que parce que la notion de sacré ne pouvait se concevoir en dehors du cadre religieux. Mais comme le notait Alain Moreau dans son ouvrage « La fabrique des mythes », peu à peu le mythe s’est éloigné de la religion, gagnant sa liberté, devenant souple et malléable. Devenant aussi de moins en moins sacré. Moreau en veut pour témoignage les manipulations généalogiques concernant Œdipe, Médée ou Prométhée, mais aussi tout au long de l’œuvre de Platon, contempteur et créateur de mythes.

Or notre société contemporaine semble avoir voulu rejeter totalement le cadre issu du modèle traditionnel, longtemps porté par les religions, qualifiées de carcans archaïques. L’homme contemporain s’est ainsi désacralisé, comme il a désacralisé le monde qui l’entoure.

C’est, pour nombre de sociologues aujourd’hui, la raison pour laquelle l’homme contemporain, faute de repères, de modèles pertinents, n’arrive pas à se construire complètement. Par modèles pertinents, il ne faut pas entendre ici références immédiates, ni même historiques. Il semble bien que nous ayons besoin d’archétypes, de modèles mythiques, précisément inscrits dans une conscience collective porteuse de sacré. Celle-ci s’est effritée, dissoute, sapée par un individualisme forcené et un scepticisme mêlé de cynisme autant que de pessimisme. Et sans sacralité, il arrive fréquemment que l’homme d’aujourd’hui, bien plus que celui d’hier, doute du sens de l’existence.

Ainsi, le mythe est-il nécessaire à la construction de chaque homme en particulier et de la société humaine en général. Le mythe est un élément structurant de l’ordre social en ce qu’il va servir de support à l’élaboration du cadre moral de la société, de son éthique, de son système de valeurs, en un mot des éléments qui fondent la possibilité d’un vivre ensemble harmonieux ou en tous cas supportable.

Le mythe est l’expression d’une pensée archaïque, pré-rationnelle. Nous reviendrons plus tard sur ce caractère du muthos pour indiquer qu’avec Platon notamment il s’est effacé peu à peu dans l’évolution de la pensée au profit du logos, pris ci au sens de raison.

Quoi qu’il en soit, le mythe est porté par des allégories, des symboles, et se développe sous une forme poétique dans laquelle se mêlent rêve et fantaisie. Lorsque le rituel évoque un mythe, il recrée pour les participants le cadre de ce mythe, un espace et un temps sacrés.

Cette réactualisation du temps sacré lors d’une cérémonie d’initiation vaut pour les initiés comme pour les initiants. Ce vécu partagé est l’un des ressorts mystérieux mais ô combien puissants de la fraternité véritable qui unit d‘emblée les uns et les autres.

Surtout, le mythe délivre des enseignements qui ont pour finalité de guider les hommes dans leur action quotidienne ; c’est donc un récit auquel on a cherché à donner du Sens, un récit symbolique porteur de vérités sous-jacentes qu’il a vocation à transmettre.

Mais un mythe est parfois autre chose qu’un récit.

Nous pouvons en effet qualifier de mythe une idée ou un idéal commun permettant de mener des actions constructives. On peut évoquer ici le mythe de l’Age d’Or, le mythe de l’Eternel Retour, le mythe du Héros, le mythe du Temple de l’Homme, ou, bien plus contemporains, le mythe du Progrès et de la science toute puissante, le mythe du sens de l’histoire, etc.

Comme dans le cas d’un récit mythique, il y a ici la même notion de prolongement dans le monde réel. C’est à ce type de mythes que pensait Roland Barthes lorsqu’il dénonce les risques de l’un des aspects du mythe, celui de l’adhésion collective aux valeurs élaborées par le groupe et par tant le danger des croyances collectives.

Fondamentalement en effet, la fonction du mythe est de donner une signification au monde et à l'existence humaine.

Mircea Eliade a pu écrire que grâce au mythe, le monde se laisse saisir en tant que cosmos parfaitement intelligible.

En fait, on constate que les mythes sont nécessaires car c’est à partir d’eux que s’élaborent les croyances qui vont fonder une Ethique de l’Action.

Les mythes sont le moyen pour l’esprit humain d’exprimer ses interrogations et ses conflits. Et de même que Sisyphe était condamné - si l’on en croit le mythe, bien sûr ! - à remonter inlassablement en haut de sa montagne, enchaîné à son rocher, l’homme est lui aussi condamné perpétuellement à trouver de nouveaux mythes, parce qu’à travers eux il a besoin de créer de nouveaux rêves, de nouveaux objectifs, une nouvelle espérance.

Et certains penseurs contemporains ont pu proposer comme explication au malaise profond que vit notre société post-moderne, en manque de repères, de sens et de valeurs, le fait que la rapidité avec laquelle le monde évolue rend très difficile l’éclosion des nouveaux mythes dont il aurait besoin.

Comme l’a écrit l’un d’entre eux, Gilbert Milhem : « une réalité qui bouge trop vite, la mondialisation et la coexistence de croyances diverses dans une société génèrent difficilement des rêves communs et des mythes fondateurs faisant la cohésion du groupe ».

La Franc-Maçonnerie de Rite Ecossais Ancien et Accepté telle que nous l’entendons en Grande Loge de France est assurément une démarche de spiritualité. Ce qui la caractérise à cet égard c’est qu’elle n’est ni religieuse ni anti-religieuse. Et la question se pose dès lors de son rapport au mythe, en tant que fondement et que ressort majeur.

Pour l’homme religieux se conformer à l’enseignement des mythes, à l’imitation du divin, est essentiel à sa réalisation en tant qu’homme. Les mythes, et les attitudes et comportements qu’ils enseignent, relient l’homme religieux aux sources primordiales, au sacré et au divin d’où émanent sa vie même, et le sens de cette vie.

Lorsque le modèle religieux devient moins prégnant, voire est aboli, que la conscience s’en est affranchie, libérée, les rituels figés par la pratique religieuse perdent leur capacité à donner du sens.

En se structurant autour de mythes empruntés aux archétypes de l’humanité, et en s’organisant autour de pratiques rituelles issues de la Tradition, la Franc-Maçonnerie crée sa propre sacralité.

Il n’est pas nécessaire de recourir au divin, et singulièrement au divin exprimé par une révélation particulière, pour s’inscrire dans le monde du sacré et tendre vers l’absolu et la transcendance.

Cette quête, à n’en pas douter, se fonde sur un mythe, celui de l’éternité, dont la nostalgie est du même ordre que celle du retour au paradis perdu. L’homme cherche à restaurer le temps mythique, à abolir le temps profane, celui qui conduit inexorablement à la mort, à l’anéantissement. En cherchant à vivre, même simplement de manière fugace, dans le temps sacré, il cherche à s’inscrire dans l’éternité.

A un certain moment, le rituel de l’un des degrés de notre Rite assure qu’il n’y a plus de temps.

Nous avons dit préalablement que le mythe exprime une pensée archaïque, pré-rationnelle. Cela ne signifie nullement que le mythe est incohérent. Au contraire, il ne peut fonctionner que s’il offre à considérer une construction logique, une vraisemblance telle qu’il sera possible d’y adhérer. Mais il ne faut pas confondre vraisemblance et vérité, logique et cohérence intrinsèque et vérité historique.

Le mythe fait référence à des personnages, à des lieux, à un temps, à des actions qui constituent des exemples, des prototypes, auxquels l’adepte sera invité à s’identifier ou qu’on l’engagera à combattre.

Certains mythes ont une portée plus large, et vont de ce fait avoir une capacité à être plus largement source d’inspiration.

On pense ici par exemple au mythe cosmogonique qui a comme tout mythe une fonction de modèle et de justification des actions humaines, mais qui de plus est un archétype servant de base à tout un ensemble de mythes et de systèmes rituels. De l’idée fondamentale de « création cosmique émane celle de naissance puis celle de re-naissance ou de re-commencement ».

Dans notre modèle initiatique, le Grand Architecte de l’Univers est présenté comme le principe créateur, à l’origine de toute chose. Il y a donc une origine, une naissance. S’engager dans les voies tracées par le Grand Architecte, c’est travailler à sa propre renaissance, mais aussi au re- commencement du monde et, peut-être, à son ré-enchantement.

Il convient toutefois sur ce thème précis de ne pas confondre ré-enchantement et retour au Paradis, à un Eden perdu qui ne connaîtrait pas le mal. Héraclite, avec sagesse, faisait le constat que la Création est duale : « Dieu est le jour et la nuit, l’hiver et l’été, la guerre et la paix, la satiété et la faim : toutes les oppositions sont en lui ».

Ici encore, la Franc-Maçonnerie de Rite Ecossais Ancien et Accepté perpétue un mythe archaïque. Comme l’exprime notre pavé mosaïque, visible comme l’apparente opposition Soleil - Lune dès le Premier Degré, nous vivons dans un monde où coexistent des formes qui semblent opposées. Mais nous adhérons au constat lucide de la dualité de la Création posé par Héraclite, que les philosophes résument sous le nom de coïncidence des contraires. On comprend bien que ce constat, expression archaïque d’un apparent paradoxe fondamental, n’impose pas d’envisager deux entités créatrices opposées mais doit plutôt conduire à rechercher l’unité qui se cache derrière la dualité.

Et dès lors, il n’est pas interdit de chercher à atteindre le point où immanence et transcendance se confondent.

Du mythe du retour à l’Ordre de la Création découle pour le Franc-Maçon celui de sa propre perfectibilité, au travers d’une ascèse initiatique.

Celle-ci, comme dans tout processus de ce type, est fondée sur un processus mythique immémorial, celui de la mort symbolique de l’initié suivi de sa renaissance, à un état nouveau, en quelque sorte transmuté. Il n’y a pas d’initiation sans mort symbolique, car il faut mourir à sa condition actuelle pour renaître à une vie supérieure.

Après une phase initiale de retrait, d’isolement, symbolisant à la fois les ténèbres primordiales et la mort de l’impétrant, l’élévation spirituelle que constitue l’initiation proprement dite va reposer sur la communication, le dévoilement et mieux encore le vécu des mystères, qui donne au dévoilement le caractère sacré d’une révélation. Ce changement ontologique autorise la renaissance de l’initié, que le groupe va saluer le reconnaissant dans son nouveau statut.

Si le processus initiatique développé par la Franc-Maçonnerie comporte, ontologiquement, une séquence de mort et de renaissance impliquant les profanes puis les adeptes, degré après degré, il en est de manière intéressante de même de la notion ou plutôt du recours au mythe dans la Franc- Maçonnerie elle-même.

Nous avons rapidement indiqué que le muthos avait été à moment donné supplanté par le logos. Le narratif s’est effacé devant le raisonnement logique. Platon, nous l’avons dit, a été le promoteur majeur de ce mouvement, montrant sans ambiguïté la différence entre les deux modes de pensée et d’expression.

Platon fait appel au mythe pour son caractère pédagogique, sous forme de fiction philosophique aidant à la compréhension plus aisément qu’une démonstration. Le Protagoras en est l’exemple le plus significatif. Mais dans la République, Platon regrette que le mythe se fonde sur la foi plus que sur la raison. A vouloir témoigner de l’inexplicable, on risque de défier la raison. Pour l’esprit humain, sortir du rationnel, adhérer à l’irrationnel, c’est courir le risque de régression, au sens d’une aliénation à des croyances, à des illusions, des constructions chimériques ou poétiques, finalement des mensonges. Platon, en substance, nous explique que les mythes sont trompeurs, que par là- même ils sont dangereux, et que la république doit les rejeter.

Tout au long des siècles suivants, la pensée rationnelle, logique, celle du logos, va accroître sa supériorité. Le muthos perdure, certes, mais il n’est toléré qu’en tant que témoignage du passé et de la tradition. Le développement de la pensée scientifique, rigoureusement séparée de la pensée religieuse ou simplement spirituelle, va accentuer cette suprématie clivante.

La science va désenchanter le monde en proposant des explications plus ou moins étayées de démonstrations en lieu et places des mythes fondateurs et de leurs récits sacralisés.

On a pu dire aussi qu’en passant de la tradition essentiellement orale à la communication essentiellement écrite, le pouvoir de transmission du mythe s’était irrémédiablement dégradé.

Il fallut attendre Nietzsche, au 19ème siècle, pour remettre quelque peu le mythe à l’honneur. Dans « Ainsi parlait Zarathoustra », le mythe de la tragédie est bien celui d’un homme perdu, sans repères et sans espérance, qui en faisant revivre le mythe pourra travailler à sa renaissance en recherchant la sagesse, sagesse qui peut se raconter, mais qui ne s’explique pas. Nous y reviendrons.

C’est dire en tous cas l’importance de la transmission orale, de ce mode particulier de transmission qui aux mots ajoute des signes et des attouchements, tel que la Franc-Maçonnerie le perpétue.

Notre attachement à ces marques de la tradition n’est pas simple manifestation identitaire, témoignage nostalgique ou régression dans la désuétude.

C’est au contraire le moyen vivant de notre inscription dans le sacré. Il n’est de mythe qui ne comporte une part sacrée, ce qui a permis à Philippe Sellier d’écrire que le mythe correspond à une irruption du sacré dans le monde. Il permet d'échapper à l'espace et au temps profanes, de remonter à l'origine, à l'aube de toute création. Il retrouve symboliquement une totalité perdue, en mettant en scène un rapport d'unité immédiate de l'homme avec le cosmos. Il rend ainsi le monde concevable pour une collectivité sociale, en situant la place de l'humain dans l'univers.

On comprend dès lors pourquoi le mythe est essentiel dans notre démarche maçonnique.

Alors que, nous l’avons dit, le logos, le discours rationnel, conduit immanquablement au désinvestissement, à la critique distante, à l’individualisme, le mythe permet à la communauté des initiés de se reconnaître et de se structurer. En abordant les questions essentielles que sont la naissance et la mort, le mythe éveille l’affectivité, la conscience affective, des initiés. Il va par ce levier susciter leur engagement, leur adhésion, dans un projet partagé, vers un idéal commun.

Le mythe inscrit l’homme dans l’univers, il l’inscrit plus immédiatement dans le collectif auquel il appartient.

Il faut ici souligner un point qui pourrait sembler paradoxal à des non-initiés : pour autant que tous les Francs-Maçons que nous sommes savent parfaitement que les mythes dont nous nous réclamons sont de pures fictions, nous n’en retenons que le caractère symbolique et nous acceptons, comme tels, de le tenir pour vrais. C’est à ce compte que nous pouvons les partager et qu’ils peuvent nous aider à assurer la cohésion de notre groupe. Nous sommes en fait en présence d’une fiction reconnue comme telle mais dont nous choisissons ensemble de faire une vérité sacrée.

Nous avons dit, en le regrettant un peu, que le logos rationaliste avait peut-être par trop supplanté le muthos fabuleux et sacré. Dans un article intitulé Excursus sur l’initiation paru en 2005, Michel Maffesoli évoque ce qu’il appelle « une véritable ontologisation de l’Histoire, telle qu’elle culmine dans la dialectique hégélienne ou marxienne », mais dont il fait observer qu’a contrario, on doit reconnaître qu’il y a de curieuses perdurances, voire des retours de choses archaïques, que le naïf optimisme occidental croyait avoir dépassées.

Peut-être provocateur, peut-être désabusé, et sans doute pour moi un peu l’un et l’autre, Maffesoli poursuit : Le mythe d’un Progrès assuré de lui-même, reposant sur un évolutionnisme que rien ne peut entraver, et qui va, inéluctablement « dépasser » tous les reliquats d’un obscurantisme rétrograde, ne suscite plus une adhésion sans réserves. Le rationalisme, héritier de la grande philosophie des Lumières est, de plus en plus, tempéré, relativisé par d’autres visions du monde. Et l’on peut même se demander si, en sa forme dogmatique, il n’est pas en train de devenir, lui-même, l’expression d’un obscurantisme désuet.

Au progressisme du 19ème siècle, Michel Maffesoli oppose une pensée progressive qui, pour être traditionnelle, n’en sait pas moins pour autant impliquer tous les aspects de la réalité humaine, mais également, s’impliquer elle-même dans une telle entièreté.

Pour ce penseur qui fut il y a peu invité à livrer une contribution à Points de Vue initiatiques, en écho à la participation magique au monde, répond l’initiation comme manière de se relier aux autres. Que ce soit le retour en force des sociétés secrètes ou, d’une manière plus profane, le développement des groupes d’affinités électives, la démarche initiatique traduit bien le profond désir de « reliance ». Se relier au monde, se confier aux autres comme autant d’expressions d’une chaîne d’union allégorique décrivant bien que l’on n’est qu’un maillon d’un ensemble vaste et complexe.

Et d’évoquer le glissement de la Loi du Père (Dieu, l’État, la Société) vers une loi des frères. On passe ici de la verticalité à l’horizontalité. L’homme d’aujourd’hui rejette, ou en tous cas se méfie, des institutions « surplombantes » que sont les partis politiques, les syndicats et autres associations à fondements rationnels tournées vers la réalisation d’un programme projectif.

A l’inverse, il semble exister un regain de potentielle attractivité pour ce qui exprime ce que Maffesoli appelle une « éthique de la reliance », dont il assure que l’initiation fraternelle est l’indice le plus sûr, très précisément en ce qu’elle accepte l’imperfection naturelle, non pour la canoniser mais pour la prendre en compte, pour l’intégrer, peut-être pour lui faire donner le bien dont elle est grosse.

Ce bien, c’est celui qu’évoque Saint Augustin lorsqu’il dit que « La raison humaine conduit à l’unité ». Ce qui est séparé, pluriel, dispersé, doit être ramené au centre, à l‘unité. L’apprentissage a pour idéal d’inculquer le bien, préalablement défini comme étant l’ordre de l’Unité, du Un primordial.

Les mythes, récits mythiques ou mythes de concept, auxquels la Franc-Maçonnerie fait appel permettent à l’initié de ne pas enfermer son esprit dans le seul cadre du raisonnement logique et rationnel.

C’est bien la réalité psychologique du muthos qui va nourrir le travail des adeptes de l’Art Royal, au- delà de la réalité historique ou scientifique que décrit le logos.

Ce sont bien les mythes qui, par la médiation des symboles qui les figurent, vont ouvrir pour le Franc-Maçon les vastes espaces de la Pensée libre.

Ce sont les mythes qui, en s’affranchissant du carcan des images et des mots, permettent à l’initié de s’approcher de l’idée, et derrière l’idée d’avoir l’intuition du sens qu’elle recèle, et par là de percevoir la présence du principe créateur en lui-même et dans le monde qui l’entoure.

Peut-être pouvons-nous évoquer ici la doctrine de Maître Eckhart, lorsqu’il explique que l’âme se rattache à l’essence divine par son point le plus intime, où est situé son archétype éternel, le point central de son âme, le siège de la « lumière » ou de «l’étincelle » en lui.

Enfin, on peut faire avec notre frère Michel Warnery, dans un numéro de la revue du Groupe de Recherche Alpina, le constat que les rites imitent des modèles mythiques, exemplaires. Ils répètent symboliquement les actes de la création et, de ce fait, ils recréent. Ils réactualisent un moment mythique. Part le rituel, ils racontent les aventures des héros mythiques et réitèrent leurs actes.

Ainsi, ce sont les mythes qui, au travers du cadre symbolique proposé par le Rite et du vécu partagé que règlent nos Rituels, nous permet de vivre lors de nos Tenues une expérience authentiquement religieuse au sens de « religare », de nous relier non seulement entre nous, mais aussi de nous relier aux forces créatrices que le Rite Ecossais Ancien et Accepté désigne sous le nom de Grand Architecte de l’Univers.

Au terme de ce questionnement sur la nécessité des mythes dans l’ascèse initiatique du Franc-Maçon, que peut-on retenir qui puisse servir d’introduction aux travaux que la Loge de Recherche Jean Scot Erigène se propose de conduire cette année ?

La quête du sens, sens de la vie, sens de sa vie, est au cœur de la démarche de l’homme en ce qu’elle a de spirituel. Cette quête, cette recherche de la sagesse, cette tension vers la sagesse et la Connaissance qu’est la philosophie n’est pas autre chose qu’une tentative de compréhension du rapport entre l’intelligible et le sensible.

Il est classique d’opposer deux grandes voies de pensée suivies par l’homme pour répondre à cette interrogation, l’une fondée sur la pratique du mythe, l’autre fondée sur la pratique de la rationalité.

Mais à y regarder de plus près, il semble que les mythes permettent d’établir un pont, un lien, entre l’intelligible et le sensible. Au-delà du contenu narratif plus ou moins structuré du mythe, il est surtout porteur d’un contenu symbolique et vecteur d’une composante rituélique.

Par le truchement du symbole et du rituel qui le met en œuvre, le mythe suggère un lien entre le visible et l’invisible, un lien qui permet ainsi de structurer le réel, de lui donner du sens, de l’organiser. Ordo ab Chao.

On comprend alors pourquoi les mythes sont nécessaires à la Franc-Maçonnerie.

Faisons d’abord le constat que nos mythes sont empruntés à toutes les traditions dont notre société est issue, héritage babylonien, égyptien, grec, héritage biblique vétéro et néotestamentaire, mais aussi tradition chevaleresque, pour ne citer que celle-là, sans oublier les autres, l’alchimie par exemple, ni les influences plus lointaines, telle que l’influence du soufisme ou des sagesses asiatiques. On peut même parler du mythe ou des mythes des origines de la Franc-Maçonnerie…

Chaque Rite fait appel à un mythe spécifique. Si le REAA est largement construit autour du mythe d’Hiram, le Mythe constitutif du Rite de Memphis-Misraïm est celui d’Osiris. Mais dans les deux cas, le message fondamental porté par le mythe est le même, celui de la mort et de la résurrection.

En fait, quelle qu’en soit l’origine, ces mythes fondateurs se retrouvent quasi-identiques dans toutes les cultures, à toutes les époques. Comme l’écrivait Mircea Eliade, « On a pu enregistrer les variantes d’un mythe ou d’un thème folklorique, mais on n’a pas enregistré l’invention d’un nouveau mythe. Il s’agit toujours des modifications plus ou moins sensibles d’un texte préexistant ».

Surtout, la Franc-Maçonnerie, comme toute autre société initiatique, construit son modèle éducatif progressif autour d’un mythe fédérateur qui n’est pas un récit mythique mais un concept : celui de l’homme accompli, réalisé, à la fois matière et esprit, sublimé par l’expérience initiée par une mort symbolique suivie d’une résurrection.

Chaque étape de la progression que propose le Rite est portée par une légende, un récit mythique, dont la séquence offre un condensé des sentiments humains, qu’il s’agisse de nos possibles vertus ou de nos redoutables faiblesses.

Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval en donne un exemple particulièrement riche, et son récit du meurtre de l’Architecte nous donne à explorer en nous ces sentiments puissants que sont notamment l’orgueil, la jalousie, l’ambition déréglée, mais aussi l’amour, la fidélité à son devoir et à ses engagements.

En nous donnant à explorer en nous ces facettes de notre personnalité, le mythe nous donne l’opportunité de nous remettre en question, de dominer nos passions plutôt que nous nous laisser conduire par elle, d’agir en êtres conscients, à même de dominer leur nature.

Les mythes que notre parcours initiatique nous offre à découvrir ont pour objectif de nous libérer de nos peurs irraisonnées et absurdes, de nous rapprocher ainsi de l’harmonie du cosmos et par là, de nous permettre de parvenir à la Connaissance et à la sagesse. Par leur universalité, les mythes transcendent les particularismes clivants. Ils concourent ainsi à permettre à la Franc-maçonnerie de rassembler ce qui est épars et d’être authentiquement Centre d’Union.

Je terminerai par un dernier constat, peut-être le plus important dans ses implications pour l’avenir de notre Ordre : quoique fortement ancrée dans la tradition, organisée autour de rituels qui peuvent sembler obsolètes et surannés, la Franc-Maçonnerie s’inscrit indiscutablement dans le progrès et la modernité dès lors qu’elle offre à des hommes d’aujourd’hui le moyen de travailler à de meilleurs lendemains.

Or il est clair que les outils de la rationalité et de la science à eux seuls se révèlent impuissants à construire cette humanité meilleure et plus éclairée. Comme l’écrivent Baudoin Decharneux et Luc Nefontaine : « La raison, sans doute le mythe fondateur de la pensée occidentale et de notre modernité, connaît aujourd'hui une crise sans précédent. L'affirmation des progrès libérateurs de la science ou la proclamation de lendemains chantants laissent place à un désarroi auquel on associe volontiers la notion de désenchantement ».

Il faut donc compléter ce qu’apporte le progrès des sciences et des techniques, remettre l’humain et sa dimension spirituelle autant que matérielle au centre de nos préoccupations et de nos efforts, en un mot, ré-enchanter le monde.

C’est ce à quoi travaillent les Francs-Maçons, grâce à l’impulsion et au support que leur apportent les mythes.

Indispensable, fondamentale, la présence des mythes est permanente dans la vie du Franc-Maçon, de la cérémonie d’initiation à chacun des temps importants de nos tenues, quel qu’en soit le degré. Ce sont eux qui, dans le temps et l’espace sacré de nos Temples, nous permettent d’élever nos cœurs en fraternité et de tourner nos regards vers la Lumière.

J\-J\ Z\


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