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Le mythe et la méthode maçonnique

C'est en apprenti, que le rôle du mythe dans ma vie maçonnique est devenu une question.

Je me suis trouvé sur le passage du grand maître et de ses officiers, avant une tenue de Grande Loge. La lumière, le silence, le décor gothique troubadour, la déambulation calme, m'a fait percevoir comme en un éclair, la même déambulation dans une commanderie templière.

Au cours de cet épisode, j'ai pressenti l'importance qui s'attachait au moment que je vivais via une coagulation d'images, de lieux visités, d'histoires et de légendes disparates, lues ou transmises par bribes. Le tout faisait brèche dans mon esprit.

Cet imaginaire dégagé de toute réalité, de toute démarche logique, puisque l'ordre du Temple est un ordre religieux et que notre démarche est a-religieuse, me guidait vers une attitude réceptive, à une lecture de l'instant, à une sensibilité augmentée au rite que j'allai vivre.

Au point de départ, et de manière générale, le mythe nous fait connaître que quelque chose s'est réellement passé, qu'un événement a eu lieu dans le sens le plus fort du terme, par exemple l'homme est devenu capable d'intelligence, dans le temps fabuleux des commencements, en un temps primordial, et le mythe de Prométhée nous raconte comment.

Dans un mythe, le comment tient la place du pourquoi. Le mythe n'a pas la vérité pour condition. Le mythe ne se conclue pas par une morale à recevoir, il reste ouvert à toutes les interprétations.

Que raconte les mythes : l'origine du monde, dans la cosmogonie d'Hésiode ou dans le Timée de Platon, l'origine de l'homme, son statut dans la nature, dans la Genèse, mais aussi de tout ce qui concerne son identité, le passé, le futur, le possible, l'impossible : Moïse sur le Sinaï, pour aboutir à un système complexe d'affirmations cohérentes sur la réalité ultime des choses.

Ce système d'affirmations dédouble ce qui arrive dans notre monde réel et dans notre monde imaginaire pour les lier et les projeter, ensembles, dans un monde où est aboli la complexité des actes humains, en leur donnant la simplicité des essences.

Car le monde du mythe est sans contradictions, parce que sans profondeur, c'est un monde étalé dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l'air de se signifier, toutes seules.

Le sens humain s'en retire et le réel est comme gommé. Il ne s'agit pas de nier les choses, la fonction du mythe est au contraire d'en parler ; simplement, le mythe les purifie, les innocente, Ulysse descend au royaume des morts, les fonde en nature et en éternité : Ezéchiel est emporté au ciel, il leur donne une clarté qui n'est pas celle de l'explication mais celle du constat, de l'allant de soi, dans un temps sans références chronologiques, in illo tempore selon l'incantation constante de Mircéa Eliade.

Par là même, le mythe se présente comme la préfiguration dans le monde spirituel de ce qui arrive dans l'histoire matérielle des hommes, la mythologie, propose une image totale du monde, le double de l'histoire constatable, mais un double qui est censé préexister à ce qu'il donne l'impression de refléter.

Ce dédoublement m'a guidé vers deux réflexions : La première, à propos de l'homme traditionnel, pour lequel le double mythique, selon Mircéa Eliade, fonderait la perception du réel. Dans son comportement conscient, en effet, il n'envisagerait pas d'actes qui n'aient été posés, d'abord, par un autre. Cet autre c'est un non-humain : un être du monde de l'esprit, un dieu, un héros ou un surhomme, ou un ancien. Les actes de cet homme traditionnel n'obtiendraient alors du sens, et finalement de réalité que dans la mesure où ils reprendraient des actions dites primordiales parce que posées préalablement par cet autre, dans une sorte d'actualisation.

La seconde, porte sur l'Idée platonicienne, selon laquelle seul est, et n'acquiert une réalité d'existence que ce qui relève d'un archétype ; autre dédoublement.

Le rapprochement de ces deux visions, m'a éclairé sur la formation du mythe. Il serait moins une création comme pourrait l'être un conte ou une fable, qu'une réponse à la quête de sens des actes humains par un mécanisme spirituel d'actualisation ou de réminiscence.

Ainsi, le mythe apparaît comme une des première manifestation de l'intelligence humaine. En levant les yeux vers les étoiles, l'homme cherche dans le ciel et depuis des temps immémoriaux le dieu ou le daïmon qu'il a dans le cœur et qu'il souhaite croiser sur son chemin. Grâce au mythe l'Homme ne cesse de faire revivre son humanité sous les traits de quelques dieux ou héros pour en tirer des enseignements ou des leçons et finalement, apprendre à vivre.

Historiquement faux, le mythe devient humainement vrai et permet d'exprimer des points de vue métaphysiques, sans les imposer à travers un langage abstrait. Dit autrement par Jean Cocteau, le mythe c'est le faux qui devient vrai, alors que l'histoire c'est le vrai qui devient faux.

Le mythe séduit immédiatement et cette séduction n'est pas sans risques, car le mythe peut produire de l'opinion, avec les errements qui peuvent aller jusqu'au génocide. L'usage des mythes appelle donc une méthode pour reprendre pied après nos possibles égarements.

La Franc-Maçonnerie propose cette méthode. Elle permet d'écouter et d'ordonner les multiples expressions mythiques qui s'offrent, qu'elles viennent de l'antiquité grecque, indienne, chinoise ou chrétienne.

Grâce à la méthode qui lui est proposée tout au long de son cheminement, le Franc-Maçon peut librement s'imprégner de tous les mythes, les comparer, les faire dialoguer pour construire avec sa liberté, à travers nos rites, ce temple intérieur qui est notre finalité et qui participe d'un de nos mythes fondateurs, les plus puissants.

Le mythe comme outil de travail, permet de soulever le voile qui dissimule le sens à décrypter dans nos existences parfois encapuchonnées par les apparences et le conditionnement.

Mythe vient du grec muthos, dont la racine mu, présente dans le latin mutus, suggère la bouche fermée et par suite le silence : par exemple le mutus liber, le livre muet. On retrouve la racine mu dans Muein verbe qui signifie : fermer la bouche, mais également les yeux. L'un des dérivés de ce verbe, mueo signifie initier aux mystères, instruire sans paroles.

On comprend donc, que par le recours au mythe, ce qu'on dit est autre chose que ce qu'on veut faire entendre. Grâce au mythe, on garde le silence tout en parlant. Le silence, est ce qui unit les initiés entre eux.

Les mythes dont disposent les Francs-Maçons travaillant au REAA, proviennent de plusieurs sources : la Bible, des récits légendaires et para bibliques, des textes dits fondateurs, dont les origines sont essentiellement les Old Charges inspirés de légendes ou d'histoires confondues dans un temps immémorial. D'autres mythes nous interpellent : le mythe de Prométhée, et chez Platon, les mythes de la Caverne, de l'Atlantide, par exemple.

Parmi nos sources les plus constantes on retiendra le mythe de la nouvelle naissance au premier degré, le mythe de la construction du temple de Salomon,, le mythe cosmogonique, le mythe du déluge, le mythe d'Hermès qui comporte de nombreux accès dés le premier degré, et d'autres encore dans d'autres degrés.

Le mythe de la nouvelle naissance, est central pour notre démarche, et il nous mobilise dés les premières minutes de notre vie maçonnique. Grâce au rite nous sommes porté à vivre intensément une mort initiatique, pour envisager la mort non comme un arrêt mais comme une ouverture. Le sens proposé est celui d'un dépassement à opérer vers une autre dimension, dans laquelle le temps n'est pas linéaire et la réalité a-temporelle. En vivant ce mythe, nous découvrons l'importance du passage, figure omniprésente, du renouveau, et nous intégrons la famille de ceux qui vivent ou tentent de vivre, cette réalité.

Lorsque nous ouvrons le Volume de la Loi Sacrée, au prologue de l’Évangile de Jean, nous vivons un autre mythe, celui de la création. Nous sommes alors, parties prenantes du dévoilement d'un mystère, celui de l'irruption du temps primordial, le temps de la naissance du monde. Ce temps fait brèche dans notre espace géométrique il en devient bien éclairé alors qu'une autre temporalité s'ouvre.

Car, au moment où le Frère Expert ouvre le Volume de la Loi Sacrée, nous sortons, du temps compté ; une phrase du prologue nous guide en ce sens : « celui qui me suit était avant moi ». Dédoublement, retournement. Notre atelier émerge alors du chaos primordial et devient totalité du cosmos. Le cosmos transforme notre espace et ainsi le sacralise car nous y vivons le commencement des temps.

Le vécu intense de notre rite comme une lecture à voix basse ou silencieuse de ce texte essentiel, dans tous les sens du mot, nous rend bien contemporain de ce moment initial, unique.

Tous autant que nous sommes, dans ce moment de régénération, Chronos, l'un des êtres de ce chaos dont nous sommes sortis, « ne peut plus nous dévorer, notre mort est derrière nous et notre enfance devant nous », (Paul Ricœur), notre enfance, c'est celle du monde nouveau qui vient de naître sous nos yeux et qui nous enveloppe.

A la suite de ces évocations brèves, je me suis donné comme objectif d'éclairer la question du fonctionnement du mythe.

La cosmogonie de Jean, comme d'autres, celle de la Genèse, celle d'Hésiode, ou celle du Timée. est construite autour d'un schéma qui regroupe des archétypes par exemple, la lumière, pour nourrir une structure de récit et permettre le déroulement d'une chaîne d'images comprenant des moments temporels, des personnages (« Vint un homme qui s'appelait Jean »), des évènements, selon une logique interne qui l'apparente à une histoire (« les hommes ne l'ont pas reçu »).

« Au lieu de répondre à la question abstraite qui parcourt la dynamique de la connaissance philosophique : qu'est-ce-que l'être, le courage, la beauté, l'âme ? Le mythe répond à la question : qui est ce qui ? » (Henri Corbin). Dans la cosmogonie qui ouvre notre sortie du Chaos, la réponse est : le Verbe. Tout est dit.

Autour du schéma central sont assemblés des catalyseurs, des activateurs de sens (« il vint pour rendre témoignage à la lumière ») qui demeurent invariants par delà les changements et les vicissitudes culturelles de notre civilisation et qui sollicitent la capacité d'imagination de l'auditeur (« La lumière brille dans les ténèbres »).

C'est à Henri Bergson que revient le mérite d'avoir établi de manière explicite, le rôle biologique de l'imagination avec ce qu'il dénomme le fonction fabulatrice, mobilisée à travers le mythe.

Selon lui, le recours à la représentation imaginaire est une réaction contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence, qui, utilisée seule, et pour elle-même, conduit inévitablement à la conscience de la décrépitude et de la mort. Il s'agit ici, de susciter au sein de l'intelligence même, des images qui tiennent en échec ou qui empêchent l'actualisation du découragement lié aux représentations déprimantes.

L'imagination devient une des formes de l'audace humaine (Gaston Bachelard), dont témoigne également le philosophe Alain quand il écrit : « C'est un trait remarquable de la mythologie grecque, que les dieux se déguisent et parcourent la terre sous l'apparence de mendiants. On n'a jamais mieux exprimé que la valeur suprême pour l'homme c'est l'homme ». Dignité Humaine !

Ce dieu-mendiant devient un attracteur existentiel, une sorte de prophète qui montre la voie, et éclaire notre présent en transformant notre regard. Par référence, à un Je qui nous transcende, celui du dieu dont nous parlions, nous sommes invités à un jeu mimétique, dont le fonctionnement ne relèvent pas simplement d'une convention acceptée par tous, mais qui induit des mécanismes psychiques puissants, capables de transformer un individu.

Renè Girard dans la Violence et le Sacré s'est attaché à éclairer les rouages individuels et collectifs mobilisés par le mimétisme ; pour rester dans un format acceptable, ce midi, j'ai plutôt choisi d'évoquer une anecdote courte citée par Edgar Morin.

Il relate que Roland Barthes lorsqu'il mimait son professeur de littérature médiévale, impressionnait à chaque fois son auditoire par un phénomène de quasi-possession, au moment où il faisait revivre la psychologie, les tournures d'esprit et les expressions de son maître.

Ce qui s'établit ici, c'est un lien particulier entre compréhension et mimétisme. Chaque terme renvoie à l'autre, suscite l'autre, produit l'autre. L'intensité de la projection-identification transfigure la compréhension de ce qui est dit.

Cette projection-identification s'alimente de résonances empathiques entre le psychisme et le phénomène saisi par l'intuition. L'imitant devient l'imité. L'ego alter (autrui) devient un alter ego (autre soi-même). Vivre l'altérité, c'est s'altérer pour se transformer. C'est un principe actif du mythe, c'est un principe actif de notre méthode et de notre rite.

Ainsi, le mythe par ce qu'il comporte de symbolisme a pour fonction de nous faire « assentir » l'inexprimable, en fournissant un support qui permettra à l'intuition de l'approcher.

L'intuition est mise en mouvement par l'analogie. Livrée à elle même, l'analogie erre, vagabonde, voyage, traverse sans entraves, les frontières, les espaces et le temps. Elle porte potentiellement l'erreur, le délire et la folie, mais aussi, l'invention et la poésie.

A partir du soubassement intuitif offert par le mythe, il nous revient de dépasser la pure réceptivité pour mettre en place une navette entre l'image, et son poids d'humanité, pour la relier au concret de notre vie ; la voie mimétique est alors ouverte, à travers le rite en laissant dialoguer en nous : compréhension et explication.

La compréhension, c'est la connaissance qui appréhende tout ce dont nous pouvons nous faire une représentation concrète, ou que nous pouvons saisir de manière immédiate, ce qu'illustre Kierkegaard quand il écrit « je ne comprends la vérité que lorsqu'en moi elle devient vie ».

L'explication, c'est un processus abstrait de démonstration qui expose la cause, la raison d'une chose difficile à appréhender en la situant par rapport à son origine ou son mode de production, ses composants, son utilité, sa finalité.

Nos rites et nos symboles par leur cohérence nous proposent des instruments de régulation et de contrôle qui nous permettent de rester sur le chemin, en opérant cette navette, de l'intuition vers l'explication, en passant par la compréhension qui est un aspect central de notre démarche de construction spirituelle.

Cette navette est aisément mise en œuvre, par le caractère mnémotechnique du mythe ; chacun peut le mâcher et le remâcher, pour en tirer au contact de sa vie dans le rite toute la sève, et les enseignements.

Au terme de ce travail, quelques points de synthèse.

D'abord les événements et les paysages mythiques favorisent un dédoublement des réalités pour les rendre intelligibles selon une modalité tierce, ni concrète, ni abstraite qui fait sa place au mimétisme. Le mythe est un médiateur entre le monde de la pensée conditionnée, la nature contrainte et la quête d'un monde que l'on veut inconditionné et qui serait celui du vrai, celui de la nature libre.

Ensuite, la finalité du mythe est la construction de l'homme au-delà de l'entropie, par une ré-actualisation du commencement absolu ; grâce au rite dont la temporalité coïncide avec le temps mythique du commencement, cette ré-actualisation enveloppe tout ce qu'elle touche.

Le mythe m'apparaît donc, comme l'outil privilégié de l'Homme, qui s'efforce de vaincre la mort en lui accordant une importance telle, qu'en fin de compte, elle cesse de paraître un arrêt pour devenir rite de passage : en d'autres termes pour l'homme traditionnel que nous sommes, on meurt toujours à quelque chose qui n'est pas essentiel, on meurt surtout à la vie profane.

Car, grâce au mythe, par un geste, le mime d'un archétype céleste ou la répétition délibérée d'actes posés par un dieu, un héros, un ancêtre ou un ancien, l'initié, accepté, dans l'espace où se joue cette actualisation, devient contemporain d'un passage de l'état chaotique à l'état primordial, il est créé c'est à dire ordonné, mis en ordre.

Le lieu où s'opère ce passage acquiert en conséquence le caractère d'un espace sacré et ce qui s'y déroule et s'y déroulera acquerra par la même le caractère de réalité, car cet état sacré est le seul qui autorise l'action efficace, c'est à dire celle qui est a-temporelle.

C'est dans cet espace que naît, l'interpénétration des consciences. Un être psychique d'une espèce nouvelle y est alors construit qui pense et agit de manière autonome en rassemblant dans un présent immuable les vivant et les morts. C'est notre Loge de St-Jean.

De là vient également, que la dimension mythique participe de l'acte fondateur de toute société humaine, quelques soient ses dimensions. Car, dans la représentation mythique ce qui compte, c'est moins les subtilités, les contenus abstraits, qui mobilisent l'intellect seul, que la faculté de rassemblement qu'elle est capable de dynamiser, avec la volonté d'arracher « le fil d'or du temps à l'entropie des parques ».

Au-delà des changements, des brisures, des déceptions et finalement des défaites que voudrait imposer le monde aveugle du destin inhumain, grâce à notre rite, et aux récits mythiques qui en forme la trame, pour moi, « la Lyre d'Orphée reste victorieuse de tous les Cerbères ».

J'ai dit, Vénérable Maître.

Ch\ G\

E\ V\ D\ N\


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